le fourbi

hectorvugo

un mot tiré au sort dans le dictionnaire : fourbi. Cela donne un titre et une nouvelle

Je gare ma voiture sur le trottoir. Je fais comme les autres.Tant pis pour les piétons. Ils n’ont qu’à marcher sur la route.

Pas plus tard qu’hier matin, ma voisine d’en face a failli trépasser. Heureusement que la mini Austin noire de Monsieur Ducreux l’aévitée. Il s’en est fallu de quelques centimètres.

La vie est fragile vous savez.

On ne le sait pas assez. Moi le premier je l’ignore parfois.

J’ai des excès d’agressivité que je m’explique rétrospectivement. Quand je vois, par exemple, une mouche aller et venir sur une vitre, cherchant désespérément la sortie, je ne réfléchis pas, j’ôte ma chaussure gauche et je l’écrase.

Après coup, je regrette mon geste. Avec une pince à épiler je prends le cadavre de l’insecte et le mets dans une boite à chaussures.

Généralement au bout de trois mois la boite est pleine. Alors je l’entrepose dans le garage.

C’est fou comme j’attire les mouches. Pas seulement les mouches. Est-ce un manque d’hygiène ? Non, je suis très à cheval sur lapropreté. La mienne tout du moins. Qu’elle soit intellectuelle ou physique.Pour moi les deux sont indissociables.

Je commence la journée par une lecture de la bible, toujours la même citation : œil pour œil,dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure,meurtrissure pour meurtrissure.

Puis  je la poursuis sous la douche. Ainsi je me sens prêt à lutter contre les agressions du monde.

Sachez qu’elles sont nombreuses.

L’homme est une plaie pour l’homme.

Je sors très tôt. Je fais le tour du jardin. Comme la météo est humide et peut avenante, je me coiffe d’une casquette. De loin Monsieur Ducreux me salue. L’imbécile revient de la boulangerie avec des croissants frais. Je le qualifie d’imbécile car « le vieux » m’apostrophe avec la même formule tous les jours.

-        Bonjour Gaspard, un peu plus et j’écrasais votre voisine. La prochaine fois dites-lui de marcher sur le trottoir

-        Je n’y manquerai pas cher voisin.

Je rêve de lui dire un jour : «  pauvre con ma voiture prend le tiers du trottoir, c’est pour ça que la voisine marche sur la route » mais il ne comprendrait rien à la remarque.

On se regarde sans une parole, un temps. On se sourit. Et lui reprend :

-        Ca fait un bail que l’on ne voit plus vos deux enfants

-        Ils sont en vacances chez la grand-mère

Il me sourit de nouveau. Je lui ai menti. Mes enfants ne sont pas chez leur grand-mère. J’ignore où ils sont.

Julie est partie avec eux. Depuis quand ? Pff, je m’en fous. J’ai survécu en oubliant le concept des dates, en faisant mon propre calendrier comme les révolutionnaires.

Les herbes hautes cachent les feuilles mortes. Je devrais tondre. Et puis non. A quoi bon, j’aime à voir la nature au diapason de ma mémoire. Elle aussi a des herbes hautes qui cachent les feuilles mortes.

J’emprunte l’allée en pierres, écrase par inadvertance un escargot : une autre victime collatérale de ma déchéance. Je ramasse la coquille brisée, la mets dans un pot vide de confitures.

On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Voilà que je philosophe maintenant. Des œufs… J’en prenais avant. Ils étaient brouillés.

C’est effrayant comme l’astrologie culinaire annonce la fin d’une histoire. Brouillés, brouillés comme Julie et moi. Depuis quand ? Pff je m’en fous. J’ai survécu en inventant le concept du conflit rapide. On s’engueule, on élimine.

La laisse du chien pend sur le pommeau de la porte d’entrée.C’est tout ce qui reste de lui. On s’est engueulé et je l’ai éliminé. Alphonse a été la première victime de ma nouvelle philosophie du conflit.

J’ouvre le frigo. Le lait n’a pas bougé. J’ai volontairement caché sa date limite de consommation, celle du départ de Julie. Depuis quand ? Pff je m’en fous. Je me nourris en suivant un régime personnel,moins en rapport avec le temps. Qu’importe le goût des aliments. Je l' ai perdu.

La mémoire des sens s’évapore à mesure que l’on classe au grenier de l’inconscient nos souffrances intimes. J’ai archivé mes propres bonheurs, soyez sans crainte.

Un jour viendra je les brûlerai.

Le canapé lit dans le salon est en désordre. Les draps assurément usagés. La table basse s’est improvisée table de chevet. Depuis quand ? Pff je m’en fous. J’ai du repos, une vision low cost. Plus en adéquation avec l’insomnie.

Dormir seulest inconcevable, surtout dans des couvertures ayant connu l’amour.

Le vrai, le seul, l’unique.

Des bouteilles jonchent le sol. Evian, Volvic, Epar.  Des cadavres.

On dit quel’homme copie la terre. Il possède en son sein 70 % d’eau. Je suis un être à part, un oued asséché, j’ai oublié le gout des larmes.

Il faudra bien un jour que je nettoie ce salon, que je lui donne une seconde vie. A la prochaine bouteille, promis j’irai au garage tout déposer. A côté des boites à chaussures, des coquilles d’escargots dans leur pot de confitures. Qui sait aurais-je le courage de regarder la robe du Julie sur le cintre, sa bouteille de parfum qu’elle m’a laissé, les jouets des enfants dans ces papiers cadeaux.

Un conseil ne rompez pas peu avant Noël, on n’y survit jamais réellement sous peine de faire de sa vie un fourbi comme le mien.

  • Bon ben je te l'ai déjà dit ailleurs mais ici ça compte aussi :)

    J'ai beaucoup aimé ton texte, un évènement plutôt commun pour un personnage très original et touchant !

    · Il y a environ 11 ans ·
    20130820 153607 20130820153847362 (2)

    rafistoleuse

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