Le cirque

nyckie-alause

A la lecture du titre d'Antonio Menna, roman que je vais acheter bientôt : "l'étrange histoire de l'ours brun abattu dans les quartiers espagnols de Naples"…

Des morts, on a vu beaucoup dans ce quartier, des morts violentes. En général, après le passage de la police, qui ne reste qu'une formalité, c'est une équipe de la mairie qui passe accompagnant les croque-morts. Le fourgon mortuaire refermé, le cadavre est emporté on ne sait où. Les hommes aux combinaisons orange répandent alors à la volée de la sciure dont l'odeur résineuse se mélange à celle de cordite et de sang sucré, l'odeur du meurtre. La même que celle que l'on rencontre sur les collines quand les châtaigniers fleurissent au bord de la route en lacet. Mais dans la rue ne reste que le tas de sciure d'où dépassent comme des défilés d'insectes minuscules des lignes rouges qui se faufilent entre les pavés disjoints. La sciure, le vent s'occupera de la disperser en l'éparpillant le long des maisons et dans les encoignures. Mais pour les traces il faudra attendre la pluie. Il y a toujours quelqu'un qui vient, un peu trop tard, pour déposer un bouquet de fleurs sur les pavés. Quand les vieilles passent à côté, elles se signent en prononçant une phrase ou deux en marmonnant. 


Nous, les enfants, restons souvent dehors à la tombée de la nuit quand la ruelle ne reçoit plus que la lumière échappée des fenêtres enfin ouvertes sur la fraîcheur venue de la mer. Les plus courageux rejouent la scène telle qu'ils l'imaginent. Avec des cris de vengeance sanglante jusqu'à la septième génération à l'encontre du gang adverse. Les plus grands se couchent sur l'endroit exact et prennent la pose en poussant de grands ARGHH!!! Les galopades s'enchaînent à vive allure jusqu'à ce que les mères fassent enfin rentrer leurs rejetons dans la sécurité relative de leurs foyers.


Le meurtre de ce matin, « un marin » dit ma mère, celui de ce matin, l'assassiné, portait une vareuse de marin. Il est couché face contre terre, hirsute, de grosse mains comme des pattes, « un marin » répète-t-elle comme pour s'en convaincre. Depuis la mort tragique de mon père, elle a toujours peur de devoir reconnaître un des siens. Je pense que je suis le premier à voir le cadavre, il est encore très tôt.

Je l'ai trouvé allongé au bord de la chaussée, tout en haut de la côte qui s'apprête à redescendre droit vers la ville et le tribunal. J'avais passé en me levant mes vêtements de travail, blancs comme la farine de la boulangerie où je suis apprenti.

J'aurai pu le croire endormi, tombé là par abus d'alcool, prêt à se réveiller aux premiers rayons avec une horrible et méritée migraine, mais, comme je le frôlais, le bruit de mes semelles a changé. Un bruit de succion, quelque chose de collant-gluant. Le pantalon que maman vient de m'acheter un peu grand pour longtemps parce que dit-elle ça coûte, se teinte et la couleur remonte le long de mes jambes comme un dégoût. Voici pourquoi ce matin j'ai dû réveiller ma mère. Tout s'est emballé à partir de cette minute. 

Elle est sortie, elle a crié, les volets se sont ouverts et les interjections ont traversé l'espace entre les murs, ricochant comme des balles de fusils. Ce n'était pas la première fois, « Pas la dernière… » a rajouté ma mère. Un cercle s'est formé autour du corps. Un homme enfin a saisi l'épaule du marin pour le secouer d'une main ferme et l'a retirée aussitôt comme s'il venait de se brûler. Il a regardé ses doigts avec répugnance. J'ai eu l'impression qu'il avait été surpris par le manque de résistance quand ses ongles se sont enfoncés dans une matière trop souple. Les jambes de pantalon du cadavre laissaient apercevoir des membres épais recouvert d'une toison, animale. Une femme n'a pu s'empêcher de donner un petit coup de la pointe de son soulier et un sursaut ou un glissement du corps a surpris l'assemblée qui s'est tue. Les gens sont restés là à attendre le fourgon. Ils ne le font pas d'habitude mais aujourd'hui  leur curiosité a pris le dessus. Aucun ne pouvait dire qui était couché là, en haut de ma ruelle. Aucun ne prendrait le risque de le toucher encore une fois et encore moins ne tenterait de le retourner pour voir son visage. 

Après ce moment silencieux, une rumeur a commencé à se répandre en cercles concentriques de bouches à oreilles, à enfler jusqu'au brouhaha « C'est un ours!!! » « Un ours ? » « Comment est-ce possible? » 

La police tarde à monter. L'ours est sur toutes les lèvres. Comme pour une fête, les femmes sont allées préparer du café qu'elles distribuent aux nouveaux arrivants.

« Ce n'est pas normal…». La phrase est lâchée. 

Comme si un meurtre dans la nuit pouvait être une chose normale. Qu'en est-il de la normalité dans cette ville où les enfants comme moi deviennent orphelins. Quand les ours entrent dans la cité pour amuser les bambins ou quand il viennent à mourir dans les rues tel des marins perdus ?

« Mais qu'est-ce qu'une vie normale, maman ? »

« C'est celle de la plupart des gens ! Etre normal c'est ressembler à tous les autres… ». Je regarde autour de moi et je constate que je suis le seul garçon habillé de blanc, le seul mitron.

Puis j'ai entendu la sirène et le crissement du caoutchouc des pneus de la voiture des policiers dans la montée. Ils en sont descendus sans refermer les portières et ont entouré l'ours en une ronde, les bras tendus en protection. De grands gestes ont repoussé la foule qui à commencé à se dissoudre. Ici, c'est ce que l'on aime le moins, la venue de la police. Nous sommes des gens normaux mais certains n'ont pas l'esprit tranquille et c'est comme un virus : si l'un de nous tremble, ses voisins tremblent aussi.

Il n'est plus resté à l'arrivé du fourgon de la morgue que des femmes et des enfants. Et les employés communaux qui sont venus à pieds, avec leurs fraîches tenues oranges humides qui une heure avant étaient encore pendues à sécher au-dessus de la rue. Leurs bandes réfléchissantes qui capturent les premiers rayons provoquent comme de la gaité en coupant leur corps en deux par le milieu, articulations improbable de marionnettes prêtes à se disjoindre.

Les hommes en noir, ceux qu'on ne doit pas regarder dans les yeux sans un signe de croix, ont sorti du véhicule un brancard qu'ils ont calé à grand bruit sur les pavés. Puis, avec un soin extrême, « comme on fait son lit on se couche », un grand drap de plastique noir bordé d'une fermeture éclair en laiton est installé sur le brancard. Quand enfin, ils se sont répartis autour du corps et penchés d'un même élan pour saisir l'ours, la foule résiduelle s'est écartée prête à s'enfuir, retenant son souffle et un cri. 

On allait enfin savoir… Comme un enfant que je ne suis plus j'ai saisi la main de ma mère et elle m'a caressé les cheveux d''une main protectrice. 

Il ont retourné le corps qui nous est apparu encore plus énorme que ce que nous l'avions perçu, et nous avons vu son visage. Un amoncellement de noirceur et de poils aussi hirsutes et ébouriffés que ceux de sa nuque. Ses paupières ouvertes dévoilaient des yeux ternes et fixes, bruns et grands comme des tasses de café. Entre les poils de sa moustache je voyais luire des dents aux reflets métalliques comme dans ce film de James Bond que j'ai vu au cinéma la dernière fois que j'y suis allé avec mon père. 

Ils l'ont chargé sur la housse noire qu'ils ont refermée, ont hissé le brancard avec habitude et détachement, claqué le hayon. En ouvrant les portière, l'un d'eux a dit  « Il pèse autant qu'un ours le bougre ».

Les employés communaux, avec pareillement détachement et habitude ont répandu leur seau de sciure et se sont tapé les mains l'une contre l'autre pour en chasser les dernières poussières avant de repartir en poussant leur petit chariot avec poubelles, balais, pelle et seau de sciure pour le prochain.

De la dernière phrase les femmes n'ont entendu que le mot ours. Je suis remonté à la maison me changer et j'ai dû expliquer mon retard au patron. « C'est bien normal » m'a-t-il dit avant de m'envoyer à l'atelier. Ce soir, quand je suis remonté personne n'avait mis de fleurs alors je ne me suis pas fendu du signe de croix normal que l'on fait normalement en croisant la route où un homme normal est tombé sous les coups d'un autre homme. C'est normal.

« Maman, en remontant ce soir j'ai vu sur la place du tribunal une affiche qui annonce le passage d'un cirque. Il y aura peut-être un ours? »

  • Naples, quoi...

    · Il y a presque 8 ans ·
    Mojitoo

    thesecretgardener

    • Exactement… Le quartier des espagnols même. Et quand tu le traverses avec ton sac ou ton appareil photo, les "mama" te font signe de bien tenir la bandoulière… un quartier tranquille

      · Il y a presque 8 ans ·
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      nyckie-alause

    • J'ai le même souvenir ! Mais je me sentais mieux à Naples qu'au Petit Bard ;-)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Mojitoo

      thesecretgardener

    • On se sent toujours mieux quand les visages sont apparents …

      · Il y a presque 8 ans ·
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      nyckie-alause

    • Désolé, je ne comprends pas ! Please explain...

      · Il y a presque 8 ans ·
      Mojitoo

      thesecretgardener

    • Essaie de regarder les gens dans les yeux en traversant le Petit Bard… Moi, je ne rencontre que des regards qui s'échappent, peut-être parce que je suis une femme ?

      · Il y a presque 8 ans ·
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      nyckie-alause

    • Oui, peut être.... Ça n'aide pas. C'est pour ça que je préfère Naples aussi.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Mojitoo

      thesecretgardener

  • j'ai aimé,, beaucoup,,, merci ;)

    · Il y a presque 8 ans ·
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    Patrick Gonzalez

    • Merci à toi pour ton passage matinal. Et à tous ceux qui se lèvent tôt. Passe une belle journée (chez moi il va faire beau)

      · Il y a presque 8 ans ·
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      nyckie-alause

    • belle journée a toi aussi,,,tout est calme ici, aucun ours en vue ;)

      · Il y a presque 8 ans ·
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      Patrick Gonzalez

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