Le Chat et L'Horloger

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Songe de vie, brume d'un passé figé dans un placard poussiéreux du souvenir, aux confins de la Suisse et du Jura français. Chronique d'un voyageur du Monde, libre passager sans frontières.

 

Peter Oroy

LE CHAT ET

L'HORLOGER

 

Contes et Légendes Du Pays Des Loups

 

 

 

 

Hier soir ce sont les chiens qui avaient tiré le traineau où l'on avait arrimé les « boilles »; ces gros bidons d'aluminium servant au transport du lait. Les chevaux étaient restés à la ferme.

La neige tombée d'abord en fine dentelle puis en abondantes nuées avait recouvert toutes les aspérités du terrain. La route devenue impraticable sous le souffle des bourrasques de bise se perdait dans les profondeurs sombres de la forêt. Il fallait compter sur l'assurance du pas des chiens pour mener à bien la livraison du lait à la coopérative.

            La prairie de la Combe des Cives avait disparu sous une épaisse couche de neige qui arrondissait toutes les aspérités du terrain. La ferme était coupée du monde. Le car n'était pas passé. Au loin on entendait les arbres s'entrechoquer sous le vent et craquer de froid. Le thermomètre était descendu à moins 28 cette nuit, bloquant les volets dans un carcan de glace. L'âtre ronflait en dévorant les grosses buches de sapins entreposées et séchées au galetas depuis les années passées.

 

            Le jour venant du dehors, bleuté par la neige, traversait à peine le verre irrégulier des fenêtres.

Dans la pénombre de « l'atelier » comme on dit parfois encore dans certaines régions du Jura, un homme aux cheveux clairsemés et gris était penché, courbé plutôt, au-dessus d'un haut pupitre de bois qui lui servait d'établi. Le vieil homme semblait figé comme s'il était fait de cire. Autour de lui s'étalaient une multitude de petits outils qui s'échappaient d'une boite aux flancs pyrogravés au nom d'une marque connue de bons cigares de la Havane aux effluves exotiques et épicés.

 

Un bruit soudain lui fit lever les yeux de son ouvrage. Sur l'appui de fenêtre un gros chat roux se tenait assis sur son séant et l'on voyait sans l'entendre un « miaou » répété qui découvrait ses crocs acérés et lui donnait une frimousse de félin. Dès qu'il sentit une présence dans la pièce le chat frappa la vitre de sa patte antérieure tout en lançant son appel, ou plutôt sa supplication d'ouvrir les doubles fenêtres pour lui permettre d'entrer se réchauffer. De petits diamants de neige gelée collaient à son poil mouillé.

 

L'horloger se leva et lentement se dirigea vers la fenêtre que le petit félin maintenant debout tentait d'escalader en grattant les montants de bois des petits carreaux.

Pendant que le vieil homme ouvrait les doubles battants l'impatience du chat était à son comble. Rien n'allait assez vite. Il plongeait vers la crémone et tentait de ses pattes agiles d'activer le mouvement.

Lorsqu'enfin le dernier battant s'ouvrit il s'accroupit et, prestement se glissa sur l'appui intérieur. En levant la tête il remercia d'un « miaou » sonore et sauta sur le plancher. Il alla se réchauffer vers le feu de bois qui craquait et sifflait, attisé par le vent.

Assis sur son arrière-train, d'un geste ample arrondissant son dos il lécha son poil. L'horloger revint se pencher sur son ouvrage. La douce tiédeur du poêle et le silence estompèrent peu à peu le bruit des montants de fenêtres qui s'entrechoquent, les miaulements du chat et la gifle du froid mordant qui s'était engouffré dans l'atelier.

 

            La pièce était assez petite, toute lambrissée de planches de sapin tanné par les ans. Les fenêtres en ogive, drapées de fins voilages laissaient filtrer une aurore de lumière diffuse et diaphane qui venait jouer avec les dessins du parquet ciré.

Accroché au plafond, un lustre monumental en cuivre bistre à abat-jours de parchemin à peine révélés par l'éclairage, formait une couronne lumineuse léchant les murs de bois couleur de miel d'acacia.

 

            Le vieil homme semblait avoir repris son ouvrage. Son corps ne bougeait pas. Aucun son n'émanait de lui. Et pourtant un œil avisé aurait pu voir ce furtif mouvement de la main partant d'une petite boite de métal blanc et pivotant vers le milieu de son établi. La scène ressemblait à une de ces vieilles photos sépia sortie d'un album suranné que l'on feuillette religieusement. Pourtant ses doigts bougeaient imperceptiblement en un mouvement rotatif que ferait une grue lilliputienne tenant une charge presqu'impalpable.

Cet improbable geste effectué par des mains calleuses et trop grossières tenant les brucelles avec une finesse et une légèreté insoupçonnées devenait surréaliste.

Lentement, avec assurance, posant la platine d'échappement avec précision sur le mouvement et pointant l'axe de la roue frémissante au bout du spiral arachnéen dans son logement, fixant les vis microscopiques sur la platine, il laissa une fraction de seconde au miracle pour s'accomplir.

Immédiatement après la pose, le ressort dans son mouvement de spirale redonnait vie à la montre comme un cœur qui se remet à battre.

 Le « micros », sorte d'œilleton-loupe noir en bakélite, encore vissé à l'œil donnait une expression grimaçante au visage ridé du magicien. Il tourna la couronne des aiguilles pour régler l'heure sur celle du régulateur qui, accroché au mur de bois, depuis plus de cent ans rythmait le temps avec une précision immuable. Il constata son travail, émerveillé par cette magie renouvelée. L'ancre 17 rubis, "Rolls Royce" de l'horlogerie provenant de l'autre côté de la frontière palpitait sous ses doigts de prestidigitateur.

Il posa alors ses brucelles et son œilleton dans la boîte à outils et dit laconiquement : « Voilà ! »

 

Le vieux chat au poil roux, maintenant lové sur un coin de l'établi semblait dormir sous le chaud rayon de la lampe de métal chromé. Pourtant de temps à autre il ouvrait un œil malicieux pour s'enquérir de la situation autour de lui. Il avait l'habitude de surveiller les faits et gestes de son maitre. Depuis toutes ces années à ne dormir que d'un œil il connaissait certainement aussi bien l'horlogerie que lui.

Parfois un bruit dans la maison le faisait sursauter. Il se levait alors d'un bon, le regard aux aguets, puis ne voyant aucun danger venir, il s'installait dans la position du sphinx avant de reprendre sa feinte somnolence. De temps à autre il venait en ronronnant frotter sa tête contre celle de l'homme concentré sur son ouvrage. Il se voyait alors prié de retourner à sa place après avoir reçu l'aumône d'une caresse furtive.

 

Au bruit des outils posés dans la boîte il se leva brusquement et, de son regard inquisiteur guetta les mains de son maître, puis la montre dont il entendait le cœur battre. Une oreille pivota vers l'avant. Malicieusement il allongea une patte fureteuse vers l'objet inanimé qui semblait pourtant si vivant. Le goût de l'interdit n'avait d'égal que sa curiosité. Il avançait en rampant vers la montre. Son corps bougeait imperceptiblement pendant que seul le bout de ses pattes avançait.  Sa reptation était graduelle et irréversible. Il s'approchait de l'objet de sa convoitise et au moment où il allait sauter et s'emparer de sa proie, un « Non ! » autoritaire coupa net son élan et le fit se figer sur place. « Retourne à ta place ! » lui dit gentiment le vieil homme en le caressant. Le petit fauve se leva, sembla indécis, tourna sur place tandis que sa queue flagellait l'air. Il reprit sa position au bout de l'établi, son regard ambre posé vers un tournevis qui roulait sur la table.

 

Le poêle à bois ronflait dans un coin de la pièce. Son souffle rauque s'étranglait parfois sous les bourrasques de vent s'engouffrant dans les hauteurs du tuyé où il était raccordé. Il sifflait rageusement en mordant une pomme de pin sèche et claquait en attaquant les buches de sapin sec.

 

Le tictac des horloges était permanent et quand venait l'heure, un concert de gongs, de cloches et de coucous envahissait la pièce rompant un instant le calme de la maison. Puis comme par enchantement le silence retombait. On percevait alors à nouveau le tictac rassurant des pendules, carillons, coucous et comtoises. Chacune avait son caractère et le pas plus ou moins lourd selon qu'elles étaient à balancier à large dégagement ou plutôt de course plus courte et plus nerveuse. La résonnance des caisses variait aussi selon les essences du bois. On reconnaissait la comtoise à son allure de grande dame comptant ses pas un à un. Le coucou, quant à lui, semblait courir comme un oiseau sur les feuilles mortes de la forêt. Le régulateur en haut de forme, impassible comme un notaire hochait la tête en fermant les yeux sur son passé lointain et hypnotisait par sa régularité. Il servait d'étalon à l'horloger qui calibrait ses mécanismes sur lui.

 

La vieille radio grésillait en diffusant des airs de musique classique. Son œil vert palissait parfois lorsque l'émission se faisait plus faible.

Une cigarette se consumait, esseulée au bord du cendrier en laissant choir ses derniers morceaux de cendre grise dans le réceptacle de pierre du Jura.

 

Le vent tombant du Risoux venait frapper aux carreaux comme pour demander qu'on lui ouvre et venir se réchauffer un instant auprès du poêle à bois. La neige se collait à la vitre et formait une dentelle de givre dans les coins de la fenêtre doublée par une deuxième protection de vitrage montée vers l'intérieur dans l'épaisseur de l'appui de fenêtre en bois verni.

 

L'homme se leva et, posant ses outils, disparut dans la profondeur de la maison. La comtoise égrenait huit heures. La porte s'ouvrit à nouveau et il appela le vieux chat roux qui, déjà était penché sur la boîte à trésors, une patte chercheuse triant les tournevis et pincettes à la recherche de quelque objet intéressant.

Sage mesure de protection de son travail. Il avait déjà retrouvé minet jouant avec ses fournitures de montres, renversant le benzinier à alcool et poussant de sa patte agile l'huilier heureusement fermé.

 

L'horloger était de petite taille, les traits sévères. Une couronne de cheveux blancs cernait sa tête. Il marchait d'une foulée assurée, le chat dans ses pas. Du fond de la maison s'échappaient les effluves de la soupe se propageant de la soupière fumante posée sur la table de la salle à manger. Le chat savait qu'il allait lui aussi dîner avec ses maîtres.

 

Au loin sur la route enneigée, au milieu des congères peinait un gros chasse-neige solitaire. De la tuyère placée sur le toit du véhicule s'échappaient par intermittence de nerveuses nuées de fumée noire. Au bout d'un moment le vrombissement du moteur s'estompa. On ne percevait plus que les raclements de la pelle sur la glace recouvrant la chaussée.

Plus tard, le gros chat repu ira ronronner et dormir sur la plus haute marche de l'escalier de bois menant aux chambres. Puis la quiétude reviendra, omniprésente et rassurante, reprendre sa place ici au royaume des hauts plateaux du Jura. On n'entendra plus que le souffle du vent. Des volutes de fumée blanches s'enfuiront de la cheminée et la nuit fermera le rideau de silence au pied du Mont Risoux.  

 

 

© by Peter Oroy

 

 

 

 

 

 

 

 

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