Le Gringo Grugé
stockholmsyndrom
Le feu rouge devant moi s'éternise, ils semblent interminables dans cette foutue ville. La voiture est au point mort. Pas besoin de kit mains libres, je patiente comme il se doit en attrapant la bouteille de vodka. Quelques gorgées pour rincer le gosier.
C'est le moment que choisis une voiture de flics pour se positionner juste à côté de moi, dans les starting blocs. J'en recrache mon elixir sur le volant. Petit moment de panique superflu, je jette la bouteille à mes pieds, rien de très discret. Le bruit et les mouvements attirent l'attention du policier qui se tient côté passager de leur véhicule. Il tourne la tête en ma direction. Le cliché du flic Américain. Son biceps velu pend sur la portière, le gars mâche un chewing-gum, tout en reluquant ma voiture, comme si c'était Scarlett Johansson allongée nue sur un lit à bal d'Aquin, ses moustaches à la Magnum ont l'air d'en frétiller. Il fait jouissivement le tour de la carrosserie, ensuite, il me fixe longuement, je présume, derrière ses grosses lunettes noires pendant un bon moment. Il ne cesse de ruminer, le feu quand à lui reste bloqué sur le rouge. Moi, je commence à transpirer, une goutte solitaire dégouline sur mon front, là même ou il est écrit au marqueur indélébile VOLEUR DE VOITURE. Je suis tétanisé, le flic mâche et fixe, encore, toujours, ne détourne pas le regard, je me vois déjà en fin de course, à plat ventre sur le capot, le calibre sur la tempe, et plus il mâche, plus cette image est nette dans mon esprit, plus les secondes défilent, plus ça en devient insoutenable. Maudit soit l'inventeur du chewing-gum. Il tape l'épaule de son collègue au volant, copie à peu près conforme en beaucoup plus diforme. Les deux flics reluquent la voiture avec le même regard lubrique, puis l'un des deux me fait signe de la tête, comme pour approuver qu'il aime bien se carresser sur Scarlett Johansson. Je répond avec panache en faisant rugir le moteur.
Le feu passe au vert. Je retrouve des couleurs.
La nuit semble vouloir tomber, elle est pleine de promesses, les talons hauts sur les trottoirs donnent le tempo, le fond de l'air est mélodieux. Le contact humain commençe à me manquer. Je suis sous l'emprise de la vodka, la moitié de la bouteille flotte dans mon ventre, je suis à demi saoul, joyeux mais face à moi même et je me fais pas tellement rire. Il me faut de la compagnie alors je déambule à la recherche d'un bar.
Le premier qui se présente à moi a l'aspect froid et miteux, l'entrée est sombre et ce malgré la loupiote qui tente désespérément de l'illuminer, peut être est ce fait exprès, comme dans les bordels clandestins, toujours est il qu'elle arrive quand même à éclairer partiellement la silhouette d'une femme parée d'une courte jupe. D'où je me tiens elle semble bien faite, Il ne m'en faut pas plus pour me garer.
Je sors de la Torino, direction le bar.
Je passe devant courte jupe, bonjour madame, wow! une vraie publicité pour la mort, squelette de son royaume, je crois que les tissus lui font tenir les os, sa peau est craquelé, on dirait ma grand mère, pourtant une once de jeunesse jaillit indéniablement de son regard fatigué, rien d'assez suffisant pour provoquer le désir, mais juste ce qu'il faut pour la prendre en pitié. C'est à coup sûr la méthamphétamine qui lui grignote le corps et l'esprit, j'en suis convaincu quand elle me souri en arborant sa triplette de dents restantes tremblant dans sa bouche en putréfaction. Ça me file la nausée et je m'empresse de rentrer à l'intérieur.
En général lorsque j'entre dans un bar, j'ai les yeux mouillées, le coeur et les artères qui gonflent, mon souffle est court, vous savez, comme ces soldats qui rentrent au bercail. Là, ça me fais pas cet effet. L'endroit est désert, je suis seul avec le taulier dans cette minuscule bicoque à la dérive et j'en ai le mal de mer. Les murs en lattes sont usés par les rouages du temps, le comptoir en contreplaqué bouffé par les rats. Seulement deux tabourets, au cuir troué, laissent entrevoir leur rembourrage en mousse, à la vue de la couleur elle a l'air d'avoir éponger la bile de quelques pochards en fin de course. Pas de décorations, hors mis la télévision sur l'étagère au bout du comptoi. Comme dans tous les bars traditionnels Américains, un combat de catch est retransmis :
Hilary Clinton est en train de cracher son venin sur la perruque de Donald Trump sous les yeux haineux du taulier qui insulte à tout va sa potentielle future présidente. C'est un vrai show tv, avec punchlines et puis coups bas, pas vraiment de différences avec les Européens en soit, mis en part la mise en scène, ça, ça en jette, ils ont sur nous dix ans d'avance, ça prend des airs de tragédie grecque, Donald déverse sa verve agressive et laisse couler des filets de bave pendant que le cadreur fait un gros plan sur les deux kalashnikov que possède Hillary à la place des yeux. Le public crie comme dans un talk show et on entend plus vraiment les arguments, de toute façon à quoi ça sers, on veux du sang et de la sueur et eux, ils t'offrent ça sur un plateau, c'est comme ça, tout est plus gigantesque sur le sol de l'oncle Sam, les bouteilles de coca font la taille de ma nièce, les nièces font la taille de ma tante. Les deux protagonistes de la mascarade se ressemblent, l'un veut monter des murs, l'autre a déjà quelques notions en maçonnerie, surtout en démolition. L'un veut chasser les Mexicains, l'autre, être le berger de tous les hommes.
Évidemment, les deux mentent. Mais le taulier, qui n'a certainement jamais scandé un Yes, We Can de sa vie et doit secrètement envoyer des dons au KKK le plus proche semble être persuadé qu'il se sentirait mieux dans sa peau si c'était un gros buissnessman plein de liasses et de cholestérol qui qui le représentait aux yeux du monde, plutôt qu'une femme, plutôt qu'un noir.
Il ne me fais aucunement attention, et ça tombe plutôt bien, parce que j'ai aucune envie qu'il vienne me taper un brin de cosette patriote. Je veux aussi éviter la junkie qui grille sa cigarrette dehors, alors renonce aux tabourets, jette vaguement un œil au journal, il date des quatre jours, je le repousse et vais m'asseoir à la seule table de la pièce.
Il y a un cendrier. Je m'allume une cigarette.
Le patron des lieux pour s'en apercevoit et me rappelle qu'il est interdit de fumer dans son établissement.
Je regarde le cendrier de plus près. Merde, C'est pour le pourboire. Seigneur au grand coeur, j'y écrase mon mégot.
La Vodka commençe à me ramolir, la journée a été longue et je vois mes yeux se plisser sous l'effet du bruit alentours qui me berce. Tous les ingrédients sont réunis pour que je sombre dans une sieste. Je décide de ne pas lutter et montre patte blanche au sommeil.
Mais ce dernier n'a pas le temps d'arriver.
Un claquement de porte me fais sursauter. Deux hommes entrent. Des latinos d'à peu près une trentaine d'année. Ils ne saluent pas le patron, à vrai dire, ils n'ont pas vraiment l'air d'être là pour faire la fête. Le barman éteint la télévision et je me dis quelle fiotte, vas y, dis leur à eux, ce que t'en penses des métèques. Il attrape le journal et fait mine de lire les nouvelles qui ne l'étaient plus vraiment. Le bruit du ventilateur qui tourne semble etre le seul avoir le droit de s'exprimer librement, l'un des deux mecs s'assoie sur un tabouret et s'allume un gros cigare avant d'enfumer la pièce. L'autre vient s'assoir en face de moi. Je demande un jeu de carte au patron. Ça ne fait sourire que moi.
Ce qu'on peux dire du mec qui se tiens devant moi, c'est qu'il est plutôt intimidant. Son cou et ses avants bras sont tatoués, c'est un support humain d'oeuvre d'art, pas la moindre parcelle de peau, mis a part sur son visage. Ses yeux sont remplis d'agressivité. Paradoxalement, son faciès a l'air d'être paralysé par le sourire, mais en aucun cas celui qu'on vous fait quand on vous souhaite la bonne journée, non, ce sourire est cynique et malveillant, malsain, terrifiant, psychotique meme, j'ai en face de moi un cobra qui bombe le torse et je peux comprendre sans trop d'efforts, rien qu'en regardant dans ses yeux, que j'ai le rôle de la souris qui se fait manger. Il m'intimide mais je ne me démonte pas et lance un ironique Qué pasa? qui sonne comme une moquerie. Le type sourit, comme s'il avait à faire à un enfant culotté mais inoffensif.
-Tu as pas l'accent Mexicain, gringo.
- Je suis Français.
Il semble enchanté par la réponse, pour je ne sais quelle raison:
- Aahahaa, El paìs de Gignac!!
C'est donc pour ça. C'est aussi le pays de Baudelaire, Cottillard et Dominique Strauss-Kahn mais va pour Gignac. Son collègue applaudit. Moi, je fais mine de partager leur engouement, ça me parait judicieux aux vues de la situation, alors on scande tous en coeur le nom d'André Pierre Gignac dans la joie et la bonne humeur, même le taulier s'y met, jusqu'à ce que mon interlocuteur tombe dans la schizophrénie et tape violemment du poing sur la table.
Changement de faciès, fini la courtoisie vénéneuse, voilà qu'il se transforme maintenant en pitbull couleur rouge sang, j'aperçois ses crocs se serrer les uns contre les autres, rien qui vaille, qu'est que ce foutu Mexicain me veux, je panique et me pose milles questions, serais ce mon heure? Pas un message divin pour m'éclairer, alors le Mexicain le fait pour moi:
Elle est à toi la voiture garée dehors?
Il est donc questoin de ma voiture. Qui n'est d'ailleurs pas la mienne. Et peut-être même bien la sienne.
Ça me fais l'effet d'un coup de marteau dans la cage thoracique, je suis dans la merde. S'il s'avérait que la Torino était à lui, on pouvait pas dire que j'étais tombé sur la bonne pioche. Tiens, en parlant de malchance et d'outil de jardinage, j'imagine déja ce psychopathe mettre des coups de pelle dans le désert silencieux avant de m'enterrer vivant, un cactus en guise de pierre tombale. Aucun mot ne parvient à sortir de ma bouche.
Elle est peut-être à l'eunuque alors?
C'est le flou total, j'ai vraiment aucune idée de qui il veut parler, alors je tente de me renseigner comme je peux afin d'éventuellement rejeter la faute sur cet inconnu en me disant que je trouverai bien une histoire à monter de toute pièce:
Euh... Peut-être bien, je... Qui est cet eunuque? J'ai cru voir quelqu'un se garer là devant tout à l'heure.
Ma tentative désespérée ne convainc personne, mais le Mexicain joue quand même le jeu en se réjouissant de me voir mouiller mes sous-vêtements. Il se tourne vers le patron du bar et le pointe du regard avec un mépris féroce:
- L'eunuque, c'est lui. Un pauvre type qui se bourre la gueule dans son propre bar H24, ça lui donne certainement l'impression d'avoir un client, qui sait...
Il laisse planer un cours silence.
Ou peut être qu'il fait ça pour oublier...
Le mec sur le tabouret pose un rictus et le Mexicain reprend:
-C'est un vétéran du Vietnam!
Et les deux commencent à applaudir en remuant le cynisme puant qui flotte dans l'air.
-Il a fait pas mal de trucs là bas, n'est ce pas l'eunuque?
Le vieux baisse la tête, son visage se décompose, coule sur le comptoir comme de la cire chauffée à blanc.
-Lui, ce qu'il préférait là bas c'était pas l'odeur qui se dégageait du bridé quand ils faisaient des barbecue au napalm avec ses potes, nooon! Lui son truc, c'était renifler l'odeur de l'innocence, prendre les villages, enfin non! prendre des gosses dans les villages! Ah il s'en ai tapé de la viet Kong hein, il a jamais autant baisé de sa vie l'eunuque!
Le Mexicain au comptoir applaudit un ton plus fort.
Les joues du patron sont maintenant humides, des larmes chaudes pendent sur ses lèvres immobiles et j'en ai presque de la peine pour ce pauvre type.
-Jusqu'au jour où il s'est tapé celle de trop. Il nous a jamais raconté si elle avait de la barbe, hein l'eunuque? Toujours est il que celle là s'était logée une lame de rasoir au fin fond du vagin et slaaash!! Ça ça a dû bien te faire jouir mon gros coquin!!!
Le taulier à ce moment là tombe en sanglot etle Mexicain continue d'appuyer sur la plaie:
- Pour ta gouverne l'eunuque, même si j'ai beaucoup d'affection pour cette petite, je reconnais qu'elle a été un peu loin en s'improvisant ensuite chirurgien sur tes pauvres cojones, mais je peux la comprendre, tout le monde déteste les Américains, pas vrai Carlos?
L'autre Mexicain au comptoir valide d'un signe de la tête avant de balancer les volutes de son gros cigare sur le visage du barman en train de se vider de pleurs. Le type en face de moi se repenche ensuite sur mon cas:
-Alors tu vois gringo, je pense pas que ça soit l'eunuque qui ait volé la Torino de mon oncle, il aurait pas eu les couilles pour le faire.
Bordel, le fermier, c'était son oncle. Mes muscles se crispent, je suis tétanisé et demeure impuissant, je vais avoir droit à mon cactus, les autres issues? Inexistantes. Je suis en pleine panique, je ne sais pas si mon agresseur s'en rend compte, si, bien-sûr que si, je dois être pâle comme un cierge de pâques, j'ai la maladie de Parkinson et c'est limite si je lâche pas une flaque sous la table, la situation est critique, je ne désire qu'une chose, crever, oui, là, tout de suite, pour en finir, avant qu'on me crève. Le porte parole de mon instinct de survie surgit alors de nulle part. Il me soumet une autre idée, barre toi en courant, t'as rien à perdre de toute façon. Le poids du regard du Mexicain m'écrase les tempes au fils de ces secondes interminables et dans la précipitation, je cède à mon instinct, je me lève brusquement de la table et détale en courant.
Mais je suis trop saoul.
Quelques mètres me suffisent pour m'étaler sur les bottes de l'homme au cigare. C'est là que la lumière s'est violemment éteinte.