Le mondain sicilien

june

Les faux-semblants se révèlent lorsqu'un "self-made man" meurt brusquement ...

À la lueur des réverbères se reflètent les tristesses feintes des cadres supérieurs. Il est mort, disaient-ils. Rien à faire, sortons le champagne pensaient-ils en chœur. Elle est là, cette « grande dame », formule à prononcer avec des salamalecs dans la voix. Blafarde, mais maquillée à outrance. Du fond de teint désaccordé, des cils verts, du rouge à lèvres rouge. Elle est épaisse, le visage lunaire tourné vers l'indicible, ce désespoir abstrait dans lequel elle pense avoir plongé. En réalité, un vide abyssal. Ils ne partageaient plus le même lit, mais la convention voulait qu'elle aille à son enterrement. Elle dodeline vaguement  de la tête en réponse à ce ballet  de visages hypocrites. Ces mêmes hommes et femmes qui défilaient dans le bureau du mari, yeux fuyants et mentons baissés comme des enfants pris en faute cachent à présent leurs yeux rieurs.

La voilà.

L'amante. Les coutures de sa robe manquent de craquer. Elle ne cesse de tirer dessus, comme si quelqu'un en avait désapprouvé la longueur. Ses yeux verts s'étaient délavés avec le temps, et ses cernes violacés témoignaient de nuits trop courtes. Ses cheveux, épais et noirs, retombaient dans son dos. Elle contrastait avec les autres : son visage était exempt de maquillage, et ses lèvres nues. Elle était chanteuse d'opéra la nuit, disait-on dans les couloirs de l'entreprise. En réalité, elle faisait souvent acte de présence dans les soirées mondaines. Elle n'était pas explicitement invitée, mais elle errait souvent au hasard, rencontrant des gens dont elle ignorait la fonction réelle, murmurant des mots doux à l'oreille de son amant. Elle piochait machinalement dans le caviar, s'approchait du cercle des politiciens en hochant la tête tous les trois mots. Lors des vernissages, elle commentait les œuvres d'art à qui acceptait de prêter l'oreille quelques instants. Elle réinventait les détails de la vie d'artistes quelconques, pour les rendre inoubliables.

À présent, elle regardait obstinément la gerbe de fleurs. Des orchidées, des roses, des camélias, des lilas. Un mélange heureux, aurait-elle pensé dans d'autres circonstances. Finies les soirées, plus personne de l'accepterait, et cela n'aurait plus d'intérêt. Elle devrait travailler comme les autres, ces femmes qu'elle toisait souvent avec un mépris non dissimulé lorsqu' elle passait, en laissant des effluves de Chanel dans son sillage. L'autre, l'officielle, ne lui laisserait certainement pas un sou. Les comptes étaient trop bien garnis pour qu'elle ait droit à une miette. Et son bedonnant d'amant, elle ne savait même plus ce qu'elle était censée penser de lui. L'aimait-elle ? Mais lui, l'aimait-il ? Ou n'était-elle qu'un trophée supplémentaire dans la vitrine de son succès ? La femme tourna un peu la tête vers « l'officielle ». Elle pensa que celle-ci avait l'air hagard, encore plus que d'habitude. Sûrement le Xanax.

Elle tourna sa tête de l'autre côté et vit alors le père, qui contrastait totalement avec les circonstances. Ce petit homme en costume sombre aux plis apparents ne dissimulait pas. À la différence des autres, il était serein. Il écoutait le discours du prêtre avec  neutralité, en n'affectant pas la tristesse. L'Amante se souvint qu'il lui avait parlé une seule fois de son père. Avec une fureur mal dissimulée, il lui avait expliqué qu'il n'avait aucune ambition, et qu'il n'était tout au plus qu'un simple cireur de chaussures. L'amante avait par la suite découvert que celui-ci tenait une épicerie. Origines modestes, donc. Et volonté cuisante de parvenir à une reconnaissance sociale qu'il n'avait jamais pu obtenir. Classique. Elle imagina le vieil homme dans sa boutique, radio allumée,  parlant avec les habitants d'un petit village.

 

Et puis, sur le côté, tous ces officiels venus pour le prestige, photos à l'appui. Certains dégainaient leur téléphone en ne cherchant même pas à être discrets.

Qu'aurait-il pu dire ?

Marcel Reggiani avait passé sa vie entouré d'inconnus. Il était mort de la même façon. Il avait poussé son premier cri en Sicile, parmi les citronniers et les sifflets bruyants des supporters de sport. Il n'avait pas toujours haï son père, qu'il avait un temps considéré comme un héros, comme la plupart des enfants peuvent le faire. Il donnait parfois un coup de main à l'épicerie : les adultes lui ébouriffaient les cheveux en passant, et il était admiré des enfants qui poussaient des hourrah lorsqu'ils le croisaient. Néanmoins, l'adolescence fut plus chaotique, et, très vite, cette existence cotonneuse ne lui suffit plus. Sa mère, constamment postée à la fenêtre, avait croyait-il noyé ses ambitions au profit de celles, médiocres, de son mari.

Marcel commença à s'abreuver de livres empruntés à la bibliothèque.

« Le mythe du self-made man et toutes ces conneries », grommelait souvent le père.

« Je ne reprendrais pas ton commerce, tu peux toujours courir » lui criait Marcel avant de s'échapper pour une virée quelconque.

Et la mort fauche tout. Retour sous les citronniers.

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