Le chef d'orchestre

Apolline Mariotte

Ce 12 décembre, le froid enserre la capitale de ses griffes, attisé par un vent du nord. Place de l’Etoile, les badauds ne s’attardent pas, emmitouflés dans leurs bonnets de laine et leurs bottes fourrées. Les poings enfoncés dans mes poches, le nez caché sous mon écharpe, je descends l’avenue Hoche au pas de course. Une couche de givre s’est déposée comme un glaçage sur les pare-brise des voitures. Au coin, dans la devanture du fleuriste, de jolies couronnes de Noël et des branches de sapin occupent les places de choix.

Arrivée au  carrefour, je tourne dans la rue du Faubourg Saint-Honoré, traverse et me réfugie dans la chaleur du hall d’entrée de la Salle Pleyel. Sur l’immense tapis rouge, des couples bavardent, des groupes d’amis se retrouvent, certains déposent leur manteau au vestiaire tandis que d’autres lisent le programme ou se réchauffent d’une coupe de champagne.

Quelques minutes plus tard, la sonnerie retentit. Nous gagnons l’arrière-scène. Depuis nos places, nous avons vue sur la salle. Les musiciens accordent leurs instruments dans un tonitruant charivari. Le chef d’orchestre traverse la scène sous les applaudissements. Comme un soufflé, les accords retombent et les conversations se taisent.

Les musiciens entament alors la Symphonie concertante en mi bémol majeur de Mozart. Le violon donne la réplique à l’alto solo qui l’interrompt puis l’imite de son timbre chaleureux. Portés par l’orchestre, les virtuoses excellent à jouer leur partition, leurs corps contorsionnés par le maniement de l’archet qui frotte sur les cordes. Le morceau s’achève sur quelques accords joués pizzicato devant des spectateurs médusés.

Les lumières se rallument pour l’entracte. Les spectateurs vont et viennent, se dégourdissent les jambes, échangent leurs impressions, embrassent un ami rencontré par hasard.

La seconde partie fait place à la Symphonie Manfred de Tchaïkovski. Les violons et les flûtes sifflent, tempérés par le hautbois et le basson, poursuivis par une légion de percussions où timbales, cymbales, tambourin, triangle et cloches portent leurs funèbres coups.

Mes yeux quittent un instant la scène pour parcourir la salle. Au premier balcon, je remarque des allées et venues, les spectateurs semblent dissipés.

Le cor anglais redouble de force, accompagné de la clarinette basse et du timbre aigu du piccolo.

D’un geste, le chef d’orchestre déclenche les foudres de la grosse caisse. La tête rentrée dans les épaules, il impose la pulsation. Le crâne lisse, il dessine les nuances. Les oreilles décollées, il commande l’amplitude. L’on entend par moments son souffle court. Vêtu de noir jusqu’au cou, l’homme me rappelle l’oncle Fétide.

Au premier balcon, un attroupement s’est formé.

Les instruments engloutissent les mesures à une vitesse vertigineuse. La harpe exhibe ses notes rondes. Fétide semble pris de convulsions tant il vit le morceau.

Cors, cornets, trompettes, trombones et tuba, sombres et coléreux cuivres sont stoppés nets par un cri. Un médecin s’il vous plaît !

Un silence mat se répand dans la salle. Le chef d’orchestre a baissé sa baguette, les archets sont suspendus. Les visages se tournent vers le même point. Des murmures s’élèvent.

Au premier balcon, un corps étendu, inerte, est évacué. Dans un claquement, la porte se referme sur lui.

apollinemariotte.wordpress.com

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