Le moment
Christian Lemoine
Car il n'est pas de mot pour le dire. Ou alors, il faudrait un seul mot doux, court, murmuré. Un mot réduit à une lettre soufflée, inaudible. Car on n'en sait pas bien saisir la raison...
Le moment vient, on ne sait ce qui le motive. On n'est pas bien sûr que quelque chose le justifie. La feuille était là, depuis le printemps. Eclose froissée de son bourgeon, entre la glu des sèves et l'échevelé des vents encore frais. Pourtant elle s'est accrochée, résistante aux pluies et aux bourrasques. Elle s'est épanouie, a flirté avec le soleil pour n'en être que plus luisante. Puis elle s'est rabougrie, peu à peu rétrécie sur sa branche, perdant de sa substance, de sa couleur, de son poids. Plus légère et diaphane, réduite à un semblant de papier craquant tendu entre ses nervures ; elle s'est éteinte. Et c'est ainsi sans poids et sans vent, qu'elle se détache.
Car ce moment est indicible. Il faudrait la couleur ténue d'un espoir fragile, poussé du bout de la langue vers le glissant ivoire des dents. Mais nous ne savons pas dire ce mot. Nous ne l'avons pas inventé.
Et cependant, il est bien là, ce moment à nul autre pareil, exceptionnel dans un être seul mais répliqué en milliards d'occasions. Sur le chêne à l'aubier élargi, un gland, si peu remarquable. Il a grandi grossi. Par le canal d'un pédoncule ombilical, il a puisé son charme rebondi à la branche où il est né. Et par ce fin canal nourricier, fidèle, essentiel, le voilà soudain trahi, livré à la loi terrible de la pesanteur. De ce temps long de sa croissance, dans sa dépendance absolue à l'arbre qui le porte, jamais il n'a senti peser en lui la menace de sa déchéance. Et c'est à présent, dans la plénitude de son vert éclatant, tandis qu'il est au plus beau de sa brillance, que son lien le plus loyal le déserte, le laisse tomber. Il est au plus plein de sa vie et voilà qu'il doit mourir. Sur le sol moelleux il rebondit une ou deux fois, craque sur les feuilles froissées, et puis s'installe dans le silence de sa mort décrétée.
C'est le moment ineffable, dérisoire et formidable ; ce si petit morceau de temps, quand la feuille se détache. Quand le gland se détache, laissé au paradoxe où il fallait sa mort pour que prenne sens sa vie de germinal. Si tant est que de son éclatement puisse germer un jour l'arbre nouveau.
Saurons-nous jamais dire la saveur de ce craquement, si nous ne nous étonnons plus qu'un seul gland tombant sur un tapis de feuilles mortes fasse plus de bruit peut-être qu'une biche qui s'enfuit ! Car il est ce moment indicible, insaisissable au point qu'il n'existe qu'en à venir ou en passé, en son présent pas même perceptible. Un instant sans existence.
La feuille pourtant était à l'arbre, et puis elle est tombée. Le gland pourtant était au chêne, et puis il est tombé. La vie pourtant habitait ce corps puissant, circulait en sirop rouge écarlate dans le plus infime vaisseau, agitait tous les organes assemblés pour construire un être ; la vie s'animait en des pensées sublimes, en des verdeurs de prairies, des opéras de feuillages admirés, des flamboiements d'amour inconditionnel. Pourtant la vie...
Quelqu'un a-t-il saisi l'indicible moment ? l'invisible frontière entre avant et après ; l'infinitésimale fraction de seconde, absurdement quelconque et qui fait toute la différence entre l'être et son néant. Quelqu'un ? qui puisse en porter témoignage...
Je suis ravie de trouver de la poésie digne de ce nom, toute une émotion face à ce spectacle silencieux et pourtant bruyant de mille sentiments divergents : la feuille qui naît, grandit, puis décline et se meurt...
· Il y a environ 4 ans ·Sy Lou
un texte magnifique où chaque mot est à sa place : un vrai coup de coeur !
· Il y a environ 4 ans ·Susanne Derève