Le corbeau

nuances

Récit d'une métamorphose ?

6h30. Un grommellement étouffé s'échappe de la couette, alors qu'une main aveugle cherche à éteindre le réveil. Sacha se lève avec difficulté. Encore lourd de sommeil, il se traîne vers la pièce voisine. Il pénètre machinalement dans la douche avant de réveiller sa volonté à grands coups de jets d'eau froide. Le drap rêche qui lui sert de serviette lui arrache un sourire. Le premier depuis longtemps. Un petit déjeuner frugal avalé, son uniforme de commissaire passé, de retours dans la chambre, Sacha tire la couette jusqu'à l'oreiller pour ramener un semblant d'ordre sur ce lit double. Le second oreiller s'est exilé aux pieds de la table de chevet. Il l'aperçoit du coin de l'oeil, ne prend pas la peine de le remettre sur le lit.

Ça fait maintenant trois semaine que sa femme a quitté les lieux. Il lève les yeux aux ciel, comme pour oublier les coûts de la procédure de divorce entamée quelques jours plus tôt. Ne rien laisser paraître. Il s'avance vers son miroir, vérifie l'absence de plis sur sa chemise. Il n'avait jamais repassé du temps où Anne vivait avec lui. Près de 10 ans de vie commune sans passer le cap des 3 ans de mariage, quelle connerie. Il ne lui en veut pas. Il savait qu'elle avait rencontré un autre homme. Il pensait qu'il ne représentait qu'une passade. D'ailleurs, elle n'est même pas allée vivre chez lui quand elle l'a quitté. Il le sait car il a eu la faiblesse de demander à l'un de ses hommes de la suivre.

Il ne voit dans son reflet aucune crispation colérique, aucune lueur de vengeance briller dans ses yeux, il est toujours cet homme aux larges épaules qu'elle a aimé, grand brun aux yeux noirs, avec la même mèche rebelle. Il ne s'est jamais senti mal dans sa peau, a toujours eu du succès, et encore alors, il se trouve beau. Le sentiment de gâchis qu'il éprouve se traduit physiquement. La tristesse recouvre ses traits virils d'une certaine douceur. Il pense à changer de coupe, en finir enfin avec ce look étudiant conservé par affection pour Anne. Il détache ses yeux de son reflet pour consulter sa montre. Il est en retard. La douceur momentanément installée sur son visage s'efface et ses traits saillants se révèlent sous un masque de préoccupation. Il récupère son arme de service dans le double fond du tiroir de son bureau. Le personnage social est prêt.

Au début, il a pensé à se laisser aller, à user de sa position pour inculper l'amant de sa femme. Il savait que c'était un pur fantasme, qu'il ne l'envisageait pas vraiment. Alors il a redoublé d'ardeur au travail, pour penser à autre chose qu'au vide qui s'immisçait dans sa vie. L'impact s'en est ressenti au commissariat. Le rythme des arrestations et résolutions d'affaires s'est accélérée. La popularité du commissaire s'est accrue auprès de ses collègues.

Un dernier tour de clefs et il quitte son appartement. Le manteau sous le bras, dans l'ascenseur, il se coiffe d'une casquette. Elle aplatie sa mèche sur son front. Un peu grande pour lui, elle descend sur ses yeux ne semblant retenue que par son nez, qu'elle vient prolonger. Dans l'ombre, on ne distingue guère la frontière entre la matière organique, le cartilage, la peau, et celle, inerte et solide de l'apex du couvre-chef. Arrivant au rez de chaussée, pour lutter contre le froid mordant de ce mois de février, il passe par dessus son costume, un long manteau, obscur et pelucheux. Il déboule dans la rue, en repoussant du bras droit la porte de l'immeuble et étirant le gauche pour faire apparaître sa montre et constater encore son retard, déployant comme une paire d'ailes noires ses larges manches. Il pense aux dossiers qui s'amoncellent sur son bureau. C'est un oiseau de mauvais augure qui remonte la rue jusqu'au poste.

  • Attachant, le commissaire! Heureusement qu'on peut, parfois, "sublimer" ses problèmes personnels en mettant plus d'ardeur au travail... Pour le personnage social, il m'a fallu arriver à la retraite pour m'en débarrasser, sans problème, youpi! (Je n'étais pas flic!).

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Merci pour tes lectures, notes et commentaire ! Le retraité n'est-il pas une autre forme de personnage social ? (pas sure qu'on puisse s'en débarrasser un jour, à moins de se dé-sociabiliser)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Cadre

      nuances

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