le nombre

Guillaume Allardi

Le nombre de femmes belles qu’on ne peut pas s’empêcher de regarder en les trouvant belles. Le nombre de femmes à qui je n’ai pas osé parler. Le nombre de femmes avec qui je n’ai échangé que deux mots sans pouvoir aller plus loin. Le nombre de femmes avec qui je m’imagine en train de parler ; le nombre de voix de femmes que je me suis inventées. Le nombre de femmes dont j’imagine toucher les seins, en passant par la taille et en remontant pour les saisir entre le pouce et le reste de la main. Toutes les formes de seins différentes qu’on peut voir, qu’on peut sentir sous les habits, qu’on peut s’imaginer en train de toucher, en train d’embrasser. Toutes les formes de fesses qu’on peut regarder, qu’on peut comparer tranquillement, de loin ou de près, de très près dans le métro, sur le strapontin, dans les escalators. Et toutes ces formes, ces cuisses, ces fesses, à portée de la main, qu’il n’y aurait plus qu’à cueillir comme des fruits mûrs. Toutes les sortes de culs auxquels mon sexe se retrouve collé, dans la foule, par inadvertance, par hasard. Le nombre de femmes que j’imagine nues. Le nombre de femmes que j’imagine en train de faire l’amour, en train de jouir. Le nombre de femmes avec qui je m’imagine en train de faire l’amour. Le nombre d’hommes qui font la même chose que moi.  Le nombre de rêves qui se tissent, de scènes qui s’inventent, tous les jours dans la ville, dans les rues, les cafés, dans les grands magasins, dans les transports en commun, dans les piscines municipales. La masse de tous ces rêves. La masse des rêves érotiques, des rêves violents, des rêves de soumission sexuelle ; le nombre de rêves qui émanent, qui sortent des affiches publicitaires ; les rêves de réconfort, les rêves de tendresse maternelle, les rêves de réussite sociale, les rêves de posséder des chaussures, les rêves de posséder une Alfa Roméo, les rêves de vivre à la campagne, d’avoir, enfin,  une vie saine dans la nature, les rêves de partir en Afrique, aider ceux qui en ont vraiment besoin, les rêves de rendre sa famille heureuse, les rêves de partir en vacances au bord de la mer, loin, où il fait chaud, les rêves d’être un héros à la guerre, les rêves de gagner un tournoi de tennis ; les rêves d’être quelqu’un d’autre, d’avoir enfin un nom, de ne plus être un anonyme, toujours à ramer du mauvais côté des affiches. Et le nombre de personnes qu’on s’imagine en train de tuer,  en train de frapper parce qu’ils nous agressent ou parce qu’ils nous énervent, toutes les sortes de coups qu’on s’imagine en train de donner ou en train de recevoir, des coups magistraux, des coups de grâce, des coups de film de kung-fu. Et le nombre de répliques parfaites et parfaitement placées, qu’on s’imagine en train de prononcer. Des répliques imparables, terminales, après lesquelles il n’y a plus rien à dire, après lesquelles il n’y a plus qu’à aller se pendre ou à disparaître, discrètement, sous une plaque d’égout. Et le nombre de choses qu’on aurait dû dire, ou faire, et qu’on a laissé passer, et qui tournent et retournent dans nos têtes interminablement. La masse de tous ces rêves, de toutes ces sortes de rêves, qui flottent un peu au dessus de la ville comme un nuage orageux, et qui n’ont jamais lieu.

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