Le mythe moderne de Narcisse

Jean Patrick Chatel

A l'instar du mythe de Narcisse, le selfie est à la fois un reflet troublé de notre société et de notre personne.

Rappelez vous l'histoire de ce bel éphèbe, qui lorsqu'il se pencha au-dessus d'une source limpide pour y boire, tomba immédiatement en extase devant sa propre image. Malheureusement, l'épilogue fut assez tragique.

Ce phénomène, comme beaucoup de mouvements de mode, devait, à mon sens,  être évanescent. En effet, je ne pensais pas que l'aspect clownesque de se contorsionner dans tous les sens, avec une bouche en cul de poule, tout en minaudant, allait perdurer plus de six mois. Malheureusement, mon diagnostic fut un cuisant échec.  C'est pourquoi, je devais me rendre à l'évidence : je crois que je ne suis plus du tout en phase avec mes contemporains dans leur rapport à la mobilité.

Mais cette tendance s'inscrit dans un mouvement plus général : pouvoir exprimer sans complexe son impudeur. Il ne se passe pas une journée sans que nous soyons exposés à l'exhibitionnisme de nos amis virtuels, et ce quelque soit le réseau social.

Il faut impérativement publier pour exister. Et cette démarche passe par la scénarisation du quotidien à travers des « pics » aussi insipides les unes que les autres. Cela nous renvoie directement aux mauvais romans-photos du magazine Nous deux. Une trame scénaristique d'une incroyable inventivité (photo de l'environnement du boulot, du déjeuner, du verre après le travail…), des termes illustratifs qui font honneur à Jean d'Ormesson (« picoftheday », « wakeup », « summertime » et autre « fashionstyle »…), ainsi qu'un esthétisme photographique digne de Richard Avedon.

Le journal intime des jeunes filles en fleur, soigneusement dissimulé dans leur chambre aux tons pastels, fait dorénavant parti de ces reliques d'un autre temps.

La sphère de l'intime ne cherche plus à être cachée, mais au contraire, elle s'étale au grand jour avec grandiloquence et indécence.

Le culte du moi passe par la culture du selfie, incarnant la quintessence de l'égocentrisme fantasmé.

Comme l'exprimait Feuerbach : " Et sans doute notre temps... préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être... Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré ".

Il est effectivement plus confortable de se barricader dans un univers édulcoré dont on a soigneusement délimité les contours, plutôt que de faire face à une réalité terne  et faite d'aspérités.   

En effet, la recherche perpétuelle d'une image parfaite peut avec le temps conduire à une exaspération d'autrui, voire une détestation de soi.

Lorsque l'individu en tentant de montrer à ses amis virtuels que son quotidien est supérieurement intéressant, à travers ses selfies et autres publications auto-centrées, alors qu'il est d'une banalité confondante et qu'il ressemble trait pour trait à celui du voisin, le selfiste compulsif prendra conscience de la vacuité de son existence.

On peut donc se demander si l'individu, à force de courir après une image artificiellement sublimée, n'est pas sur le point de passer du syndrome de Narcisse à celui de Dorian Gray ? 

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