Le fou

Daniel Macaud



- Ce n'est pas aussi facile que cela, M. Dupuis.

L'homme eut un sourire triste. Il avait été assis de force par deux hommes costauds qui se tenaient en arrière, silencieux. Derrière le bureau en bois luxueux et sculpté, un petit homme souriant faussement le regardait avec compassion. L'homme ne le quitta pas des yeux. Il dit calmement :
- Votre compassion, je m'en fous totalement. Les choses sont pourtant simples. Mais vous n'êtes pas capable de les voir, c'est tout.
- Et selon vous, M. Dupuis, je devrais vous laisser sortir, simplement parce que vous me le demandez ?
- Non. Pas parce que je vous le demande, mais parce que je ne suis pas fou. Tout simplement.
- Qu'est-ce qui vous fais dire que vous n'êtes pas fou ?
- Qu'est-ce qui vous fais dire que je suis fou ?
- Un peu facile comme réponse.
- En effet, c'est très facile. Vous voyez, j'ai raison.

Le petit homme eut un sourire espiègle. Son patient était un cas amusant. Il était arrivé au service deux semaines auparavant. La police l'avait amené avec un dossier médical chargé. Schizophrénie, troubles mentaux profonds, démence. Très vite, le docteur Nolbert avait compris que son patient n'était pas atteint de troubles mentaux, loin de là. Mais il y avait beaucoup de contradiction dans ses discours, et assurément, un certain désordre psychique. Cependant, il voulait en être certain. Les pilules n'avaient pas l'effet escompté et il continuait ses accusations étranges.
- Selon vous, M. Dupuis, la vie serait aussi simple qu'une demande ?
- Pourquoi vous ne voulez pas comprendre ?
- Comprendre quoi ? Vous n'êtes pas clair non plus.
- Bon... Je ne suis pas fou. C'est tout ce que vous devez comprendre.
- Comment le savez-vous ?
- Mais... Vous devenez chiant à la fin ! Quoi que je dise, vous pourrez toujours trouver un contre-argument. C’'est logique, tout le monde n'a pas le même mode de pensée, la même vision des choses, et qui peut dire qui a raison et qui détient la vérité ? Même moi, je n'en suis pas certain ! Pourtant, cela fait des années que j'y réfléchit ! Alors si vous avez décidé que je suis fou juste parce que je ne pense pas comme vous, c’est mort pour moi !
- Et donc... Vous pensez détenir la vérité sur tout et vous vous êtes permis d'accuser l'état de meurtre ? Et vous vous êtes permis aussi d'appeler à... Comment vous dites ? « Régulation de la population humaine par prélèvement ». Vous appelez au meurtre gratuit là, vous vous en rendez compte ?
- On le fait bien avec les sangliers.
- Vous mettez les sangliers et les humains sur le même pied ?
- Pourquoi ne le ferais-je pas ? Après tout, les sangliers ne sont pas des meurtriers sanguinaires qui déclenchent des génocides !
- Ça aussi, c'est un peu facile. Les humains sont plus intelligents...
- Que des sangliers ? Alors c'est pour ça qu'on peut se permettre de massacrer les autres espèces animales ? Et vous croyez que c’est un raisonnement intelligent et censé ?
- Vous rendez-vous compte que votre discours n'est pas très structuré ?

L'homme se mordit la lèvre inférieure. Il s'en foutait pas mal de structurer ses arguments, mais pour sortir de là, il allait devoir faire un effort.
- C'est vrai que je m'égare. Cependant, mon argument de départ est très simple et défendable : les humains sont la gangrène de cette planète. Et ce n'est pas être fou que de dire une telle chose, c'est bien au contraire, faire preuve de bon sens. Le comportement destructeur de l'humain est mon principal argument, et puisqu'il s'agit d'un fait, il est irréfutable.
- Vous faites donc une généralité de quelques cas.
- Quelques cas ? Avez-vous bien regardé les informations ces derniers temps ? Avez-vous lu la presse ? Avez-vous ouvert un livre d'histoire sur ces derniers siècles ? A travers l'histoire, le parcours de l'humanité est jalonné de massacres. Ceci est une vérité. Contredire ce fait serait là une pure folie ! C'est pour cela qu'on m'a enfermé ici.
- Cela relève de la paranoïa.
- Ben voyons... Quand on veut tuer son chien, on dit qu'il a la rage.
- M. Dupuis. Il faut regarder la réalité en face, votre discours est discordant.
- Avec quoi ?
- La réalité évidemment.
- Quelle réalité ? Celle que l'on vous dicte ou celle que vous voyez ? Comment faites-vous la différence ?
- Et vous, comment la faites-vous ? Ce que vous voyez, c'est ce que je vois. Vous parliez des informations, des livres d'Histoire, des médias, moi aussi je les vois et je ne pense pas comme vous, je ne pense pas que l'humanité doive disparaître dans les feux de l'enfer !
- Parce que vous êtes un humain. Vous vous bouchez la vue et les oreilles, vous refusez de voir pour apaiser votre conscience ! Moi, je vois.
- Vous n’êtes pas humain, donc ?
- Non. Je ne veux pas, de part ma position d'humain, cautionner ces carnages. Je ne suis pas comme vous. Je ne suis pas un meurtrier et je refuse de jouer ce jeu. Je hais les humains et je ne me tairais pas face à ces carnages et face à ces mensonges. On fait des procès grandiloquents pour un meurtre, histoire de faire un exemple, mais pour une condamnation, combien de meurtriers libres, parce qu'ils ont un bon avocat et beaucoup d'argent ? Quand est-ce que cette folie et ces mensonges qui calment les consciences derrière une jolie vitrine de justice, vont s'arrêter ? Combien de carnages faudra-t-il encore pour que vous reconnaissiez enfin que vous êtes simplement des monstres et que vous adorez contempler les morts ?
- Et parce que vous estimez ne plus être un humain, vous pouvez vous permettre d'appeler au meurtre des humains, de la même façon que les humains se permettent de tuer des sangliers par exemple ?
- Et bien vous voyez, ce n'est pas si compliqué à comprendre finalement.
- Vous avez pourtant affirmé que vous n’étiez pas un meurtrier.
- Les chasseurs sont-ils des meurtriers ?
- Selon vous, oui.
- Mais selon vous, non.
- C’est encore un peu facile comme réponse.
- En effet, c’est très simple, tout dépend du référentiel choisi. Et je n’ai pas le même que les humains.

Le docteur Nolbert ne répondit pas. Assurément, il y avait un défaut dans son argumentation. Il en était certain.
- Pourtant, vous ne pouvez pas nier que vous êtes humain. Vous me ressemblez, la science même peut affirmer que vous avez un génome humain.
- En effet, mes cellules, mon ADN, mon physique est humain. Mon esprit, lui, ne l'est plus. J'ai renoncé à mon humanité. De ce fait, je ne suis plus humain. Et pour ce qui est de l’ADN ou de la ressemblance physique... On partageait 98% de notre génome avec des singes ; pourtant, on les a tous massacrés. On partage une partie de notre génome avec tous les mammifères ; pourtant, on en a réduit à l’esclavage et massacré les autres. Les grands singes nous ressemblaient aussi, docteur. Cet argument ne tient pas.
- Vous l’avez dit, on ne partageait QUE 98% de notre génome avec les grands singes. Ils nous ressemblaient, MAIS, il n’étaient pas humains à 100%.
- Donc, parce que les noirs ne ressemblent pas à 100% aux blancs, on peut les massacrer aussi ?
- Je n’ai pas dis ça...
- Au début du 19° siècle, on pensait que les noirs étaient le chaînon manquant entre les blancs et les singes. Votre argument ne vaut pas mieux.
- M. Dupuis. Vous êtes irrationnel. Je vous rappelle que vous avez appelé en public au meurtre gratuit !
- Je vous rappelle qu’on paie des mercenaires, des militaires et des armes pour tuer des humains et que tout le monde trouve ça “dommage” et “regrettable” pour la paix, mais que personne ne s’indigne autant ! Les marchands d’armes ne sont pas derrière les barreaux ! Les dictateurs sont décriés, voués aux gémonies, mais parce qu’ils ont du pétrole ou des ressources, on les laisse tuer pour l’argent et le pouvoir. Et moi... Parce que je le dis en public... Alors pourquoi on en a fait toute une affaire ?
- Vous avez appelé au meurtre ! On condamne le racisme, le meurtre, et l’appel au meurtre avec la même vigueur, la loi est la même pour tout le monde.
- Vous croyez vraiment ce que vous dites ? Que dire des acquittements massifs des procès pour fraude, détournements de fonds et trafic d’influence des politiques ? Que dire de ceux qui détourne la loi pour ne pas payer d'impôts ? Et pourquoi cela ne vous révolte pas plus que ça ?
- Encore une fois, vous mélangez tout.
- Faux. Tout est lié. Simplement, vous refusez de le voir.
- Ramenez-le !, fit finalement le docteur aux deux hommes.

Les deux gardes en blouse blanche s’approchèrent. L’homme se leva sans résistance. Il eut un sourire triste.
- Quel dommage que je ne sois pas capable d’exprimer tout ce que je sais, tout ce que j’ai compris. Le monde gagnerait en sagesse.
- En sagesse... Ben voyons !

L’homme se retrouva dans une cellule, sa cellule, du moins celle dans laquelle on l’avait jeté deux semaines auparavant. Il se laissa choir sur le sol sale et puant. Réfléchir. Rester l’esprit alerte, ne pas se laisser duper, ne pas se laisser droguer par ces putains de médocs. Il résistait de toutes ses forces pour garder son esprit intègre. Cela lui prenait énormément d'énergie. A quoi bon se battre pour tenter de raisonner une humanité pervertie ? A quoi bon passer pour un fou, alors que les humains ne voulaient pas évoluer ? Et c’était bien joli de fanfaronner sur son rejet de l’humanité, mais... Il était quoi, lui, dans le fond ? Il était qui ? Pouvait-il réellement juger les hommes ? Il en était certain, il le pouvait. Il en avait reçu le pouvoir.

Qui ? Lui-même. Qui était-il, lui ? Tout ceci était étourdissant. Il le savait au fond de lui, c’était une évidence, mais pouvait-il le formuler ?

Il se retrouva de nouveau devant le docteur Nolbert, toujours souriant faussement.
- Alors M. Dupuis. Notre dernier entretien remonte à une semaine. Avez-vous réfléchi un peu à notre conversation ?
- Je n’ai pas eu le temps, j’ai tapissé mes idées noires.
- Très drôle.
- Dommage, ça ne l’est pas. Mais vous êtes bon public.
- Ne faites pas trop le malin avec moi, M. Dupuis.
- Ça va, j’ai passé une semaine à bouffer vos saloperies de médocs et à me battre contre,pour garder l’esprit clair.
- Étonnant pour un esprit tordu comme le vôtre.
- Esprit différent. Et justement. J’ai une grande nouvelle pour vous. Je possède la preuve irréfutable que non seulement je ne suis pas fou, mais qu’en plus, vous tous l’êtes totalement.
- Tiens donc ? Ainsi, la majorité aurait tort selon vous ?
- Oui, car la majorité ignore qu’ils sont Dieu.
- Pardon ?
- Je m’explique. Quand je vous ai dit que je ne souhaitais plus être un être humain, j’ai voulu me redéfinir. Qui suis-je, si je ne suis pas humain ? J’ai alors pensé à une phrase de la Bible. “Je sui un et légion, Je suis celui qui est. Je suis Yahvé.”
- Et alors ?
- Vous ne comprenez pas ?
- Non.
- Et bien voilà. Maintenant vous savez pourquoi je suis supérieur aux humains. Moi je comprends.
- Argumentez dans ce cas. Ce qui ce conçoit bien, s’énonce clairement.
- Dieu, je sais ce que c’est. C’est un neutron, un électron, un proton.
- Dieu est un atome ?
- Mieux que cela. Dieu est tous les atomes, y compris ceux qui me constituent, qui vous constituent. Nous sommes donc tous potentiellement Dieu. C’est une autre vision des religions polythéistes antiques. Quand la Bible dit : “Je suis un et légion” le comportement atomique correspond tout à fait à cette description. Plusieurs atomes forment une unité, la molécule, cette molécule s’associe à d’autres pour former des protéines, ces protéines forment des cellules, ces cellules forment la vie, sous toutes ses formes. Ceci est une vérité, un fait scientifique irréfutable.
- Oui, mais rien ne permet d’affirmer que c’est Dieu !
- D’où vient la vie ?
- On ne sait pas justement. Les religions disent que c’est Dieu, la science cherche encore les mécanismes complexes de la fondation de la vie.
- Et quand elle aura trouvé, elle donnera raison à la religion. Parce que ces deux visions ne sont qu’un recto et un verso d’une même médaille. Deux traductions différentes pour un même fait.
- Et où se trouve la preuve que vous n’êtes pas fou ?
- Si je suis Dieu, je peux donc juger les humains. C’est votre Bible qui le dit. Et votre science a toujours fait également une hiérarchie dans les espèces vivantes, et je suis vivant ! Et si je ne suis pas humain, je suis donc Dieu !
- Vous partez du simple postulat que vous n’êtes pas humain et ce n’est pas sérieux. De la même façon, on pourrait tout autant démontrer à un singe qu’il n’est pas humain, même s’il le décrète !
- Sauf... Que je vous mets aussi sur le même plan. L’humanité est potentiellement Dieu.
- Ce qui justifie donc les meurtres que vous dénonciez dans votre discours. Puisque Dieu peut se juger lui-même et les hommes ! Et l’humanité ne peut pas faire de miracle !
- Sauver des vies, donner la vie, trouver des remèdes aux maladies, faire avancer la science, comprendre la nature, chercher à comprendre toute sa beauté et sa simplicité, n’est-ce pas là un miracle sans cesse renouvelé ?
- Vous vous extasiez sur des broutilles.
- Et vous, vous ne savez pas les voir, ces broutilles. Ces miracles. Pour moi, l’humanité est un Dieu qui a renoncé à le rester. C’est devenu un anti-dieu, et par conséquent, c’est le mal absolu. Il doit donc être détruit. Prouvez moi le contraire.
- Et tous ceux qui sauvent des vies justement ? Tout ceux qui inventent et comprennent, doit-on les tuer ?
- Ont-il tué ? Alors oui.
- Encore une fois, ce n’est pas aussi simple.
- Bien sûr que si. Ce n’est pas parce que vous pensez que c’est compliqué, que ça l’est. Vous ne voyez pas la simplicité des choses, c’est pour ça que vous êtes tous fous. Imaginez... Imaginez un robot, une colonie de robots, qui ont une tâche très simple : prendre un objet et le poser à coté d’un objet similaire. Vous verrez que petit à petit, cette colonie aura formé quelque chose de titanesque, ordonné, maîtrisé, et vous trouverez cela complexe. Mais l’ordre de départ, lui, reste simple. La vie est ainsi, la base est très simple et son accomplissement est d’une complexité incroyable !
- Cela, vous ne pouvez pas le prouver.
- Je sais. mais j’en suis intimement convaincu. La nature fait les choses simplement, parce que les faire autrement est stupide. C’est une perte d'énergie, et la nature est flemmarde. Elle fait simple. Dieu a fait les choses simplement. Et l’homme est devenu trop complexe, il en a perdu la raison. Vous ne pouvez pas nier que ce raisonnement se tient.
- Il se tient, dans l’esprit égaré d’un fou. Vous ne sortirez jamais d’ici ! Ramenez-le.

L’homme se leva. Il toisa le docteur du regard, calmement. Étrangement calme.
- Je m’appelle Daniel, en hébreu, cela signifie Juge et Dieu. J’ai reçu un grand pouvoir et voici mon jugement : l’humanité est condamnée, ce n’est pas moi qui la condamne, mais elle qui se suicide, petit à petit, par sa soif de pouvoir, de conquête, d’argent. Ceci est pure folie et moi, je suis le sage qu’on fait taire. Vous avez le pouvoir, moi j’ai le temps. Adieu M. Nolbert, nous ne nous reverrons plus jamais.

L’homme sortit, encadré par les deux gardiens. Il se retrouva dans sa cellule sale et puante. Maintenant qu’il avait tout perdu, il pouvait pleurer. Pleurer sa femme et ses enfants qu’il avait rejetés, pleurer ses espoirs perdus, ses rêves de reconnaissance et de gloire, pleurer son rêve ultime : changer l’humanité et lui faire prendre conscience de l’importance du respect de la vie. Peu importait l’argent, ou même la gloire, ou l’amour. La vie était la seule chose importante.

La vie se suffisait à elle-même, elle n’avait besoin que d’elle-même pour justifier son existence. Pourquoi personne ne comprenait cela ? Daniel Dupuis eut un sourire triste tout-à-coup. La vie pourrait très bien se passer de l’humanité.

Il enfouit sa tête entre ses mains et pleura. Derrière la porte sale qui fut autrefois verte, les gardiens tapaient le carton, attendant la fin de la journée. Le docteur Nolbert rangeait ses petites affaires et appelait sa maîtresse. Dans la rue, un homme courait pour rattraper un bus, une femme portait une jupe trop petite pour avoir l’air mince, une voiture brûlait un feu rouge, un incendie démarrait dans une forêt à cause d’un mégot jeté volontairement afin de rendre des terrains constructibles, un homme tuait une femme à coup de poing, un bébé mourrait dans un accident de voiture, un marchand d’armes offrait le champagne à son nouveau client, un enfant prenait un fusil. Et dans ce brouhaha de violence et de haine, des hommes et des femmes, qui s’aimaient dans un lit, reproduisaient inlassablement le miracle de Dieu : ils aimaient la vie, au point de la créer...

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