Le Marine Bar
Laurence Malabat
Seule une poignée de flâneurs peut remarquer, ce matin-là, le soleil encore timide se refléter sur l'eau scintillante de ce petit village héraultais. Les travailleurs matinaux, eux, s'affairent à préparer les banquettes des troquets, à nettoyer les berges portuaires, à monter un agencement scénique d'un kiosque, pour une soirée qui s'annonce arrosée.
- « Heyyyy, les fûts là tu me les mets à côté des tireuses !! Et fait gaffe, mazette, de pas te foutre à l'eau, arf, y est con c'ui ci (rire gras)!! ».
Au large, les marins fatigués d'une nuit de labeur rentrent au port, tandis que les plaisanciers amarrés se réveillent doucement.
Un chat se toilette près d'une mouette aux aguets, espérant que le pécheur ramènera du poisson pas assez calibré pour la vente à la criée. Ils savent bien l'un et l'autre que celui- ci leur sera destiné.
Je te propose d'Ouvrir grands tes yeux, tes oreilles, laisse les odeurs iodées t'envahir. Le soleil est plus haut sur la méditerranée, il réchauffe les âmes, et les corps, nous sommes à Marseillan, tôt le matin, près du port, le marché du mardi se prépare.
Il est 8 h, Les commerçants ambulants s'installent doucement le long des trottoirs, grignotant les moindres centimètres carrés de la rue. La douce fraîcheur est agréable et le calme ne sera que de courte durée.
En terrasse du café « Le Marine Bar », situé en plein centre du marché, la serveuse embrumée prépare les tablées. Taciturne de la figure ou bien peut être une mauvaise nuit, ou peut être…je ne saurais jamais. Elle est jeune, je dirais 20 ans, elle a le type des gens méditerranéen, brune aux yeux bleus, elle a l'assurance des gens du Sud.
Je m'attable dehors, les clients sont clairsemés, je prends un café comme les quelques autres personnes présentes .Les premières gens passent devant moi, ce sont les habitués du marché. Ceux-là on les reconnaît à l'accent qui chante, la cadence nonchalante, ils sont là pour faire les commissions, c'est sûr, mais surtout pour leur bain social hebdomadaire. Ils traînent avec eux ces caddies fonctionnels à roulettes, la casquette tressée en paille ou le brushing parfait et des…
- « Alleeeez Ciaooooo !!» à tout va.
Les vieux se rencontrent ici tous les mardis matin et pour autant on a l'impression que cela fait un siècle qu'ils ne se sont vus. Retrouvaille rassurante,
- « Tééé, T'es là toi ? Et il est où Marcel ? Et t'as pas su ?? Hé non pardi, Hoooo Mazette. »
Ces deux-là, au moins ils vont bien, alors que Marcel lui…, Boudiou…
- « Et les enfants ?
- Ils sont repartis peuchère !! »
Eclats de rire et tapes dans le dos,
- « Hé bé, Hé ouaih !! »
Ils se connaissent depuis bien avant la guerre et ont plaisir à se croiser ce matin au marché.
9h - Les premiers vacanciers arrivent. Ils passent devant moi, en famille, poussettes et enfants encore somnolents, pour le moment. Ils sont habillés de couleurs, souvent mal assorties. Ce n'est pas grave, on est en vacances. On s'apprêtera mieux ce soir pour la soirée Election Miss Camping 2023. Les tongs claquent sur les pavés.
A la terrasse du « Marine Bar » un groupe d'hommes âgés se retrouve, ils s'attablent et rapprochent les chaises, la petite table ronde suffira car seulement deux d'entre eux consommeront. Les femmes font des emplettes. Ça rigole fort. Avec eux, un vieux marin, bandana et cheveux longs grisonnants semble connaître tout le monde. Il a pignon sur rue. Les passants le saluent de loin. Il répond d'un geste et d'un sourire un peu blasé.
Certains viennent au marché en vélo. C'est encombrant pour les cabas, heureusement qu'il y a le panier au guidon ainsi que le tendeur pour les cagettes.
9h30- le vent se lève doucement. La chaleur monte, les forains en face ôtent leur gilet, l'étal est en place, reste à attendre les acheteurs.
La serveuse à une mémoire fantastique malgré son jeune âge, elle semble servir à ce bar depuis l'invention du Noilly Prat.
Ça tousse gras derrière moi, ça fume, sûrement des années de clopes sans filtres.
Une femme assise à quelques mètres dénote dans le décor, avec ses lèvres botoxées. Elle est attablée, avec deux amis, blonde et des espèces de mules en moumoute aux pieds assez ridicules. Elle se prend en photo en rehaussant encore plus ses lèvres. Elle abîme le paysage autant qu'elle s'abime elle-même. Surfaite même dans ses gestes, elle a l'air d'être arrivée là par hasard.
Je m'étonne de ne voir quasi personne portable à la main. Ici on se parle.
Mon café terminé, je décide de me lever du bistrot et de déambuler au milieu des stands. Déjà le poissonnier a vendu son stock, reste quelques dorades et de la salicorne…Qui achète de la salicorne ?
Les étals qui attirent le plus le chaland sont souvent les mêmes. Le marchand de sac en osier made in china, les olives de chez Métro, le disquaire avec en tête de gondole Goldman et les Rollings Stones. Celui des culottes de grand-mère est vide par contre… Elle se désespère :
- « Alleeeez ! Les essayer c'est les adopter » aboie t-elle.
Une bonimenteuse attise mes oreilles au loin. La vendeuse de culotte s'exaspère du nombre de marchés qui fleurissent aux alentours et qui fait baisser son chiffre.
- « Et toi tu vends ?
- -Hé Ça commence oui ! Et toi y t'on mis où ?
- Ben près de l'église !
- Hoooo ma pauvre. »
Une passante qui rencontre une autre passante,
« Diiiiis c'est pas Béatrice là-bas ?
-Hé non
-Et bonjour Brigitte. Comment ça va ?
-Ben robert y s'est fait mal en rentrant des boules hier. Diiis, on se fait un resto entre filles à midi ?
-Alleeeez »
Ho j'entends le chien robot de mon enfance qui aboie d'un bip strident et fait des roulades. Je m'approche. La vendeuse à l'air au fond du trou, elle porte des lunettes noires, clope au bec. Les chiens en peluche plastiques qui braillent, elle en peut plus, ça se voit. Sa clientèle ? C'est la marmaille. Elle en peut plus.
Deux messieurs parlent de leur prostate, figés debout au beau milieu de la rue, aujourd'hui interdite aux voitures.
- « Le docteur il a dit que les cachets suffiront … Bo il faut bien y passer…Et la femme qui est toujours en retard…Hé bé »
10h30 - Les odeurs emplissent les ruelles : Poulets rôtis, encornets farcis, paella…
Je me retrouve, après avoir déambulé au hasard des méandres du marché, devant le « Marine Bar »
Je remarque que les fumeurs ont déserté l'intérieur, place aux vapoteurs aux volutes de fumées intenses. Ils ont eux le privilège de fumer dedans.
Je m'attable.
Sous l'olivier central, entre le crémier et le rôtisseur, 2 grand-mères sont assises sur un banc de fortune. Elles regardent la foule, la scrutent, commentent les passants. Caddie fuchsia pour une, canne rouge étincelante pour l'autre, assortie à sa chevelure auburn. Ça papote grave.
Ça ne rigole pas chez ces gens-là.
Une des deux se caresse le ventre, je devine une conversation gastro-entérologique due à une constipation passagère. Un enfant passe près d'elles et pour la première fois depuis une demi-heure, je les vois esquisser un sourire. L'enfance amène la candeur et l'innocence, le renouveau d'une vie qui est devant quand la leur est dorénavant derrière.
Le groupe de femmes présentes depuis l'ouverture s'est étoffé au bar. Elles sont passées du café au Perrier en attendant le petit verre de blanc. Mais là, il est quand même trop tôt.
Le marché est prétexte à se retrouver.
La serveuse est toujours blasée mais gère toujours aussi calmement qu'en début de matinée. La population du marché change. Les locaux ont fait place aux touristes estivaux. Maquillage sophistiqué, petite robe fleurie légère, chapeau assorti au sac à main et quelques fois, elles poussent jusqu'au détail sur les chaussures. Fini les tongs, place au pilotis.
Les chiens aussi, sont à cette heure- ci différents des premières heures. On passe de vieux cabochards à poils miteux aux chihuahuas tenus dans les bras de madame.
Je remarque également beaucoup de touristes à l'accent parisien, en marinière. Pour autant je ne décèle aucun pied marin chez eux, peut être pensent- il ainsi passer inaperçus
On cherche une place en terrasse, la soif se fait sentir, les enfants s'agacent. On scrute les fins de verre pour prendre la place dès le moindre geste de départ. Les anciens au teint buriné arpentent la rue. Ils savent où ils vont, ils ont loupé le premier train du marché, plus de temps à perdre , sinon il n'y aura plus de pain chez la boulangère. Je devine qu'une grande mère a eu du retard avec son petit fils car elle le tire d'une main de fer par le bras , l'air renfrogné. Il n'y plus de temps à perdre mazette. Elle, il ne faut pas l'embêter, son parcours est tout tracé elle le connaît par cœur et quoi qu'il advienne elle aura la dernière baguette envers et contre tout.
- « On est chez nous, ici! C'est pas ces gens du nord de Millau qui vont nous piquer notre pain»
Des vendeurs africains proposent ici les même colliers, lunettes noires, paréos depuis des décennies. Un, écoute Radio Sénégal, très fort. Un autre vend du tissu provençal avec un fort accent. Ça dénote un peu, les olives et les cigales dans son costume en wax.
Je présage que la marchande de chapeaux de paille va aujourd‘hui faire un bon chiffre d'affaires. Elle ne désemplit pas et beaucoup de passantes arborent un couvre-chef d'osier.
Les mamies sous l'olivier sont parties. Je ne les ai pas vu s'en aller. Plus rapides qu'elle n'en avait l'air les dames.
- « Je vais encaisser dessuite, comme ça c'est fait »
La serveuse sort cette ritournelle à chaque table depuis maintenant 3 h.
Il est 11h, elle se déride un peu, un trait d'humour, un sourire. En terrasse, l'odeur de Ricard a remplacé l'odeur de café.
Une femme a une table, porte 2 chapeaux de paille l'un sur l'autre, la marchande procède-t-elle à une quelconque promotion ? Aie, Pleurs d'enfants, un verre cassé.
- « Alllleeeeez ça commence »
Une femme africaine propose des tresses aux petites filles sur le stand des colliers. Elle a un succès fou. Radio Sénégal diffuse du reggae, on augmente un peu le son.
- « Mesdames bonjouuuuur ! »
La serveuse se réveille, il est 11h30,
- « Allez 2 muscats ! »
- « C'est trop touristique comme marché, on aurait du aller à Pézeuuhna ».
Dit une dame à son amie.
- « Bo,… tu veux des chipppp avec ton muscat ? »
Le marché est une scène théâtrale à ciel ouvert, tous nos sens sont en éveil, mais que dis-je ?
- « Il est bien tard peuchère, houuuuu et il fait une calouuu, allez zou, je me rentre, y a la femme qui m'attends, Adiu Brigitte, Robert, Assia et Mario, à la revoyure »
Et par-dessus tout ça, je vous donne en étrenne, l'accent qui se promène et qui n'en finit paaaaaaaaasssssss…
Moa lo
Crescendo !
· Il y a plus d'un an ·https://youtu.be/ZLt_LT-TYTo
dechainons-nous