Le colonel Gridi

pecheur

Colonel en retraite, Pierre-Antoine Gridi a une vie monotone et rythmée comme les chansons de ce chanteur à succès ( dont le nom m'échappe … ah ! perfide mémoire ) qui chante toujours la même. Le lundi soir il joue au bridge, le mardi après-midi rend visite à sa maîtresse, je jeudi matin préside les réunions de l'association « Miel et pollen » et le dimanche déjeune avec ses deux filles.
 
Bon vivant, il vient d'être opéré d'un triple pontage. Depuis les prophéties de son médecin traitant ( vous au moins, vous vous préparez à un enterrement de première catégorie ! ) il suit un régime strict et s'astreint à quarante-cinq minutes de marche quotidienne, à une allure soutenue.
 
C'est donc d'un pas décidé qu'il se rend, ce jeudi matin, chez son coiffeur de la rue Comte Baciocchi. Le colonel Gridi aime les animaux, surtout les chiens et la gent canine, qui n'est pas avare d'affection, le lui rend bien. Passées les dernières villas, il entame la montée d'Aspretto et s'arrête un instant pour reprendre son souffle. En jetant machinalement un coup d'œil au golfe, il constate qu'un chien galeux le suit. Sale, étique, borgne, la queue cassée, il erre dans le quartier depuis toujours.
 
Pierre-Antoine Gridi longe maintenant le cours Prince Impérial qui d'impérial n'a que le nom. Aux terrasses des cafés de jolies filles aux regards assassins lorgnent les tenues et les bijoux des passantes pendant que des mafieux aux sourires ambigus tuent le temps qui passe. Chaussé des mocassins crème qu'Emla, sa fille préférée, lui a offerts le jour de ses 68 ans, le colonel Gridi évite soigneusement les crottes qui jonchent le trottoir.
 
C'est un romantique et quand il marche il aime se réciter à lui même des vers de Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alphonse de Lamartine : «  Salut bois couronnés d'un reste de verdure, .. . » murmure-t-il en fixant ses chaussures.
-        j'aurais honte de m'afficher avec un chien pareil, siffle entre ses dents pointues une femme rousse aux fausses frisettes et à la poitrine siliconée.
 
Pierre-Antoine oublie momentanément Lamartine et se retourne, vexé de voir le chien pouilleux toujours collé à ses basques.
-        - va-t'en, va-t'en donc ! lui dit-il de sa voix rompue au commandement.
Mais le maudit chien, sourd ou très effronté, s'obstine à suivre le digne colonel.
 
Arrivé à l'embranchement de la Madonuccia, monsieur Gridi donne un euro au clochard patenté ( j'emploie à dessein le mot clochard et non SDF, tout comme je parlerais de gitans et non de gens du voyage. Ces périphrases ridiculement hypocrites m'exaspèrent, car un clochard et un SDF c'est du pareil au même et nul n'a réussi à me persuader du contraire ) Un superbe chien noir au poil luisant et à la musculature puissante dort à ses côtés.
 
Passée la place Abbattucci et ses odeurs de charcuterie mêlées aux effluves de fromage de chèvre, le colonel Gridi bifurque à droite et s'engage dans la rue Comte Baciocchi.
-        Les chiens ne sont pas acceptés, lui dit sur un ton de reproche le jeune apprenti coiffeur, lorsqu'il entre dans le salon de coiffure.
-        Mais ce n'est pas mon chien, répond le colonel, ulcéré, en chassant d'un geste impérieux le sinistre canidé.
 
Deux jours plus tard le colonel Gridi, tout appliqué à tailler son cerisier dépourvu de cerises, entend une déflagration suivie d'un hurlement, puis silence.
 
Lorsqu'il a découvert le corps ensanglanté et déjà froid du chien galeux, celui-là même qui le suivait l'avant veille, Pierre-Antoine l'a pris dans ses bras, l'a emmené chez lui et l'a enterré dans  son jardin. Par –dessus la tombe improvisée, il a planté un rosier Pomponnette blanc, qu'il arrose tous les deux jours. Si d'aventure madame Gridi oublie d'en ôter les feuilles et les bourgeons morts, il ne manque pas de la gronder comme le méritent toutes les femmes-enfants, un peu étourdies et toujours happées par quelque nouveauté.
  • Emouvant ! comme il doit regretter ce colonel, de n'avoir pas adopté ce chien. Soigné, bien nourri, il aurait retrouvé toute sa splendeur d'antan, et surtout retrouvé sa joie de vivre ! Au moins aura t-il eu un bel enterrement...

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

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