Le demi-jour

V. Quéprina

Elle tapota nerveusement sur le rebord de la fenêtre, le front plissé, fixant le crépuscule. Au bout de quelques minutes, elle se décida à appuyer sur le petit bouton près de son oreille. Une première sonnerie, puis une deuxième.


« Allo ? »


Elle soupira de soulagement.


« Où es-tu ? Dépêche-toi de rentrer, le couvre-feu est dans un quart d’heure, bon sang qu’est-ce que tu fais ? »


« Ne t’en fais pas, je suis là dans un instant. »


En effet, à peine eut-elle raccroché  qu’elle entendit le vrombissement d’un moteur envahir le jardin. Un homme, dans la force de l’age en descendit et regagna la maison d’un pas pressé.  Il embrassa tendrement sa mère et lui caressa l’épaule en lui murmurant de se détendre. Il quitta son manteau, ses chaussures, et s’installa dans un fauteuil tandis qu’elle s’affairait à fermer les volets et verrouiller les portes.


« Peut-être qu’on pourrait leur laisser un paquet de riz ou quelques pommes de terre dans l’allée… »


Elle le condamna fermement.


« Pas question Théo. Si nous cédons une fois, ils reviendront de jour en jour, toujours plus nombreux et cela peut nous mettre en danger ».  Elle se radoucit « Je comprends que tu veuilles les aider, mais nous ne pouvons pas nous permettre de le faire ».  


Elle croisa les bras et appuya sa tête contre la vitre. A travers les stores baissés, elle commença à apercevoir quelques silhouettes émergeant  de la pénombre. Elle frissonna.  Son regard se posa sur le calendrier. 18 février 2129. Demain, cela fera huit ans jour pour jour que le plan radical du gouvernement a été mis en place. Pourtant, elle n’est jamais vraiment parvenue à s’y habituer.  La population du pays avait tellement augmenté que les différences de niveau de vie ont rapidement explosé, entrainant pillages, polémiques, violences. Pour protéger les plus aisés, le gouvernement a instauré la fameuse loi dite du « Demi-jour »,  divisant les citoyens en deux moitiés : pendant la journée, les personnes ayant une situation financière stable sont libres de se déplacer, travailler, faire leurs achats, vivre tout à fait normalement jusqu’à la  tombée de la nuit. Là, se réveillent alors tous les marginaux, les victimes de la pauvreté, du chômage, de tous les maux qu’une société peut imputer à ses habitants. Parfois physiquement très diminués, à l’apparence souvent effrayante, marquée de dénutrition et d’hygiène déplorable pendant des années, le teint pâle, presque livide à force de ne jamais croiser la lumière du soleil. Ils errent alors pendant les douze heures qu’il leur reste, en quête de restes de nourriture, d’un peu d’argent ou, d’objets à revendre, certains ayant encore l’espoir de pouvoir passer, après l’avis d’une commission spécialisée, de l’autre côté de la pendule.  


Si Théo se sent aussi concerné par leur sort, c’est parce que sans le soutien et l’aide de sa mère, il aurait sans doute été contraint de rejoindre ces ombres noctambules à son tour. Après la faillite de son entreprise,  impossible pour lui de retrouver un emploi et de payer son loyer. Mis à la porte, il a fini par parcourir les sept cent kilomètres  le séparant du seul membre de sa famille encore en vie, venant, en larmes, lui demander l’asile.  


Derrière la vitre, les silhouettes furent plus nombreuses, plus bruyantes. Certains racontent qu’ils ont élaboré leur propre langage, d’autres vivent dans la crainte d’une mutinerie visant à rassembler les deux camps. Théo vint rejoindre sa mère et lui chuchota tendrement d’aller se coucher.  Tandis qu’elle quittait la pièce, il sortit un petit écran tactile, minuscule et composa un code. Sa voiture s’éclaira, projetant un hologramme sur le mur du bâtiment en face.  Une image animée,  futuriste, remplie de voitures volantes, de gens en uniformes spatiaux et d’enfants heureux. Puis un message, écrit noir sur blanc, le même qu'il diffuse depuis presque cinquante ans :


« Ne perdez pas espoir en l’avenir, votre futur ne sera que meilleur »
 

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