Le Dadet
Camille Agard
Le credo qui l'anime : Être chiant, quoi qu'il arrive.
Je suis né avec lui, il n'a jamais dérogé à sa règle. Avec un soupçon de mauvaise foi, c'est meilleur.
Vous raccrochez. Il rappelle.
Quoi ? Rien.
Il raccroche.
Voilà ce qu'il lui faut pour être heureux. Avec le temps, j'ai compris qu'il ne fallait pas marcher dans son sens, auquel cas il deviendrait fou de bonheur et serait capable de s'atteler à cette activité toute la journée.
Quand soudain il vient à me porter pour me relâcher dans un lieu inutile, je ne lutte pas. J'attends patiemment dans ses bras qu'il me pose où bon lui semble. Ce qu'il voudrait c'est que je gigote de toutes les forces que je n'ai pas : ainsi il pourrait constater une énième fois la puissance de sa musculature. La parade que j'ai trouvé dans ses moments d'absurdité physique, c'est la normalité. Oui, il m'arrache à mes rêveries pour me saisir bien en bas des jambes comme je déteste, oui, il risque trois fois de m'assommer avec la poutre, oui, ceci n'a aucun sens. Pourtant, je le somme immédiatement de me porter et de m'amener au fond des couloirs. Il voulait être un Dadet fort et spontané, il est devenu mon moteur servile.
Il me semble qu'il a toujours été un Dadet. Ses gros doigts en forme de patates en sont la preuve. Ils le rendent indélicat quand il joue du piano, quand il s'occupe d'un bébé, quand il tient une tasse par son anse. C'est donc la nature qui le pousse à se justifier de son indélicatesse. Ce n'est vraiment pas sa faute si son café s'est renversé sur le clavier. Ce n'est vraiment pas sa faute si la balle est accidentellement arrivé sur le chien. C'est encore moins sa faute s'il vous a frappé et que vous avez eu mal. Tout ça, c'est la nature.
La seule responsabilité qu'il assume, c'est un ménage annuel, une bonne note inattendue, une organisation occasionnelle.
Le Dadet bloque beaucoup. Il bloque sur des sujets qu'il se crée tout seul, des stéréotypes qu'il définit lui-même. Les artistes par exemple, il ne peut pas les voir en peinture. Il les flaire à cent mètres : ils ont des chaussures qui brillent et des sacs de seconde main. Ils semblent reprocher au Dadet son manque de créativité, mais comme le Dadet ne manque de rien, il a choisi de les haïr, les narguer, les ignorer.
Je crois que le Dadet regrette surtout de ne pas assumer ce qui le rend unique. Cette ironie face au monde. Cette intelligence que les autres ne saisissent pas. Son coeur délicat qu'il voudrait couvrir de muscles.
Seulement, il y a des images encore fraîches dans ma tête qu'il ne pourra jamais recouvrir, comme celle du Dadet ému, retrouvant un ouvrier en plastique dans un carton perdu; Celle du Dadet qui pince ses lèvres et tourne la tête pour ne pas me montrer que ma blague l'a fait rire; Et celle-là encore du Dadet tout petit, tout jaune et bouffi dans un corps épais qui visiblement lui était destiné.
Excellent. J'adore.
· Il y a presque 10 ans ·dreamcatcher