Le Colonel et la Pétroleuse
Rosanne Mathot
Ils sortirent prendre le pouvoir sous la pluie. Grande et porcelaine, elle ondulait en sandales sur le pavé bruxellois. Le Colonel scintillait de bonheur. Pour l'occasion, il avait mis toute sa vaisselle au grand air. Ça cliquetait sévère, sur le parapet de son uniforme, au rythme souple de leurs petites foulées.
En dépit des élongations et des difficultés du terrain, l'offensive se présentait sous un jour favorable. Néanmoins, le Colonel avait pleinement conscience que son expédition militaire n'aurait pu être menée dans les mêmes conditions d'efficacité, sans le secours des éléments si joliment prépositionnés sur le continent inconnu qu'il s'apprêtait à aborder.
Le Colonel regarda la femme qui se pressait délicatement contre lui. Il dut se rendre à l'évidence : le secteur civil représentait, pour lui, dans l'immédiat, le plus fort potentiel de croissance.
Pendant des mois, cette Pétroleuse avait, en effet, mené une campagne de frappes assidue, depuis les lignes ennemies de son téléphone portable.
Comme ses attaques épistolaires avaient été, selon ses propres dires, « rigoureusement précises et légales », elle avait poussé sa bonne foi jusqu'à lui communiquer, par mail, des vidéos on ne peut plus explicites desdites frappes, ainsi que leurs pleines justifications juridiques.
Devant tant d'ardeur et de professionnalisme, il avait compris que le salut était dans la capitulation. C'est donc dans une précipitation quelque peu désordonnée, qu'il avait organisé le présent rendez-vous, en terrain neutre, conformément au droit belge et international de la guerre.
Un désir abrasif lui enserrait le thorax. Il rangea son alliance dans la poche de son pantalon et remarqua, ce faisant, dans cette zone-là, une raideur inhabituellement disciplinée. Ceci le mit immédiatement en joie. Il en suffoquait presque sous son pull-over, qu'il avait pris bleu, dans le futile espoir d'échapper à la guillotine de sa mauvaise conscience.
Sur un plan purement psychologique, il fallait bien admettre que Colonel n'en menait pas large. Ses yeux mitraillaient en tous sens le port de Bruxelles. Quelqu'un les observait-il ? Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se défaire totalement de la dérangeante impression qu'il allait, dans les minutes à venir, être amené à devoir répondre, le pantalon sur les chevilles, des actes honteux qu'il s'apprêtait à commettre avec l'ennemie en jupons de mousseline.
L'espionnage systématique dont il avait été l'objet, ces dernières semaines, de la part de l'appareil sécuritaire conjugal, ne lui avait nullement échappé. La Colonelle le tenait à l'œil. Elle attendait, tapie dans un silence accusateur, le moment propice à son exécution.
Alors qu'il se débattait dans ces pensées décourageantes, la pétroleuse le regarda avec un sourire conquérant. Immédiatement, du côté des observateurs internationaux, le fatalisme, voire le découragement, atteignit un tel niveau de déconfiture, que le Colonel comprit, sans peine, que ses faibles résistances tomberaient, les unes après les autres, au feu terrible de l'offensive ennemie.
Sans plus de cérémonie, la Pétroleuse lui attrapa le cœur de sa main minuscule. Bouleversé jusqu'au tréfonds de son âme, il en oublia la Colonelle sur le champ. Celle-ci s'évanouit sans faire d'esclandre, dans les replis de son mariage torpillé.
A cet instant, il comprit que le retour à l'ordre ancien était devenu impossible. Bien sûr, il s'attendait, tôt ou tard, à une infiltration de commandos formés par la Colonelle. Bientôt, on annoncerait un renforcement de l'aide militaire aux rebelles, avec montée en gamme des armements qui allaient leur être fournis. Evidemment, l'opposition bafouée organiserait une répression féroce.
C'était sans compter l'incroyable force de frappe de la Pétroleuse. Depuis des mois, elle s'était octroyée, en stratège impitoyable, un pouvoir exclusif, presque dictatorial. Elle avait clairement décidé, dans le secret, sans enquête publique ni procédure contradictoire, d'une liste de cibles à abattre, d'une élimination programmée, minutieuse et radicale : la Colonelle en faisait partie.
Il contempla un instant son ancienne adversaire épistolaire. Il espérait maintenant, de sa part, une permission longue durée sur le terrain. La pétroleuse acquiesça en silence. Alors seulement, il se projeta dans la tranchée gondolée de son soutien-gorge, le javelot au poing. (Ce qui – en soi- était une prouesse militaire qui aurait attendri jusqu'à un général).
La mamelle désormais brandie au vent humide, la fille aux yeux kaki lui colla un baiser sur les lèvres. Il prit feu immédiatement. Les rondeurs menues de la Pétroleuse excitèrent, dans tout l'être du Colonel, des transports insensés d'admiration. Il était d'ailleurs fort occupé à lui ériger un monument. Il dut se rendre à l'évidence : le secteur civil représentait dorénavant, pour lui, le plus fort potentiel de croissance.
Au dessus de leurs têtes, un drone de combat furtif de l'US Navy X-47B, venait de mener à bien son catapultage du porte-avions George H. W. Bush en mouillage anonyme dans le Canal de Willebroek.
L'engin les inondait maintenant, d'une insolite lumière tamisée, entièrement automatisée, une première dans l'histoire de l'aéronavale.
Le moment était pure perfection. Avec une gratitude teintée de béatitude, dans un Français teinté d'Auvergnat, le Colonel prit alors langue avec l'ennemie, devenue camarade de tranchées. C'était la toute première fois que leurs bouches se touchaient. Il parvint à articuler un fébrile “ACHHHH” extatique. Ce qui voulait tout dire. Et pas grand-chose.
Clap ! Clap Clap ! J'adore ! C'est un excellent texte !
· Il y a plus de 9 ans ·anton-ar-kamm
C"est un excellent commentaire. Merci !
· Il y a plus de 9 ans ·Rosanne Mathot