Le corps jaloux

Corinne Bouillet

Illustration par Nio Lynes

C'était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Voilà maintenant plus d'une heure qu'Elle était massée comme une déesse et ce qui lui sortit de la bouche fut un simple « tu as des mains divines ! ». Quoi ? Les mains ? Mais oui, les mains, encore elles ! Toujours présentes pour cueillir les compliments celles-là ! Et que faisait-Elle d'eux alors, ceux qui faisaient véritablement tout le travail ? Eh bien oui, eux, les bras ! C'était quand même dingue de ne pas se rendre compte que c'était sur eux que reposait tout l'art du massage : la force employée ou retenue pour palper la peau, leur lévitation permanente, sans rien pour les reposer, ces kilomètres avalés sur le dos ! « Que tes bras sont musclés ! » « Que tes bras sont habiles ! » Ah ça non, on ne l'entendait jamais ! Un peu de reconnaissance que diable, était-ce trop demander ?


Oh mais enfin, de quoi se plaignaient-ils les bras ? Comme s'ils étaient les plus mal lotis ! Elles avaient bien plus de raisons qu'eux pour se plaindre ! Ah les pieds qu'on massait, pédicurait ! Sous prétexte qu'ils étaient les premiers à fouler le sol, ils étaient soi-disant fragiles. Des chochottes oui, qui à la moindre contrariété s'empoulaient. Mais elles, les chevilles, elles, elles étaient de vraies guerrières ! C'est bien grâce à elles que tous les mouvements s'opéraient ! Que serait un danseur sans elles ? Rien ! Imaginez donc un pied sans cheville ! Il n'irait pas bien loin. Et pourtant, dès qu'elles se foulaient un peu, qu'est ce qu'elles pouvaient bien prendre dans la figure… les aurait-on dorlotées ? Eh bien non, n'y comptez pas les chevilles, tenez, étouffez donc sous une attelle, un plâtre et taisez-vous, vous nous faites trop mal ! Et pour peu qu'on soit fier, qu'est ce qu'on rétorquait ? « Attention, tes chevilles vont enfler ». Injuste.


Psst. Franchement. Ne dit-on pas « bête comme ses pieds ? » et « être la cheville ouvrière » pour quelqu'un qui joue un rôle essentiel ? Bon, nous voilà d'accord. Moi, la tête, en revanche, je suis fort mal-aimée. Je décide de tout, sans arrêt, je ne me repose jamais. Dit-on « connaître par tête » sa leçon ? Non, on dit « connaître par cœur ». Pardon mais est-ce le cœur qui a fait ce travail de mémorisation intense ? Non, vous savez bien que non. Dit-on « cela lui tient à tête depuis toujours ? ». Eh bien non, cela lui tient « à cœur » encore ! Pardon mais… c'est bien moi qui décide de ce qui se fait ou non ! Et j'ai la nausée rien que de penser qu'on dise encore « mettre le cœur au ventre » quand c'est moi, encore moi, qui donne un mental d'acier pour vaincre toutes les épreuves ! Et moi, qu'ais-je ? Perdre la tête, avoir la grosse tête, tête de turc, tête à claques !


Mais enfin, tête, tu sais bien pourtant que tu es à la tête de tout et que sans toi… sans toi, tout n'aurait ni queue ni tête !

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