le naufragé de Zlitan

Ghyslaine Bobillier

Assis sur la plage, Azziz se recroquevillait, le col de sa polaire relevé, les bras enserrant son corps fébrile. Ce n’était pas tant le vent qui soufflait cette nuit là qui le maintenait dans une telle prostration que ce relent d’angoisse qui l’habitait depuis plusieurs mois. Cette nuit, il ne pourrait plus revenir en arrière. Il allait vers un avenir inconnu, incertain et c’est cette incertitude qui cognait encore dans sa tête.

Révolution du Jasmin…..Poésie de l’histoire ou hypocrisie des hommes qui tentent d’oublier, dans l’alliance des mots, le flot du sang versé. Ce sang, crue des misères humaines, a mis à sac des années d’omerta sur une oppression reconnue. Azziz a oublié les visages radieux, les drapeaux dressés, flottant dans les rues de Tunis, les klaxons assourdissants de ce 13 janvier à l’annonce de la chute du régime. Azziz n’a gardé en mémoire que le corps de son jeune frère, quatorze ans à peine, qui bras tendus devant un sniper des forces spéciales, hurlait : « Tue-moi je n’ai rien à perdre ». Ce n’était qu’un gamin qui jouait à la révolution ! Ils l’ont lynché, criblé de balles et le corps est retombé lourdement sur la place, sa tête éclatant sous le choc du bitume. Azziz s’est extirpé de la foule qui, prise de panique, refluait. Il  hurlait le prénom de Rachid mais les salves des armes ont couvert ses cris. Quand il a relevé le corps ensanglanté de son frère, ce n’est pas le parfum du jasmin qui embaumait  mais bien cette odeur âcre et enivrante du sang chaud qui déserte le corps des mourants. Il a fallu plusieurs hommes pour parvenir à le séparer de la dépouille de Rachid. Sa raison l’avait abandonnée et il berçait son frère comme autrefois, lorsqu’encore bambin, celui-ci ne parvenait pas à trouver le sommeil.

Azziz avait élevé son jeune frère. Son père professeur à l’université de Tunis avait été la victime des barbouses en sortant de chez lui pour aller prendre son poste. Ils avaient incendié sa  voiture dont il  n’avait pu s’extirper à temps. Sa mère, qui avait voulu dénoncé les atrocités commises, fut victime d’un viol collectif où elle perdit peu après la raison. Il ne restait plus que sa grand-mère, pauvre vieille au visage tanné et parcheminé de rides profondes, au regard grave mais toujours larmoyant. Qu’allait-il dire à sa grand-mère qui lui avait pourtant défendu de se rendre à cette manifestation ?  Comment allait-il lui annoncer qu’il n’avait pas été capable de protéger son frère ? Qu’il n’avait même pas pu être présent à son dernier soupir ? Comment lui dire que c’était elle qui avait eu raison : il était un inconscient dont l’insouciance avait conduit à livrer Rachid à la mort ?

Lorsque les hommes ramenèrent la dépouille du gamin dans la maison de la vieille femme, elle poussa un hurlement de bête qu’on égorge, les bras tendus vers le ciel, implorant la miséricorde d’Allah, puis elle s’était ruée sur Azziz et, de ses maigres poings osseux, elle cognait la poitrine de son dernier petit-fils, le seul survivant de la famille après elle. Elle bavait de rage, elle laminait de ses griffes le visage du jeune homme qui pleurait en silence, se laissant faire.  Puis elle s’effondra : son cœur ne résista ni à la colère, ni à la souffrance.

Azziz décida après leurs sépultures, de fuir ce pays qu’il ne pouvait appeler patrie. Des bruits couraient partout qu’on pouvait fuir vers l’Europe en embarquant à Zarzis. Il avait pris contact au téléphone avec un passeur recommandé par le cafetier de sa rue, Youssef, un ami de son père. Il lui avait fallu rassembler 4000 dt. Juste vêtus de quelques vêtements chauds, ayant brûlé tous ses papiers, il avait confié les clefs de l’appartement familial à Youssef. Peu lui importait maintenant ce qu’il adviendrait de cet endroit. Il savait secrètement qu’il n’y remettrait plus les pieds. Arrivé, tôt ce matin, il attendait les nouvelles de son passeur dans le café d’une rue glauque de Zarzis. C’était un pêcheur qui avait trouvé là le moyen de s’enrichir sur la misère de ses frères. Nul scrupule. Après tout, l’espoir d’une vie meilleure avait-elle un prix et ne prenait-il pas, lui-même des risques inconsidérés ? Le rendez-vous fut fixé pour la nuit même à un point précis du port pour un départ immédiat.

Voilà des heures qu’il attendait maintenant le signal de l’embarquement. L’anxiété des personnes autour de lui, qui attendaient aussi le départ vers l’Italie, s’amplifiait avec les heures. La semaine auparavant, nombre de Tunisiens avaient été arnaqués et n’avaient jamais connu que les rives de Zarzis, dépouillés de leur argent, de leurs espoirs et de leur honneur. Pourrait-il en être pareil pour lui ? Les nuages s’accumulaient et le vent semblait vouloir retenir les candidats à la fuite. Dès que le bateau arriva, une frêle embarcation aux peintures délavées, les deux cent cinquante personnes sur la plage se ruèrent, n’hésitant pas à se bousculer, se piétiner. Azziz, lui, se laissait porter par cette marée humaine qui le rejetait parfois sur le côté, parfois en arrière. Il percevait juste les cris des femmes, les pleurs des enfants et cela rouvrait à nouveau sa boîte à cauchemar. Enfin installé dans un recoin de l’embarcation, il ne s’aperçut qu’au bout de plusieurs minutes qu’ils avaient quitté le rivage. Au bruit du moteur, au clapotis des vagues sous la quille, se mêlaient les sanglots des exilés. Au bout d’une heure, le mauvais temps s’amplifia et il était difficile de se protéger des lacérations du vent et des paquets d’eau qui envahissaient le lourd rafiot. Les passagers tremblaient : la peur ? Le froid ? Les deux sans doute. Tous leurs sens étaient tendus vers le bruit du moteur qui semblait peiner. Ils avaient traversé tous trop d’épreuves ces dernières années pour que leur cavale vers l’espoir s’arrête aussi brutalement. Le capitaine semblait pourtant tendu. Il ne cessait de jurer jusqu’au moment où le moteur décida de ne plus lui obéir. On n’entendit plus alors que les craquements du bateau bousculé par la houle. Des hommes s’approchèrent du capitaine à la recherche d’informations. Ils s’agitaient tous et leur énervement ajoutait à la frayeur des passagers restés rivés à leur place. Certains tentèrent de faire repartir le moteur récalcitrant, en vain. Il fallait désormais demander de l’aide car les flots maintenant se jouaient du bateau comme d’une coquille de noix abandonnée. Dans la cale, s’élevaient les odeurs de vomissures et de défécations. On pouvait lire dans les yeux du capitaine toute l’angoisse face au drame qui maintenant se tramait sur les damnés de la terre car sa radio ne fonctionnait pas et ça, depuis longtemps. Il avait compris, avant tout le monde, qu’ils étaient à la merci de la mer ne pouvant donner aucune nouvelle du large et que l’espoir de rencontrer des secours dans cette immensité était réduit. A cette nouvelle, plusieurs hommes se jetèrent au cou du capitaine qui ne dut sa survie qu’à la présence d’autres, plus sages, qui démontrèrent aux impulsifs que la mort de celui-ci ne pourrait qu’aggraver le problème. Azziz, lui n’avait pas bougé de sa place. Il était indifférent à ce qui se passait ;  son esprit n’était plus en mesure d’analyser une quelconque situation. Peu lui importait, il avait fui la Tunisie et si le voyage devait se terminer là, il avait réussi au moins à s’éloigner de cette terre de souffrance.

La tempête s’était calmée et la mer était devenue une véritable étendue d’huile. Le soleil dardait ses rayons et asséchait les vêtements détrempés des passagers. Toute la journée, les hommes les plus hardis s’affairèrent autour du moteur pendant que les femmes, berçant leurs bambins, scrutaient l’horizon à la  recherche d’une source d’espoir.  Dans le rafiot à la dérive, la deuxième nuit s’organisa tant bien que mal. Les réserves d’eau et de vivres ne supporteraient pas une troisième nuit.

Les premiers cadavres apparurent au lever : c’était un tout jeune bébé et un homme âgé. La déshydratation commençait son travail de sape. On décida de garder les corps vingt quatre heures avant de les jeter à la mer et… toujours aucun bateau ne croisa leur route.

Azziz se sentait de plus en plus étourdi. Cet état de faiblesse le plongeait presque dans une douce quiétude. Il attendait la fin sans aucune impatience, certain qu’elle arriverait sans tarder. Il s’était laissé dépouiller de son eau et de sa maigre pitance sans même un mouvement de défense. Il s’étonnait même de son attitude. Il avait l’impression que son âme avait déjà quitté son corps et qu’il devenait  spectateur impassible de sa propre agonie. Les jours défilèrent avec leur lot de cadavres, de cris, de souffrance, de larmes et de haine. Azziz n’entendait déjà plus rien. Depuis son départ de Zarzis, il n’avait pas bougé. Il se fossilisait et sa conscience le ramenait aux jours doux du bonheur en famille. Sur son visage livide aux  yeux clos, un sourire se dessinait. Il semblait heureux.

Lorsque l’esquif fantôme échoua sur les côtes de Zlitan, il ne restait aucun survivant. Les garde-côtes  ne retrouvèrent pas le corps d’Aziz. Il avait dû mourir bien avant et ses compagnons d’infortune s’étaient chargés alors de jeter son corps à la mer. Jamais personne ne pourrait  témoigner des derniers jours d’Aziz. Il était passé de vie à trépas dans l’indifférence générale.

  • Gorge serrée et sans voix...Une si belle écriture quand l'imaginaire rejoint ce réel là pour dire...Merci!

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Et  2011 264 orig

    mlpla

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