Le Noël du Juge d'Instruction (Justice et Conscience !)

astrov

Une nouvelle écrite en pensant aux innocents emprisonnés (même peu de temps) à tort.

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                            24 décembre,  15 H,  au  Palais de Justice.

  Belle preuve de confiance (ou test?) de notre Autorité Judiciaire:  Je suis tout nouveau Juge d'Instruction, titulaire depuis huit moi, et crac, j'ai été désigné pour assurer la permanence au Palais, en ce jour sympa juste avant le sapin et les cadeaux.

Oui, d'accord ! Nous sommes deux à porter la Justice, cet après-midi. L'autre, c'est Hélène, qui a un petit peu plus d'ancienneté que mois (deux ans et demi). La circulaire "spécial Fêtes" est claire: à 15H30 nous sommes autorisés à fermer boutique.  Justice, allez réveillonner !

La permanence a été calme. Quelques coups de téléphone demandant des renseignements basiques. Ma greffière est partie à 14 H, sur mon conseil. Je suis un supérieur compréhensif et elle habite loin, la pauvrette. Au standard, ils ne se posent pas de questions et ventilent les appels vers Hélène et moi,  alternativement.

J'ai donc le temps de penser à ce soir: Noël très familial avec Bénédicte mon épouse, Thierry mon fils de six ans, et ma soeur Lucie, célibataire et contente de l'être. Repas que je sais d'avance savoureux, ambiance de paix joyeuse, classique. On aime !

Détendu, dans de vagues réflexions plutôt agréables, je ne sursaute pas quand le téléphone se manifeste à 15 H. J'ai appris qu'il faut maîtriser, ou mieux, éliminer, le stress dans ce métier. Je décroche, pas besoin de m'annoncer, un simple "oui ?" à la standardiste et...  Tiens, ce n'est pas le standard, c'est Hélène:

"Marc ! Tu ne vas pas aimer. J'ai un appel du commandant Stéphane Landrain."

"Je connais. Y veut quoi ? Rassure-moi, pas de crime aujourd'hui, sinon tu le gardes. On te l'a passé d'abord, hein !"   Un peu de cynisme, que diable... Cela fait partie du métier...

"Non Marc. Pas de crime nouveau, mais tu vas te le prendre, le commandant. Il appelle pour une affaire que tu traites avec lui depuis une douzaine de jours. Robert Cerensky, tu vois ?"

Je vois. Je vois surtout Noël qui est un peu moins clochettes et lumières, tout soudain.

"Marc, tu écoutes ? Bon, je te le passe. Bisous à toute ta famille."  Et elle raccroche. Gentille. Un peu garce parfois, mais gentille. J'ai donc au téléphone un Commandant de Police aussi efficace que rigoureux. Il se présente et, bizarrement, sans formule de politesse hiérarchique:

"Bonjour, Landrain à l'appareil." Pas de Monsieur le Juge, ni de Commandant. Je tique un peu.

" Bonjour, Commandant Landrain. Ma collègue me dit que vous m'appelez pour l'affaire Cerensky." Là, c'est pour lui montrer que je veux garder la main. Cet officier m'a fait une excellente impression dans les trois affaires sur lesquelles nous avons travaillé ensemble. Très respectueux de la procédure, sans émotions (apparentes), mais un chouïa trop relax sur le respect. Ce n'est pas grave, mais... (Pourquoi "mais" ? Ce n'est pas grave, point.)

"Exact. Si vous avez le dossier près de vous..."

"Je cherche, commandant. Oui, voilà, ce n'est pas vieux."

"Pour nous, non, Monsieur le Juge. (Ah ! Tout de même !) Mais pour lui, ça fait quand même dix jours qu'il est en prison préventive. Et justement, on a un souci. Pouvez-vous résumer l'affaire ? Je vous interromprai au moment du souci."

Je résume donc au téléphone: Cerensky Robert, 32 ans, marié, une fille de six ans. Chauffeur-livreur dans une entreprise de produits surgelés. Pas de casier, pas d'ennuis avec la Justice, jusqu' au dix décembre dernier. Il dit avoir quitté son travail à 17h40, et être allé rue de Valmaison, à vingt  minutes à pieds. C'est là que se trouve la salle de sports où il fait de la musculation trois soirs par semaine. Manque de bol pour lui, ce soir là, elle est exceptionnellement fermée, problème d'électricité. Il râle un peu devant la grille baissée et retourne chez lui, toujours à pieds, histoire de faire quand même un peu d'exercice. Oui, mais.

A 18H 10, une bijouterie située à cent mètres de son lieu de travail est attaquée. Un type seul, très violent, armé d'un couteau et cagoulé comme de juste. Le bijoutier, du genre malabar costaud, se défend. Le type lui porte des coups au ventre, le bijoutier parvient à soulever un instant la cagoule, le braqueur s'enfuit. La vidéo est trop sombre pour être exploitable.

Le bijoutier a été hospitalisé deux jours. Plaies pas graves, mais on a donc "vol avec violence".

Le Commandant intervient pour me dire: "Bonne qualification, Monsieur le Juge." ( Merci, c'est gentil) ! "Et comment Cerensky s'est il retrouvé dans notre commissariat, puis dans votre bureau au Palais ?

"J'y viens, Commandant. Vous m'avez demandé de résumer, je résume. Le bijoutier a dit savoir qui était l'attaquant. Il vous  fait un portrait-robot, affirmant qu'il avait déjà vu ce type, et il a réalisé: un chauffeur-livreur de l'entreprise Surgéval, à côté de chez lui. Vous ratissez la boîte, le commerçant reconnait Cerensky, affaire faite, vous rédigez le rapport..."

"Je fais UN rapport, Monsieur le Juge. (Encore ! Mais il s'humanise !) dans lequel je précise que le suspect n'a pas d'alibi mais que (vidéo de la bijouterie à l'appui) il faisait trop sombre pour distinguer un visage, même de près. Pas de certitude, donc".

"Vos doutes vous honorent, Commandant. Je reçois le type dans mon bureau, confrontation orageuse avec le commerçant encore tout faiblard. Cerensky s'emporte, insulte, menace... Pas bon caractère, le gars."

"Caractère impulsif, Monsieur le Juge. J'ai écouté des centaines d'innocents en colère, dans ma carrière. Mon oreille est assez fine. Le ton de la colère innocente. J'ai ressenti ça en étudiant Cerensky."

"Vous l'avez déféré vers moi, cependant."

"Bien obligé. Procédure ! Avec le juge des Libertés et de la Détention , vous l'avez alors mis en prison préventive. Mais justement on arrive au souci que je vous ai annoncé. Un gros conflit de vidéo."

Me gonfle un peu, le flic expérimenté, il semble presque content. Un conflit de vidéo ?

"Conflit ? Pour un conflit il faut être au moins eux. Une autre vidéo ? Où ça ? "

Petit silence de Landrain. J'en suis sûr maintenant: Il est tout heureux de ce qu'il va me balancer. Il reprend la parole, plus lentement, en pesant ses mots. C'est net, il veut me faire languir, le bougre.

"Oui. La salle de sports est équipée d'une caméra qui cadre le hall vers les vestiaires. Fonctionne sur batteries, mais inutile pour nous puisqu'elle ne montre pas la porte extérieure, pour éventuellement voir Cerensky à l'heure du braquage.

Je décide de jouer le haut personnage dont le temps est précieux:  "Commandant, cette caméra inutile me remplit de tristesse, mais activez. Ce n'est pas elle le souci ?"

"Non, Monsieur le Juge. C'est la deuxième caméra le souci. Le gérant du club est un grand parano."

Je dérape verbalement:  "B..., une deuxième caméra au club ? Vous avez merdé votre enquête, ou quoi ?"

Silence de quelques secondes, et Landrain, aussi poli que j'ai été impoli, explique: " Le gérant l'avait placée lui-même en secret, dissimulée dans le faux-plafond, bien dirigée vers la rue. Modèle top niveau, 36 heures d'enregistrement. Parano, le gars, je vous dis. Personne d'autre que lui ne le savait, ça lui permettait aussi de surveiller les horaires de son personnel. Caméra non déclarée, donc pas légale."

Je commence à avoir l'air un petit peu bête: " Et comment savez-vous ça ce soir ?"

"Noël arrive, Monsieur le Juge. Divin Enfant, lumière céleste, pardon général, aimez-vous les uns les autres. Le gérant du club est dans notre commissariat. Il y a deux heures, tout plein de remords d'avoir caché sa caméra clandestine à la police, il l'a apportée, avec les enregistrements du fameux soir. Je l'ai mis en garde à vue pour entrave à la Justice, dissimulation de preuves. Il sanglote dans la cellule que c'en est pitié."

Et Landrain se tait.

J'ai pigé: Il m'en veut d'avoir fait mettre Cerensky en taule, alors que son rapport à lui était très prudent, circonspect, genre le doute qui profite au suspect. Il m'en veut et, là, à 15H15 ce 24 décembre (pendule de mon bureau), il me le fait payer. Le salaud ? Ben... Oui et non !

Il se tait toujours. Je fais alors ce qu'avec gourmandise il attend que je fasse:  Je demande:  "Et, sur la vidéo, on voit Cerensky?"  Voila. T'es content, flic, j'ai baissé culotte.

"Oui, Monsieur le Juge. Très nettement, dans la rue derrière la grille, pas content. Il reste au moins dix minutes à râler tout seul sur le trottoir. A l'heure où le braquage avait lieu, loin du club. Je lance la procédure contre le gérant, il sera dans votre bureau dès le 26 décembre au matin. Je suis en train de vous faxer tout ça. Et nous, on continue l'enquête puisqu'on n'a plus de coupable. Avez-vous des questions, Monsieur le Juge ?" dit-il en conclusion, avec la voix d'un type qui bande très fort mais qui le cache. Comble de sadisme, il ne me parle même pas de l'innocent emprisonné.

Le fax ronronne, je vais voir, c'est bien le rapport. Bon, finissons avec le flic avant que je pète les plombs.

"Non. Pas de questions, Commandant. Merci d'avoir fait diligence. Au revoir".  Je ne vais quand même pas lui souhaiter un bon Noël.

"Au revoir, Monsieur le juge. A vous et votre famille, joyeux Noël !"  Clic.

L'ordure.

J'ai du mal à reprendre un semblant de calme, tant cet échange téléphonique m'a cassé. Bon... Juge d'instruction depuis huit mois, me voila avec ma première erreur judiciaire sur les bras. Même si elle est partagée avec le Juge des Libertés. Un type en taule et qui n'a rien à y faire. Pas de Noël pour lui avec sa famille.

Quelques secondes pour respirer à fond, besoin de parler, moi. J'appelle la belle Hélène, elle décroche avant la fin de la première sonnerie. A l'affût de mon S.O.S. (car c'en est un) ?

"Alors Marc, avec le flic, ça s'est mal passé ?"

Comme si, brusquement, les minutes, les secondes, étaient trop précieuses, je lui raconte, d'un trait, ma conversation avec Landrain. Puis je pose la question Liberté:  "Hélène, pour faire libérer Cerensky le plus rapidement possible, par quoi je commence ?"

"Le faire libérer quand ?"

"Là, maintenant ! Ce genre de cas doit être prévu !"

"Non, Marc. Tu as besoin du JLD, du proc, alerter la prison. Le 24 décembre à 15H30... Non. Il sortira le 26, ou le 25 peut-être, mais pas ce soir."

"Je voulais... Sa famille..."   (Que fous-je dans ce métier ?)

Hélène change de ton, elle est froide et inamicale, là.

"Voilà l'alternative, Marc. Soit tu acceptes l'erreur, dont tu n'es qu'un des responsables: Il y a le proc, le JLD. Désolée, Cerensky ne passera pas ce Noël en famille. Le maximum sera fait pour qu'il reçoive une indemnisation, sans rêver tout de même."

"Soit ?"  Je ne vois pas l'autre terme de l'alternative, elle me le balance et pan, en pleine tronche:

"Soit tu changes de métier. Tu fais boulanger, avocat, aide sociale, vigneron, ou autre... Parce que, petit bébé Juge, des erreurs judiciaires comme celle-la, tu vas en rencontrer d'autres, crois-moi. Heureux encore si tu ne te prends pas un innocent qui aura fait des années de cellule à cause de toi, de nous, des procédures. Si la Justice est une grande famille, tu y entres, tu acceptes, ou tu te tires. Comme un mariage, mon gars, le divorce existe. Bon, je te laisse, ta femme et ton fils t'attendent. Bon réveillon. Bisous."  Clic.

"La garce. La pute"  Je m'aperçois que j'ai dit ça tout haut et très fort.

15H40 bien dépassé. Je ferme mes tiroirs, brouille la combinaison de mon coffre, gueule encore une fois : "La pute, la garce !"  Clac, la porte de mon bureau, deux tours de clé, au pas de course dans les couloirs, et me voila dehors, dans la rue, devant le Palais de (hi hi !) Justice.

J'ai du temps, mais oui, avant de regagner mon logis familial décoré, retrouver ma femme, mon fiston.

Sans presque y penser, je me retrouve dans le bar luxueux juste en face. Ils ont un superbe choix de whiskys du monde entier. Allons ! J'ouvre le pré-réveillon avec un vingt ans d'âge. Dieu que c'est bon, cette chaleur ambrée...

Déjà quatre heures. Ah ! Il pleut. Je vais attendre la fin de l'averse avec un autre scotch, différent, plus sombre, celui-là. Tiens, et cette marque irlandaise, découvrons-en le goût,   plus... fruitée... Plus bavarde en bouche.

Ils ont aussi des cuvées américaines ! Voyons ça. Oui, je vais tester ces deux là.  Des whiskys canadiens, aussi. Je vais leur donner leur chance. Yes, très fort !

Revenons aux irlandais, ce sont les maîtres ! Servez moi les trois derniers de votre liste. Séparément , hé hé !

Déjà six heures, la nuit est tombée. J'ai bien chaud maintenant.  Je me sens neutre, moral, flexible,

Puissant, Impérial, Omniscient,

Détaché, Rationnel, Incontesté, Hautain,


Juge.


                             (Edouard HUCKENDUBLER)






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