Le Graal en taxi

Louis Broos

Il est minuit vingt et je remonte à la surface après une soirée passée dans un caveau de jazz non loin de la rue St Honoré. Sitôt arrivé au dehors l'odeur humide des vieilles pierres, si caractéristique des caves parisiennes s'estompe. Assailli par cet air trop pur car vierge de nicotine, je sors un paquet de cigarettes. Vide.

Je me mets alors à cheminer par la rue de Rivoli en direction de la Place de la Concorde.

Au bout de dix minutes de marche, assoiffé, je décide de héler un taxi à hauteur de la place du Palais Royal pour rentrer plus vite chez moi afin d'engloutir une dernière bière fraîche au calme.

Une Peugeot 406 blanche, défraîchie, s'arrête.

Je m'installe lascivement à l'arrière en indiquant mon adresse. Stimulé par ma privation, je détecte sur-le-champ une forte odeur de tabac, au moment de croiser, dans le rétroviseur, le regard en amande du chauffeur de taxi.

Il m'interpelle avec un fort accent chinois:

- Ca vous dérange si je fume ?

- Non pas du tout... si vous m'en offrez une.

- Ah c'est bien vous êtes franc. J'aime ça. Tenez, servez-vous !

Face à la Pyramide du Louvre, bien éclairée, comme surgie tout droit du Da Vinci Code de Dan Brown, il se retourne vers moi exposant à la lumière un visage marqué, aux contours rugueux, surmonté d'un crâne rasé. Il me tend un paquet de cigarettes. De celles, bien viriles, qui arrachent les poumons. J'en pioche une et le remercie.

Alors que nous traversons la Seine, il enchaîne sur un lieu commun : « C’est une saloperie le tabac mais qu'est ce que c'est bon la première clope après minuit ! » Comme souvent dans les taxis parisiens, je sens mon conducteur bavard et enjoué.

Dans le cadre intimiste de la rue des Saint Pères, me sentant également d'humeur sociable, je décide d'approfondir sur le thème de la cigarette nocturne :

- Je suis d'accord avec vous, celle là elle fait du bien.

- Ah pour vous aussi ? Hahaha ! Vous et moi on fait partie de la génération perdue pour le tabac !

- C'est à dire ?

- Ben on a à peu près le même âge non ? J'ai 38 ans et vous ?

- J'en ai 38 aussi. Alors comme ça vous et moi on est perdu pour le tabac ?

- Vous savez pour la nouvelle génération il y a plus de prévention, l’interdiction de fumer dans les bars. Les jeunes ils ont une bonne chance de ne pas devenir fumeurs. Mais pour nous c'est fini et en plus à notre âge c'est addictif.

- Pas pour moi. Je maîtrise assez bien ma consommation. Environ un paquet par semaine…sans compter celles qu'on m’offre dans les taxis. Parfois je stoppe quelques jours, quelques semaines.

- Vous avez de la chance. Moi je suis sujet aux addictions. Si je fume, il faut que je picole. Et plus je picole, plus je joue. Et encore, maintenant je me suis calmé mais dans ma jeunesse je tournais aux drogues dures. 

Arrêtés à un feu face au Bon Marché, je décide d'en savoir plus sur sa came :

- Ah bon ? Vous preniez quoi ? Cocaïne ?

- Oh, non, non !

- LSD ? Ecstasy ?

- Non, non ce sont des drogues de jeunes ! Moi je carburais à l'héroïne, au crack. Mais j'aimais bien les champignons aussi, réplique t'il alors que nous approchons de l'hôpital des Enfants Malades.

- Et vous vous en êtes sorti ?

- Au début j'ai essayé de me modérer parce que j'ai cru que j'allais mourir mais ça ne marchait pas très bien. Et puis j'ai rencontré une femme qui m'a aidé.

- Et c'est votre femme aujourd'hui ?

- Non elle m'a quitté. Elle m'a quitté parce que j'avais replongé. Alors après j'ai raccroché à nouveau parce que je l'avais perdu à cause de ces saloperies.

- C'était il y a longtemps ?

- C'était il y a une dizaine d'années mais là ce n'est pas fini. Je ne touche plus aux drogues dures mais j'ai toujours mes vices, comme le jeu. J'essaie d'apprendre à me contrôler. J'essaie d’être raisonnable. Je veux savoir apprécier. Pouvoir apprécier un bon verre de vin sans forcément vouloir descendre toute la bouteille. Mais je lutte. Je lutte même tous les jours pour arriver à ça.

Nous descendons une rue Lecourbe rectiligne, baignée dans une semi-obscurité. Je n'ai rien à ajouter à cette confession. Je demeure aussi silencieux que le quinzième arrondissement à 1H00 du matin et mon esprit s'attarde sur cette phrase : « apprécier un bon verre de vin sans forcément vouloir descendre toute la bouteille. »

Peut-être gêné par ce silence, mon conducteur reprend son monologue d'une voix basse et grave alors que notre véhicule s'engage dans ma rue, plongée dans la pénombre :

- Vous savez, aujourd'hui j'essaie de régler de toutes petites choses dans ma vie pour ne pas me vider de mon sang. Et plus je réfléchis et plus je crois que le sang du Christ n'est pas le Saint Graal de l'humanité. Le Saint Graal, c'est l'équilibre.

Il s'arrête devant mon immeuble et, une dernière fois, se tourne aux trois quarts vers mon siège.

Je lui tends le montant de la course. Il saisit l’argent en me fixant droit dans les yeux puis marque une pause longue de trois secondes, prend une profonde inspiration et  enchaîne sur ces mots prononcés telle une formule incantatoire :

« L'équilibre. Tout est dans l'équilibre.»

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