« Le monstre »

fragile-voice

          Les lumières des lampadaires défilent sous mes yeux, et je peux voir mon reflet blafard sur la vitre. Il est cinq heures du matin, et je suis en route pour l'hôpital. Drôle d'heure doit se dire mon père qui ne pipe mot, assis à côté de moi.

          En arrivant aux urgences, je dois marcher jusqu'à un lit, et mon corps frôle les murs afin de ne pas s'effondrer. Verts, les murs. Puis le box dans lequel j'attends est blanc. Qu'est-ce que j'attends ? La mort ? Un défilé de médecins et d'infirmiers commence, et je me demande un instant où peut bien être mon père. L'infirmier cherche une veine à piquer sur mon bras, sans en trouver. Puis il insère finalement une aiguille dans ma chair, et rempli plusieurs échantillons de mon sang. Au labo, allez hop ! Puis un autre arrive avec une énorme machine sur un chariot roulant. La machine ressemble au sismographe qu'on voit dans les manuels d'SVT. Un sismographe pour mon petit cœur qui ne bat pas toujours correctement avec mes médicaments. Et une électrode par-ci, et une électrode par-là, et un électrocardiogramme s'il-vous-plaît. Le bras de fer trace des courbes régulières sur un rouleau de papier qui défile, et j'observe cette preuve que je suis bien en vie d'un regard fasciné.

          Je reste un instant seule, puis un médecin revient. Et on parle. Un peu. Moi, en tout cas, un peu. J'ai la gorge sèche, mais personne n'a pensé à me proposer un verre d'eau. Il faut dire que l'évier est à vingt centimètres de moi sur ma gauche, mais que je ne peux pas me lever. Le médecin m'explique qu'on va encore me faire passer un test, puis que je serai déplacée dans un autre service, plus celui des urgences.

          Un électroencéphalogramme. Rien que le mot fait peur. Il paraît que ce sont des impulsions électriques sur le cerveau, et on regarde un bout de papier pour voir comment il réagit... Moi, j'ai surtout senti les électrodes poisseuses dans mes cheveux, et la lumière aveuglante qu'ils faisaient clignoter devant mes yeux.

          Quand on déplace un lit d'hôpital, on le pousse par les pieds. Ainsi, je ne peux qu'observer des couloirs surgir sous mes yeux, sans voir où nous allons. Incapable de me repérer, je me demande comment mes parents vont bien pouvoir me retrouver.

          Une chambre aux murs nus et blancs un peu décrépis, deux chaises et mon lit médicalisé. Quel luxe. On me dit que mon électrocardiogramme est normal, que mes prises de sang n'ont quasiment rien donné d'inquiétant. Et pour l'électroencéphalo-gramme ? Personne ne me dit rien. Alors, il est normal ou pas ? Seule dans ma chambre, le stress monte. On m'apporte un verre d'eau, enfin, et mes parents arrivent. Ils ont l'air perdus. Perdus et tout petits au milieu du sang, du vomi, de l'odeur de désinfectant de l'hôpital, perdus au milieu du manège des médecins, tout petits avec leur impuissance face à ce qu'ils ne veulent pas entendre de la bouche de tous ces gens en blouse blanche.

          Pourquoi ne me dit-on pas que mes examens sont normaux ? Que je peux retourner en cours ? Pourquoi ne me rassure-t-on pas ? Pourquoi ne me dit-on pas que tout va bien aller ?

          Une autre médecin arrive. Mes parents me laissent avec elle, et elle ne me parle pas de l'électroencéphalogramme. Mais on parle, oh ça oui, on parle ! Puis elle s'en va parler avec mes parents. Elle revient, et m'explique ce que j'ai, pose des mots sur mes maux. Elle m'explique pourquoi ça fait si mal de vivre, oh oui, tellement mal. Pourquoi je suis devenue comme ça, pourquoi ça a déraillé, pourquoi je n'y arrive plus. Et à chaque mot qu'elle prononce, je me sens chuter un peu plus vite... Non, non ! Je voudrais lui crier de se taire, d'arrêter de dire tout ça, que c'est faux, que je vais bien. Mais je ne peux plus me mentir, alors je me tais. Elle me parle de ma maladie. Elle me le dit, comment elle me ronge, comment elle me détruit, à l'intérieur. J'ai envie de vomir, et d'expulser ce monstre de moi.

          Puis j'attends, dans la peur, qu'elle revienne avec mes parents. Elle revient. Ils ne disent rien.

« Nous allons vous transférer dans un autre hôpital. »

          Cette fois, c'est ma mère qui monte avec moi dans l'ambulance. Je regarde la route jaillir de sous les roues du véhicule depuis le hublot arrière. Je me tortille dans ma robe d'hôpital. La couverture que l'ambulancier a insisté pour me mettre me tient trop chaud.

          Je rentre dans l'hôpital où je vais vivre pendant une durée indéterminée. Le médecin chargé de mon unité arrive, tout joyeux. Je lui fais ma plus belle tête d'enterrement.

« Oh ma pauvre, ils vous ont laissée en robe d'hôpital !, s'écrie-t-il »

          Bon, ok, finalement lui je l'aime bien. Mes jambes flageolent mais j'arrive tout de même à m'isoler et à me changer. Puis on me montre ma chambre. Trois murs blancs et un bleu. Sol de salle de bain orange, douche à l'italienne. Mon cœur se serre. Je ne me suis jamais sentie aussi seule. Et là, je comprends que je ne vais pas retourner en cours avant un bon moment, que je n'en ai pas fini avec les traitements, que je vais devoir déballer interminablement ma vie à des médecins dont j'ignore tout, que je ne vais pas bien, qu'il y a un truc qui cloche. Et là, je craque, et pleure... Ma tête entre mes mains, assise par terre contre le radiateur, je tente de réchauffer mon corps glacé. Il fait chaud, mais moi, j'ai si froid, parce que je meurs de l'intérieur, lentement, doucement, insidieusement, et que je ne peux rien faire contre.

          Ils me disent de me battre. Ils sont marrants eux, mener un combat acharné contre soi-même, c'est avoir perdu d'avance. Je suis perdue dans un monde aux échelles de gris infinies, mais sans la moindre touche de couleur. Il n'y a rien auquel me raccrocher ici. Je ne peux même plus danser, extérioriser par des mouvements pleins de rage et de fragilité ce que je ressens... C'est trop dur, je n'y arriverai pas. Je suis condamnée.

          Je griffonne des mots sur des bouts de papier, m'enfermant dans un silence muet. Que pourrais-je leur dire ? Que j'ai perdu espoir, que je suis fatiguée de vivre ? Je hais ce que je suis devenue, une personne faible et fragile, qu'on couve d'un regard inquiet. Pourtant c'est bien ça que je vois dans mon miroir, où je ne reconnais pas ce visage pâle et malade baigné de larmes.

          A l'hôpital, la vie intime en prend sérieusement un coup. Réveil à sept heure pour une prise de tension, contrôle de l'alimentation et du poids, et surtout, oh joie, des rondes de nuit par les infirmiers pour vérifier que les patients vont bien. C'est donc vers deux heures du matin que l'infirmier me retrouve assise par terre au milieu de ma chambre, mes bras serrant contre moi mes jambes pliées.

          Je suis résignée. Je n'attends plus ce sauveur qui tentait d'attraper ma main alors que je chutais dans mes rêves. Je refuse de prendre mes traitements, et défie le ciel de m'appeler à le rejoindre. Les étoiles semblent me répondre qu'il est trop tôt. Pourquoi toute cette souffrance dans le seul but d'exister dans ce cas ? La vie se doit d'être semée d'épreuves, mais en voyant des patients décharnés, éteints, désespérés, comment guérir ? Je ne fais que sombrer dans un monde isolé et loin de tout qui n'appartient qu'à mon esprit embrumé par une maladie que je n'ai jamais souhaité connaître.

          Le monstre qui trace en moi des cicatrices ouvertes et douloureuses m'envahit au cœur de la nuit. Je me réveille chaque jour un peu plus sombre, un peu plus fatiguée, un peu plus pâle, un peu plus maigre. Un peu plus malade. Cela me semble interminable, sans appel. Le monstre est sans pitié, et il me corrompt, fait de moi un monstre à mon tour. Il efface en moi tout ce que je suis, pour ne laisser qu'une coquille vide, si facile à briser.

          Que suis-je désormais ? Je crie dans l'écho de mon silence. Je crie ma haine, je crie mon injustice, je crie ma solitude. Mais aucun son ne sort de ma bouche, parce qu'il est trop tard. Le processus de dégradation est déjà enclenché.

          Je me réveille une nuit en sursaut, l'angoisse étreignant mon cœur d'un étau insupportable. Je titube hors de ma chambre, incapable de respirer. Un infirmier me donne immédiatement mon traitement, puis me parle pendant une heure. Au fil de l'histoire qu'il me raconte, la douleur s'apaise, et je retourne me coucher. Mais cette crise me marque. N'y a-t-il donc aucun espoir que cela cesse ? Un médecin vient me voir en pleine nuit, je m'attends à ce qu'il me dise que je vais aller mieux, que les traitements font des miracles de nos jours, qu'il a vu pire que moi se remettre. Mais rien de tout ça. Juste un visage anxieux devant mes paroles incohérentes et mes yeux secs.

          Pourrais-je un jour me débarrasser de ce monstre qui s'accroche à moi, cette maladie qui lentement poursuit son œuvre et me détruit un peu plus chaque jour ?

          Le matin, je recouvre le miroir de savon, afin de ne plus voir le reflet de la maladie dans cette glace trompeuse. Mon reflet est celui d'un cadavre, pourtant, je m'accroche encore à cette vie dont je ne veux plus. Au fond, je ne suis peut-être plus si vivante que ça... Les battements de mon cœur sont une illusion, car j'ai froid, si froid...

          Un hôpital répare les vivants, mais je suis déjà si morte à l'intérieur. Et mon corps suit lentement, sans énergie, sans force.

          Je dessine des silhouettes dans lesquelles se profile la mort.. A chaque trait elle est plus proche, et j'oscille dangereusement sur le fil de ma vie. Il pourrait se rompre à tout instant, comme une ligne que l'on cesse de tracer...

          Les autres patients m'arrachent quelques sourires, mais nous sommes tous las de cette mascarade de la vie à laquelle on veut nous faire croire. On ne vit plus, on survit. Comment cela peut-il arriver ? Se réveille-t-on un jour, malade ? Ou cela s'installe-t-il progressivement, distillant son lent poison à petit feu ?

          Je change d'hôpital, encore et encore. J'ai arrêté de faire mes devoirs, de plancher durant de longues heures sur des exercices que mes profs ne verront jamais. Parce que je n'y crois plus. Pourtant, je me voyais bien médecin. Mais pour soigner les autres, il faut déjà se soigner. Et ça, j'en suis incapable. Alors je laisse le monstre s'emparer de moi, réduire en miette mes remparts. Je lui donne chaque souffle de vie, chaque pétillement de mes yeux, chaque éclat de rire. Un jour, peut-être m'abandonnera-t-il. Mais il me laissera brisée. Parce que ce que la maladie détruit, on le perd à tout jamais. L'innocence. L'insouciance. L'espoir.

          Est-ce qu'on fait semblant de vivre, semblant de guérir, semblant de sourire ? Est-ce qu'on lutte vraiment, ou bien la maladie annihile-t-elle déjà tout ? Pourtant, il était bien mon électrocardiogramme...

« On va vous transférer dans un autre...

- Non. Ça suffit les transferts. Vous ne me transférerez plus nulle part. Je ne veux plus me battre pour vivre dans un hôpital. Je veux retourner en cours et voir des profs qui croient encore en l'avenir, écouter des élèves chanter la dernière chanson à la mode, je veux voir le monde, les feuilles qui tombent et tourner les pages d'un livre.

- Et si vous n'y arrivez pas ?

- Alors je ne pourrai qu'écrire des mots sur un papier, mon histoire. Alors je mourrai libre. Ces mots sur ce papier seront mon au revoir. »


S.H.

  • C'est magnifiquement bien écrit. Je suis resté, longtemps, à te lire.
    Merci pour ce moment passé chez toi.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

    • Merci à toi pour ce commentaire, les histoires vraies s'écrivent toutes seules... xxx

      · Il y a presque 10 ans ·
      M   copie

      fragile-voice

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