Le corbeau

Hervé Lénervé

Sortez les mouchoirs, vous allez en avoir besoin dans les chaumières.

J'avais un pote qui avait un chien et j'avais pour habitude de promener le dit chien, car mon pote se promenait tout seul comme un grand. Le chien s'appelait Zébulon, mais ne répondait à aucun sobriquet, pour la seule et unique raison qu'il n'en faisait qu'à sa tête butée de cabot têtu. Bref, je promenais le chien de mon pote tous les matins, car je ne travaillais pas pour cause de ne pas aimer cela. Ce chien de pure race, un bouledogue français était aussi très moche, du moins, selon les critères, que moi, humain, si, si, j'avais sur l'esthétique de la gente canine, sol, sol, mais là n'est pas l'histoire et de son apparence on s'en fout un peu, voire carrément à la puissance 4. Le fait est, que quand on promène un chien, vous ne le savez peut-être pas si vous n'avez aucun chien à promener, le fait est, disais-je, que tout le monde ou presque, ne soyons pas extrémistes, non plus se croit avoir le droit de vous parler, de vous déranger dans vos rêveries songeuses, sous le prétexte qu'une bestiole est au bout de votre laisse. Donc, dans ce parc domestique à l'état redevenu presque sauvage par manque de jardiniers, je connaissais de tête tous les habitués qui connaissaient également la mienne, de tête d'abruti. Comme j'étais jeune et désœuvré par choix de vie, je côtoyais moult vieux et vieilles désœuvrés par obligation d'âge. Les bavardages sur le temps qu'il faisait, qu'il allait faire, qu'il aurait dû faire, me saoulait, mais j'essayais de rester courtois et respectueux des ancêtres radotant les mêmes litanies à longueur de pluie ou de soleil. Dans ces promenades matinales, je croisais un jour, une jeune femme encore jeune-fille se promenant également, on ne pouvait guère faire que cela en ce lieu. Elle marchait légère, comme seule la jeunesse sait encore le faire, elle n'était pas belle, mais jolie, belle c'est prétentieux et lourd, jolie, c'est sympathique et léger, mais peu importe ce qui attira davantage mon attention, sur le coup du moins, était le fait qu'un corbeau la suivait soit en volant de branche en branche, soit en sautillant derrière elle. J'en déduisis qu'il devait être apprivoisé, s'il est possible d'apprivoiser un corbeau, maintenant je promenais bien une gargouille apprivoisée, alors ? Le fait était, que j'aurais aimé la questionner à ce sujet. Pourtant, je ne le faisais pas, je me contentais de les regarder passer, l'un volant, l'autre sautillant. On m'avait tant gonflé à me poser des questions sur la drôle de dégaine du chien de mon pote que je ne voulais pas l'importuner avec ma curiosité sur la drôle d'habitude de son corbeau. De nombreux passants moins scrupuleux que moi, ou moins timides, ne se gênaient pas pour lui poser la question sur cet étrange comportement. La fille ne semblait nullement irrité par ces inquisiteurs, elle répondait joyeuse aux questions et souvent des rires fusaient de leur échanges. Je me souviens encore du son cristallin de son rire spontané. Combien de fois la vis-je passer ainsi avant d'en tomber amoureux ? Je ne saurais sincèrement le dire, l'essentiel étant que je pris l'habitude de la chercher dans toutes mes errances, la voir déambuler lestement était devenu la quête obsessionnelle de mes pérégrinations.

Et un jour, il faut bien avancer l'histoire, vous m'en voudriez si je vous disais ne jamais l'avoir abordée. Je l'abordai donc, pour vous faire plaisir, par un sourire, un bonjour joyeux et chantant, c'est comme cela que l'on aborde aujourd'hui, avant c'était à coups de sabres et de pistolet à silex en hurlant « Branle-bas de combat », maintenant c'est plus soft, mais l'intention est la même, conquérir. Elle me renvoya d'un revers mon bonjour et d'une reprise de volée mon sourire en le magnifiant tant que le mien en comparaison, ne fut plus qu'une vulgaire grimace. Ah ! Le charme ! Tout un programme, tour de magie des fées avec ou sans baguette.

Elle me parla comme si j'étais une vieille connaissance qu'elle était heureuse de retrouver, là, par hasard, une familiarité naturelle et spontanée qui réchauffait les cœurs, le mien en l'occurrence en fut calciné.

-         Je t'ai déjà vu, passé mon passant avec ton drôle de chien.

-         Moi aussi, je t'admirais de loin avec ton drôle d'oiseau.

-         Il s'appelle Anima.

-         Etrange nom pour un corbeau.

-         Ce n'est pas un corbeau, c'est mon âme.

-         Ah ? Je t'aurais vu davantage avec une colombe pour âme.

-         Bé, non ! Tu vois, les apparences sont trompeuses.

-         Moi, ce n'est pas mon âme, c'est le chien d'un pote, il est moche, hein ?

-         Je ne sais pas, je suis incapable de voir le laid, je ne vois que du beau, j'ai toujours été comme cela.

-         J'aimerais bien que tu m'enseignes ça, moi, j'ai du mal à apprécier.

-         T'inquiète, je t'apprendrai mon  randonneur sceptique.

Voilà, première rencontre réussi, je ramenais le clebs à l'écurie en jubilant mon cœur chantant en arythmie. Il y en eut deux autres, puis la quatrième vint et on y vient.

-         Bonjour ma colombe !

-         Ne dit pas ça, Anima n'aime pas les oies blanches.

On s'embrassa, car on s'embrassait sur les joues à présent, Puis nous marchâmes côte à côte en dévissant légèrement sur des sujets légers. Par instant, selon les accidents du terrain, selon nos maladresses volontaires, nos bras se coudoyaient, nos flans se côtoyaient, nos cœurs se frôlaient. Elle émettait un petit « oups ! » accordé en Mi, je souriais simplement, mais ni l'un, ni l'autre ne nous écartions davantage. J'étais aux anges avec mon ange.

Zébulon à son habitude sentait toutes les merdes et pisses d'autres chiens, le corbeau à son habitude voletait devant ou derrière nous, se posait sur une basse branche ou au sol. On ne saura jamais ce qu'il peut se passer dans la tête des bestioles, c'est un mystère bien plus grand que celui de la vie. Le cabot qui n'était pas agressif pour deux ronds, profita d'une distraction du corbeau pour lui sauter dessus, enfourné sa tête dans sa gueule et le décapiter en un coup de mâchoire. Je vis la scène sans comprendre, sans bouger, je vis la scène sans la vivre. La seule chose que je vis, fut la décomposition de mon amie, interdite comme moi, elle se vida de son sang, elle était exsangue, plus blême que le saint suaire lavé et repassé dans un pressing chinois. Elle prit le corps de son âme entre ses mains, Zébulon avait déjà gobé la tête, alouette, et elle pleura tout simplement.

Je ne la revis jamais dans le parc, je ne connaissais d'elle ni son adresse, ni son téléphone, je ne devais jamais la revoir de ma vie. Je l'ai cherchée, bien longtemps dans le parc et ailleurs aussi, en me promenant seul, car plus jamais je ne devais re-promener le chien de mon pote qui avait dévoré l'âme de mon Amour.

Moralité : Ne rendez jamais service à quiconque, un service rendu, n'est jamais rendu. Un service de rendu et c'est un Amour de perdu.

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