La liste de courses

Pierre De Gerville

Qu'est-ce qui nous rend complets ? Quelles sont les choses qui nous rendent tristes par leur absence ? Un petit texte pour essayer de répondre à ces questions. Du moins, dans mon cas...

Je rangeais mon placard et j'ai recroisé la route de mon vieil Ellipses. Mon vieil Ellipses est un pavé. Il récapitule patiemment tout le programme de Math Spé sur mille pages élimées. Je l'avais gardé avec la nostalgie des amours passés – lui et moi, on ne s'était pas quittés pendant un an, je l'avais promené chaque jour au creux de mon bras et il avait sans jamais se plaindre veillé mes nuits trop courtes, posé sur sa table de nuit. Sa couverture est tordue et jaunie. Un chapitre se décolle. Il est couvert de balafres au stylo bille en face des exercices terminés. Mon vieil Ellipses n'a pas bonne mine – il doit manquer de soleil.
Je me suis mis à le feuilleter, posé en équilibre sur ma main malgré son poids encyclopédique, avec l'aisance des reflexes acquis. Et je parcourais autant de l'algèbre et de l'analyse qu'un an de ma vie. Je me suis assis à mon bureau. J'ai repris à la première leçon, qui porte le titre poétique d'ALGEBRE GENERALE – RAPPELS ET COMPLEMENTS. La magie des signes cabalistiques tracés sur la page blanche m'a à nouveau saisi. J'hésitais et je trébuchais comme un blessé qui remarcherait pour la première fois. J'ai bouclé la leçon. En trichant un peu et en regardant quelques solutions. J'ai entamé un exercice. Tout m'est revenu – la parfaite abstraction d'un problème qui absorbe totalement l'esprit, les tentatives ratées, la satisfaction intense de l'intuition vérifiée, quand tout s'enchaîne de plus en plus vite et de plus en plus facilement vers la preuve. En me l'avouant, je me suis senti vaguement coupable : les Maths me manquaient. Comme si j'avais été, toutes ces années, amputé d'une part de moi – incomplet.
Le vieil Ellipses s'est refermé tout seul avec un soupir de soulagement. Je me suis demandé quelle était ma complétude. De quelles choses dépendais-je, de quelles choses mon bonheur, ou du moins une absence relative de mal être, dépendait-il ? Sur quels piliers ma maison reposait-telle ?
Pour comprendre ce qui m'est vital – au sens d'une vie pleine et satisfaite – je raisonne par opposition et je cherche dans mes souvenirs des périodes de mal être et je cherche ce qui me manquait alors. Ainsi commence ma liste.
La vie à deux m'est indispensable – et plus que la vie à deux, la vie avec celle qui partage la mienne depuis dix ans. Seul, j'étais sans but. Ou plutôt : sans ancre. Elle, c'est mon équilibre. Elle, c'est l'infinie complexité d'un autre être à contempler. Elle, c'est la richesse.
L'écriture évidemment : si je n'écris plus, je tourne comme un lion en cage. Mes périodes vides ne sont jamais de bon augure – j'y deviens sombre et irascible. Pourquoi écrire ? Je ne peux répondre à cette question qu'avec ces deux mots : j'écris.
Le sport et les mathématiques, qui ne sont finalement pour moi que l'expression d'un même besoin ; découvrir les possibilités de mon corps et de mon esprit et ressentir l'excitation délicieuse du jeu. Pourquoi ces disciplines me sont-elles vitales ? Les psychologues y verront probablement des causes et des effets et on pourra toujours parler d'endorphines, mais jusqu'à quel point disséquer l'homme pour n'en faire qu'une somme de réactions chimiques ? Non que je récuse l'utilité de tels travaux – simplement, considérer l'homme dans son ensemble me parait tout aussi important. Ce que je sais, c'est qu'en l'absence de sport et en l'absence de mathématiques, je suis malheureux. Et c'est pour moi une vérité.
Que reste-t-il ? Les autres. Sans les autres, ma vie oscille dans une spirale vide et interminable. L'Autre est différent, horripilant, gênant, effrayant et toujours c'est l'Autre et mon instinct me ramène vers lui. Il m'est difficile de concevoir une action vide de tout rapport avec autrui – une action pour moi seul : j'écris et je veux être lu. Il me semble que je dois aider l'autre. Je ne sais pas encore comment. Je ne prétends pas clamer que j'accomplis toutes ces taches qui me sont nécessaires. Aider autrui, c'est dépenser un peu de soi et c'est un pas à franchir.
Ma liste de courses est terminée. J'espère n'avoir rien oublié. Ah : si. Mais elle se définit moins par son absence que par sa présence et la joie profonde qui m'emplit quand je suis face à elle et que je la contemple : la mer.
Voilà une liste étrange et pour le moins éclectique. C'est ma liste - et ce n'est que ma liste. Je ne prétends pas que cette liste est bonne ou même pertinente pour l'humanité toute entière… Mais j'invite chacun à rédiger la sienne. 

  • toute la deuxième partie de votre texte(donc après les mathématiques) ressemble fort à des réflexions que je pose moi même sans cesse, comme beaucoup de ceux qui écrivent. Allez me lire. Au moins les deux derniers textes: le don de soi, et extraire.
    inutile de vous dire que j'ai aimé votre texte, bien qu'il est toujours agréable de savoir que les gens ont été heureux du supplément d'âme qu'apporte notre écriture.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Effectivement la première partie éveillera plutôt l'intérêt de quelqu'un qui aime les mathématiques... C'est l'idée du texte, partir de mon cas particulier pour dégager une question générale. Merci et à bientôt sur votre page, alors...

      · Il y a presque 9 ans ·
      Photoid

      Pierre De Gerville

  • Vous voulez être lu ? C'est fait. Et bien lu en plus ! Et vous verrez, je ne serai pas le seul caddy ça !

    · Il y a presque 9 ans ·
    479860267

    erge

    • Merci pour la motivation ! C'est toute la magie de ce site...

      · Il y a presque 9 ans ·
      Photoid

      Pierre De Gerville

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