Le deuil d'un arc en ciel
noonk
Le deuil d'un arc en ciel
Agathe eut soixante quatorze ans. C’était un an après le départ du vieux Georges, qui avait six ans de plus qu’elle ; et maintenant, juste cinq. L’humble narratrice a un lien particulier avec Agathe : elle en est la petite fille.
La vieille Agathe jardinait très tôt, ce matin-là ; c’était le printemps. Elle était entourée de fleurs pétulantes, jaunes, rouges et violettes, plantées dans des nids vert pomme. C’était une jungle de fleurs sans nul espace où n’eussent pointé un crocus, une rose, une violette, et tout un tas d’autres plantes aux cœurs de pétale. Agathe en était le chef d’orchestre et ses fleurs lui vouaient un grand amour. C’était ce que disait Monsieur Servant, dont le jardin était adjacent à celui de la vénérable femme. Monsieur Servant avait un potager, et sa passion allait au déterrage difficile des pommes de terre. Les choux avaient également sa faveur, de même que les pois et les navets. Lui et Agathe jardinaient parfois côte à côte, séparés par le mince grillage vert qui séparait leurs royaumes, et qu’ils finissaient par ne plus voir.
Ce matin, cependant, Monsieur Servant n’était pas là, et Agathe se sentait un peu seule. Cette nuit-là, comme toutes les autres nuits depuis un an, la vieille dame avait rêvé de son mari. Georges était mort dans d’horribles souffrances : son agonie sans fin l’avait plongé dans un abîme si grand, que même crier ne lui avait plus été un réconfort, lui qui toute sa vie avait été si pudique. Puis Georges s’était retiré, après des hurlements horribles qui résonnaient encore dans les murs de leur maison...
Georges était mort, mais n’était pas tout-à-fait parti. Agathe rêvait de lui chaque nuit. Et chaque nuit, il lui disait qu’il l’aimait, et qu’il l’avait toujours aimée. La vieille femme pleurait dans son sommeil. Elle pleurait aussi en se réveillant au matin.
Or, ce matin-là de jardinage n’était pas un matin comme les autres, car le soleil d’avril réchauffait la terre auvergnate avec une bonté inhabituelle. Agathe eut subitement conscience de la beauté de son jardin, de la vigueur de ses fleurs et de ses plantes, et de l’étrange harmonie de leurs couleurs. Son regard erra de l’une à l’autre avec amour, puis s’arrêta subitement sur une discrète trouée, non loin du cerisier. Le jardin d’Agathe avait pour particularité d’être un terreau qu’aimaient les fleurs avec tant de vitalité, que pas un endroit n'était libre, le printemps venu. Cette trouée là était sans conteste inhabituelle. La grand-mère chaussa ses bottes et se déplaça avec délicatesse entre les fleurs.
Agathe découvrit deux oignons de tulipes à demi enterrés, surmontés de deux jeunes feuilles vert tendre.
Les deux oignons de tulipes étaient blottis l’un contre l’autre, comme deux amoureux, et cela rappela à la vieille dame à quel point Georges lui manquait, et comme elle l’aimait toujours d’une tendresse infinie. La grand-mère se remémora comme ils avaient été deux dans cette trop grande bâtisse auvergnate. Son regard s’embua. Les larmes brouillèrent finalement entièrement sa vue. Tout devint flou autour d’elle, mais elle garda les yeux ouverts. Lorsqu’elle essuya ses yeux des sanglots qui s’y accrochaient, son œil gauche resta obstinément voilé. Monsieur Servant était survenu, sans même qu’elle s’en rendît compte, et au travers le grillage, lui tendit un mouchoir. Agathe essuya son œil gauche avec le blanc tissu. En vain : le monde persistait à être flou, vu de l'oeil gauche. Le vieux jardinier tenta de la rassurer malgré tout, de sa voix émue, et pria la vieille dame d’aller voir le médecin.
Alors la vieille Agathe prit rendez-vous avec le médecin. Ce même médecin l’envoya chez un spécialiste des yeux. Monsieur Servant accompagna gentiment la vieille chez l’ophtalmologiste. Ce dernier, en jeune expert qu’il était, diagnostiqua une cataracte sur l’œil gauche, et prescrit quelques médicaments. Il sous-entendit qu’il faudrait peut-être opérer l'oeil, mais Agathe ne voulut pas l’entendre. Le jeune médecin lui demanda également les circonstances exactes de la manière dont la cataracte était apparue. Car après tout, le voile était excessivement épais sur la pupille, et il en concluait qu’elle devait l’avoir depuis longtemps. Agathe lui raconta les détails précis de ce matin-là. Le jeune spécialiste insista : elle était un peu âgée, peut-être qu’elle ne s’en était pas rendu compte. Agathe prit à témoin Monsieur Servant, qui était resté silencieux tout ce temps-là . Le jeune homme la regarda bizarrement :
- De quel monsieur parlez-vous ?
Pourtant Monsieur Servant était bel et bien là, dans la pièce, et tentait d’attirer le regard du médecin. Agathe laissa échapper un soupir, haussa discrètement les épaules, et tendit un chèque.
Tout le temps du chemin du retour, Monsieur Servant resta silencieux lui aussi. Mais avant de revenir à son jardin, il dit doucement :
- Ce médecin n’est pas très sérieux : il n’a pas vu que la larme de l’œil droit avait coulé – et l’autre non.
Agathe le regarda avec l’air doucement surpris des vieux.
Plusieurs jours passèrent. Monsieur Servant cessa de jardiner. Il restait assis, à côté de la clôture, sans rien dire. Il ne faisait que sourire. Agathe se sentait très affaiblie. La cataracte lui enlevait complètement un œil, et sa disposition naturelle à voir le monde en volumes. Lorsqu’elle fermait l’oeil qui voyait encore bien, la vieille dame voyait des masses de couleur floues, dont le spectacle lui plaisait suffisamment pour qu’elle s’arrêtât longuement face à ses fleurs, et les regardât de ce regard-ci. Curieusement, lorsqu'elle se mit à regarder Monsieur Servant de cet oeil-là, il disparaissait. Un jour, elle ferma complètement son oeil droit, et tout devint flou tout le temps. Elle aimait cela. Elle observa ainsi les deux oignons de tulipes, et imagina dans leur silhouettes frémissantes et jumelles, les ombres de leur amour, à elle et à Georges. Agathe les observa s’étirer dans leurs premières couleurs, avec un intérêt mélangé de chagrin. Elles étaient fuschia avec des reflets rouges et violets dansants. En rouvrant l'autre oeil, le lendemain, elle découvrit que Monsieur Servant, contre son habitude, n'était pas dans son jardin. Ni ce jour-là ni les jours suivants, il n'apparut.
Un matin, le couple de tulipes avait pris vingt centimètres. La vieille cligna de l’œil, étonnée, pour les voir plus nettement. Et lorsqu’elle fit ainsi, elle vit les tulipes osciller nonchalamment. Pourtant il n’y avait pas de vent. Agathe se pencha pour les observer de plus près. Les tulipes étaient plus belles que jamais. Elles oscillaient de plus belle, l’une vers l’autre, comme aimantées. Les fleurs dans un subit élan se penchèrent l’une vers l’autre, comme pour s’embrasser et Agathe y perçut une familiarité malicieuse. C’était un clin d’oeil de Georges. Alors ma grand-mère fut heureuse et son profond désespoir se transforma en grande joie. Le jet d’eau se déclencha sous le chaud soleil d’été. Un arc en ciel apparut. Et la membrane qui voilait l’oeil droit d’Agathe tomba.
Curieusement, son œil se mit à briller comme un œil de chat.
Parfois, la nuit, quand elle vient m’embrasser, j’ai la sensation de recevoir sur mon front le baiser d’une étoile. Papy lui dit toujours qu’il l’aime, chaque nuit. Et à présent, Agathe en est heureuse.