Puces de Vanves
alexandre
-Ecoute, ton camion ne doit pas dépasser la moitié de l’arbre ! Comment veux-tu que je me gare? murmure Patrick à son voisin de déballage.
La nuit s’attarde encore au dessus des immeubles. Les camionnettes chargées arrivent du boulevard extérieur par la rue Laurier. Les unes après les autres d’abord, puis elles s’embouteillent, les chauffeurs s’engueulent sans klaxonner, presque en chuchotant pour éviter les plaintes des riverains.
Les clients, eux, sont déjà là.
Il fait froid, la pluie nocturne brille en flaques sur le trottoir.
Papé déballe la chine de la semaine, des objets de récupération trouvés aux encombrants. L’angoisse se lit sur son visage, il entrouvre un carton. A l’intérieur à moitié cachés par des chiffons ; des broches, des petits vases, des bigoudis de grand-mère. Les cartons répandent l’odeur douce et sucrée du désinfectant industriel pulvérisé dans les appartements où un mort a séjourné trop longtemps. Ce n’est pas l’odeur qui tracasse Pépé. Il ne doit surtout pas « glisser ». Déjà des curieux pointent leur nez, sourire hypocrite, et lampe de poche en avant.
Ne pas se tromper, annoncer le bon prix ; trop élevé, il passe pour un con qui n’y connais rien, trop bas c’est pareil mais en plus il perd de l’argent !
Déjà un attroupement se forme autour d’un quidam, qui essaie de dissimuler aux regards inquisiteurs une statuette sortie du carton.
-« Combien ? »
-« Combien quoi ? » Pépé tente de gagner du temps, appelle du regard ses voisins de déballage à la rescousse. Il faut pourtant se décider, taper le prix fort…
-« Trois cent cinquante ! »
-« C’est fait ! Tu me feras une fiche, je passerai la prendre tout à l’heure »
C’est la glissade ! la banane ! Les pensées de Papé se lisent sur son visage
– « J’aurais dû la garder la statuette, me renseigner un peu! Je suis un con! Il n’a même pas marchandé, et tous ces crétins qui sont partis à sa suite, ils doivent lui proposer le double, peut être même plus ! »
Papé referme le carton, le coince contre le mur près de sa chaise, « Ce n’est pas à vendre ! ».
L’histoire de la statuette se chuchote déjà, enjambe les stands, se transforme, retombe et rebondit jusqu’aux cafés alentour.
Rossi l’a aperçu dans le halo d’une lampe de poche, juste une seconde avant que Buffalo ne la glisse dans sa sacoche. Un ivoire ancien, couleur crème, de longs cheveux ondulés…L’objet se transforme devient polychrome, sa taille devient démesurée, pour certains il a été vendu dans un reliquaire émaillé entouré de cabochons renaissance, pour d’autres c’était Eve et non la Vierge et la statuette représentant Adam était encore plus belle…
Raymond a déjà parcouru l’allée centrale, rien à se mettre sous la dent. Il a déjà visité les déballages de ses marchands favoris, rien, nada ! de la drouille à perte de vue.
La statuette aux cheveux ondulés lui trotte dans la tête, lui gâche sa matinée. Il y a une trentaine d’années il avait lui aussi glissé et vendu une statuette en buis du moyen âge pour des queues de cerises. Il s’était laissé impressionner par un marchand du quoi Voltaire, qui lui avait fait croire qu’ils faisaient tous les deux le même métier. Quel crétin il était ! C’est cette humiliation d’avoir été impressionné et attiré par une fausse fraternité qui lui laissait cette impression honteuse derrière la tête. Sous la pluie les stands paraissaient dégueulasses, les livres détrempés se décoloraient dans les flaques, les verres se remplissaient d’eau trouble, et les merdes de pigeon séchées se répandaient en coulées verdâtres sur les tables. Un guéridon en plexiglas Louis XVI chargé d’une collection de tortues mêlant plastique, faux ivoire et souvenirs d’aéroport acheva de le déprimer. Raymond n’avait que des regrets, il n’avait plus rien à vendre et pas d’argent pour acheter. Toute sa vie il avait vendu ce qu’il fallait garder et conservé des objets minables croyant investir à long terme. Toutes ces merveilles qu’il a eues entre les mains et qu’il a laissées aux flatteurs et aux escrocs sans scrupules dans l’espoir d’être reconnu et respecté…
Il ne se résignait pourtant pas à partir, retournait pour la troisième fois un vase art déco, comme pour s’assurer que cette copie flagrante était bien une pompe sans finesse. Quelques minutes plus tôt et la statuette en ivoire était pour lui, il n’aurait pas laissé passer le coup, il aurait emprunté les 350 euros, mais il n’aurait pas lâché la statuette, il aurait eu sa revanche sur ces années de poisse, un petit brin de soleil, une présence pesante comme l’or au fond de sa poche.