LE CHAGRIN D'A

Isabelle Revenu


Connaissez-vous le goût du chagrin d'A ?

C'est une saveur indéfinissable, un goût de tristesse aux larmes trop salées. Pas de cette fleur de sel qui vous laisse un parfum d'océan ensoleillé, aux écumes changeantes, abreuvées de pluie des rivages de plus loin, d'un moment de voyage impérissable, de notes d'oiseaux parleurs des continents oubliés..

Non, c'est une mélancolie cassante, incisive, lancinante de douleur. Une perte de repère innommable, honteuse. Une saveur de fer rouillé, de sang séché, de regrets infinis....

Savez-vous la couleur du chagrin d'A ?

C'est une couleur méchante, terne, compacte et brutale. Une irisation d'indécence, de non-naissance. Une couleur de fragilité, de départ. Sombre et imprécise, elle nous étreint dans ce que nous avons de plus profond. C'est un naufrage des sens, une larme éternelle aux paupières, une non-jouissance à tout jamais. Un coloris d'imprécision ... Une étoile qui se meurt ...

Avez-vous déjà touché un chagrin d'A ?

C'est une sensation blessante mais résignée après trop de combats stériles. Ce n'est pas chaud, malgré la brûlure qu'il occasionne, ni froid, mais glacial comme l'épine dorsale d'une montagne inaccessible, un pic dans la banquise, un piolet au coeur des Andes ...Un éclat de métal en nos rêves, une paroi de verre armé jusqu'aux dents de mines à fragmentation...

Et le parfum du chagrin d'A ?

Quand il vous imprègne, c'est la vie durant que vous ressentez son odeur forte d'actes manqués, de lointains frissons enroulés, de présence avortée, de pincements au corps, de caresses manquantes. Une senteur épicée, brûlante, envahissante, mélange d'intensités ratées et perdues...

Une couronne de deuil impossible à faire, une allure repliée sur elle-même, un triple saut périlleux explosé en plein vol, comme un colvert un jour brumeux dans les marais..

C'est tout cela, le chagrin d'A... Une dentelle de vilaines effluves, de teinte de mauvais sang, une soierie crissante et effilochée ...

Il manque bien évidemment le son du chagrin d'A...

Le mien est parti sans bruit,sans prévenir, comme un malpoli, un esclave affranchi, un évadé des sentiments, un perceur de coffre-fort, un papillon éternel. Doucement, doucement .......

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