Le nid de coucou-Saint Anne

Vladimir Tchernine

Le nid de coucou - Saint Anne

 

 

Le Zapoï se situe entre l’alcoolisme mondain, dit chronique, et le delirium  tremens.

 Seul le zapoï créatif est bien considéré en Russie.

    Manuel du jeune alcoolo

 

 

Un beau matin il y a plusieurs années de ça, Stepa fait les cent pas dans le couloir d’un établissement psychiatrique bien connu des Parisiens. À six heures tapantes apparaît un infirmier avec un ghetto-blaster. Le pion pose l’engin à même le sol et met une station de rap à fond.   Tu lui pisses dans les yeux, il te dira que c’est de l’eau bénite ”, pense Stepa en entendant l’infirmier vociférer : “ On se lève ! ”. Ses collègues le rejoignent en ouvrant les chambres fermées à clé. Quelques petits vieux font leur entrée — ruisseau dérisoire qui s’écoule vers la salle de bain. Les chemisettes blanches avancent à petits pas traînants, poussées par l'infirmier gesticulant comme un paysan qui amène ses canardeaux à l’étang.

 Chiratchok, déjà mal rasé, s’approche de Stepa et lui tend un vague morceau de papier. Stepa déchire un des coins.      L’autre opine du chef, glisse le papier dans la poche de son pyjama et va déféquer. Si par malheur il n’avait rencontré personne à la porte des W.-C., il aurait fait devant. Profiter des chiottes sans ticket, ce n’est pas son genre ! Chiratchok est un doyen - vingt-cinq ans au même étage ! Il n’est pas l’unique ancien, mais c’est le moins pénible. Il n’a pas toujours été le “Chirac“ local. C’est un des infirmiers qui lui a trouvé une certaine ressemblance avec la marionnette des “ Guignols de l’Info”. A cause de sa petite taille, Stepa, l’a rebaptisé “Chiratchok ”, petit Chirac.

“ Ho-o-o... hisse ! ”, les infirmiers “ placent ” un dingue dans la baignoire. Ils le prennent à deux par les quatre extrémités, balancent deux ou trois petits coups et hop… Le but du jeu est de marquer un panier proprement, sans rebond. Le petit vieux doit arriver directement dans le peu d’eau du fond, sans toucher les bords, et c’est toujours la même équipe qui gagne. Ils ont élaboré une technique du “ lancer de petit vieux dingue dans la baignoire ” à faire aller se rhabiller Michael Jordan. La question du ratage ne se pose même pas, ça leur arrive tous les tremblements de terre. Stepa a vu d'autres équipes moins douées exécuter des tirs trop courts ou trop appuyés. Dans le premier cas, le petit vieux ricoche sur le premier rebord avant de s’étaler comme un blin[1] sur les carreaux. Par contre, quand le tir est trop appuyé, le corps chétif se cogne contre le mur de la salle de bain mais tombe tout de même au fond d la baignoire.

“ Panier ! ” s’écrient les gagnants. La chemisette, sans trop agiter les membres, a décrit une courbe parfaite, ce qui lui a permis de glisser dans l’eau sans éclaboussures. Très important, les éclaboussures. Pour le style, d’abord, et puis pour moins nettoyer après. 

*

Ça faisait maintenant quatre jours qu’une andouille de médecin avait fait gagner ce séjour à Stepa. C’est vrai qu’il était en état de zapoï avancé : au moins force sept sur l’échelle de Richter. Profitant d’un bref moment de lucidité, Stepa avait décidé de se rendre. Lorsque le Zapoï — avec un grand Z — vous attrape pour de vrai, vous avez peu de chances de sortir du tunnel by yourself. Alors, au petit matin du cinquième jour, Stepa émergea du gouffre qui dans cet état remplace le sommeil. Il se redressa d’un bond sur le lit et l’idée qu’il était en zapoï le percuta avec violence. Une vague de toska [2] noire — bouffées de pitié envers lui-même, animosité sans bornes envers le reste de l’humanité — s’abattit sur son âme. Elle  recouvrit son corps d’une sueur froide, épaisse comme de la vaseline. La situation était claire ! Il fallait aller à l’hôpital — n’importe quel endroit bien clos avec des gens en blouses blanches ferait l’affaire. L’ambiance, la couleur des murs, les odeurs, l’idée même de l’hosto... tout ça le disciplinait tellement qu’une fois dedans, il n’avait jamais fait de tentative d’évasion. En Russie, en tout cas, ça avait marché. Ici, c’était son premier Zapoï... et comme il n’avait pas de médecin traitant, l'une de ses copines russes lui avait envoyé le sien. Justement cette andouille.

Stepa avait tout calculé. Lorsqu’on veut se rendre dignement, il faut un minimum de stratégie. Primo : ne pas arrêter de se charger jusqu’au départ. Secundo : se charger, d’accord, mais pas au point de s’endormir avant le lit “ hospitalier ”.

*

Le toubib se manifesta à onze heures du mat’ devant le bel immeuble en aval du boulevard Montparnasse. Pour arriver jusqu’à la piaule de Stepa, il fallait monter un étage à pied. Le jeune docteur devait être asthmatique, il entra chez Stepa la bouche ouverte. On voyait bien que l’endroit ne lui disait rien de bon. Six mètres carrés tout en longueur, on aurait dit un cercueil ou un plumier. Le “ coin cuisine ” faisait un mètre carré et, à ce moment précis, il était rendu inutilisable par la montagne de verre entassée sous l’évier.

Par respect pour la santé de Stepa, il nous faut décrire la composition de ce tumulus. Sa base consistait en une dizaine de bouteilles de vodka, parsemées de quelques “ 51 ”. Le milieu de la pyramide était du vert sombre des bouteilles de Graves. Enfin, la partie haute de l’édifice était composée de cadavres de Riesling. Bref, rien de spécial, un zapoï classique. Le toubib se faufila en bas-relief égyptien entre le lit, occupé par un Stepa vaguement souriant, et la planche qui servait de table.

— Qu’est-ce qui vous arrive ?

Le docteur louchait vers le tas sous l’évier.

—  Zapoï, mon cher ostéopathe.

— Je ne suis pas ostéopathe. Et le... “ zapoï ”, comme vous dites, c’est quoi ?

— Je m’explique, dit Stepa en allumant une cigarette et en s’installant confortablement. Le Zapoï avec un grand Z, c’est un mode de vie, chez moi, dans mon pays où les tomates ne mûrissent jamais.

— C’est vous qui avez bu tout ça ?

— Eh oui, docteur, un vrai zapoï est solitaire, je n’ai pas eu de compagnie.

— Qu’attendez-vous de moi ?

Visiblement, Stepa le faisait chier.

-   Je ne cacherai pas à mon cher Esculape, que je n’arrive point à m’arrêter da solo... Je vous demande donc de me caser dans un hôpital sympathique et calme, histoire de m’isoler un peu. Mon pancréas est en compote, je le sens sans aucune analyse, ça peut servir pour trouver une place.

Le toubib passa un coup de fil pour voir s’il y avait des lits disponibles puis appela une ambulance en s’assurant au préalable que Stepa avait les moyens de payer la consultation et le transport. 

— Je n’aurais pas dû le traiter d’Esculape, ni la ramener en général, mais bon… pensa Stepa après l’éclipse de toubib. Il ne savait pas encore à quel point il avait raison. Stepa  ingurgita le dernier verre de Riesling, déposa une bouteille de “ 51 ” entamée sur la table et se prépara à attendre l’ambulance. Il tâcha de ne pas s’endormir avant l’arrivée des troupes. Sur le coup de midi, on frappa à la porte. Deux costauds firent une entrée prudente. Les blouses blanches passées par-dessus les manteaux noirs remplirent les trois quarts de la pièce.

— Quelle ponctualité, les gars ! vous arrivez juste à l’heure pour l’apéro.

Stepa fit un geste nonchalant vers la table où se trouvaient disposés, selon les règles de l’art, les verres et la carafe.

—  Sec pour moi, s’il vous plaît, dit Stepa en s’adressant au plus grand des deux. Les gars se regardèrent un instant et puis ils s’installèrent, l’un sur le lit, l’autre sur la chaise. Stepa avait remarqué que pour les Français, l’apéro, c’est sacré.

 *

Les minutes passaient. Quelque part dans Paris, des gens crevaient la bouche ouverte en appelant le SAMU. Nos trois protagonistes comparaient leurs systèmes respectifs de protection sociale. Au bout d’un quart d’heure, ils étaient parvenus à la conclusion que la profession d’infirmier est partout la plus ingrate et la plus mal payée. Stepa criait que la plupart des gens n’ont même pas le courage de nettoyer la merde de leurs propres parents. Dans ces conditions, les infirmiers qui le font pour nous tous devraient être rémunérés correctement. Il ne restait qu’un quart de bouteille et Stepa s’apprêtait à pousser le chant des infirmiers partisans de Biélorussie quand la porte s’ouvrit à nouveau. Une jeune femme risqua une mine inquiète dans l’entrebâillement... Découvrant ses collègues sains et saufs, elle passa de l'inquiétude à la consternation. Les yeux et la bouche grande ouverte, elle promenait son regard de la bouteille à Stepa et de Stepa à ses collègues. La promiscuité de la piaule, leurs manteaux et — surtout —  le pastis, avaient rendu leurs visages légèrement écarlates.

— Entrez, entrez. Voulez-vous vous joindre à nous ? On n’a pas vu le temps passer.

L’infirmière, l'air absent, fixait le verre que remplissait Stepa.

— On y va ! On y va ! s’écrièrent les deux balèzes en se levant lourdement. Quelle heure est-il ? La fille regarda sa montre d’un œil vitreux, mais ne dit rien.

— On y va ! Stepa sauta du lit à pieds joints, tout habillé.

Ça faisait une demi-heure que la concierge attendait le dénouement au rez- de- chaussée. Stepa descendit l'escalier en chef local du Parti, escorté de ses deux adjudants qui le soutenaient par les coudes. Derrière eux, la fille trimbalait un petit sac plastique avec ses affaires. La concierge opina du chef, compréhensive. Elle aimait bien Stepa. En con vaniteux de Popov, celui-ci lui donnait des étrennes comme s’il occupait un deux pièces.

*

Dans la voiture, Stepa réussit à pousser deux couplets de la glorieuse des infirmiers partisans. Comme il chantait en russe, les deux autres l’aidaient comme ils pouvaient. La fille fixait les bouches chantantes de ses confrères et remuait les lèvres à l’unisson. La voiture passa sous un porche et Stepa eut juste le temps de déchiffrer l'enseigne de l’hôpital : Sainte-Anne. Le nom de ma fille, pensa-t-il. Ça ne pouvait pas être mauvais !

L’entrée franchie, les infirmiers arrêtèrent la chanson aussi sec pour prendre l'air d'étudiants qui font du zèle. Ils montèrent au premier et la fille appuya sur une sonnette. Tiens ! C’est fermé à clé, sûrement pour préserver le calme des patients, se dit Stepa. Mais la porte s’était déjà ouverte et refermée illico derrière eux. Un homme, pantalon baissé, courait droit vers Stepa. Celui-ci recula et l’autre passa devant sans rétrograder, en soutenant son falzar à deux mains. L'accompagnant du regard, Stepa remarqua un solide bout de caca qui sortait de ses fesses. “ Tiens, tiens ” fit Stepa. La chose était claire : il n’était pas chez les alcoolos. Dans sa chambre, deux lits étaient occupés. Un voisin, la tête sous la couverture, ne bougea pas, tandis que l’autre, un beau gosse apparemment tout ce qu’il y a de plus normal, lui  adressa un salut amical. Stepa sourit en lui posant la question : “ Je me trompe ou nous sommes chez les zinzins français ? ”. Le voisin fit une grimace monstrueuse et opina énergiquement.

-Tant mieux ! se dit Stepa. “ Cette embuscade du destin doit signifier quelque chose ”. Il se coucha et ferma les yeux, en tâchant de ne pas penser au réveil. 

*

En fait, à part Stepa, il y avait deux “ normaux ” à l’étage.   Le premier, le voisin de Stepa, simulait dans l'espoir de se faire réformer. Comme chez nous, se dit Stepa. Sauf que là-bas, on les traite différemment. Le deuxième patient “ normal ” était un black exhibitionniste très cool qui s’était mis à poil à l’église pendant la messe. Tous les autres étaient de francs cinglés tels qu’un contribuable de base peut se les imaginer. Il y en avait même quelques-uns qui prenaient leur petit déj’ en camisole. Parmi les cas classiques, Chiratchok mis à part, le plus inquiétant était l’homme automate qui dirigeait la circulation à l’étage avec des mouvements brusques et concentrés. Il fallait le voir, pendant les repas, fourrer sa cuillère dans l’oreille d’un voisin ! D’ailleurs, tous les repas étaient l’occasion d’une franche rigolade. Stepa l’avait compris tout de suite et s’était choisi une place en coin, dos à la salle. Il la défendit bravement contre tous les assauts pendant toute la longue semaine que dura son séjour. 

En quittant l’hôpital, Stepa se dit que ce serait son dernier Zapoï. Il prit cette résolution facilement, il en avait l’habitude.

[1] Crêpe russe.

 [2]Compagne fidèle de chaque Zapoï , la “ toska ” pourrait encyclopédiquement se définir comme un spleen anglais doublé de cafard français, le tout triplé du fatalisme russe. Dans cet état, et à défaut d’avoir quelqu’un d’autre sous la main, un Russe peut se flinguer sans l’ombre d’une hésitation.

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