Le partage du Monde

leeman

       Certains moments s'imprègnent si forts en nous qu'on aurait presque des étoiles dans les yeux à leur réminiscence ; plus profond encore, l'instant tel qu'il unit le soi à l'Autre qui nous comble inscrit la joie, non seulement dans le cœur, l'esprit, mais aussi dans les yeux. La force du regard est ici comprise comme poésie de l'âme, comme expression non-langagière, comme tendresse incorporelle. Ce sont de si belles choses que très peu d'individus parviennent à nous faire connaître. Et ces personnes sont comme une lumière à nos ténèbres, luminosité qui nous comprend, qui nous est vitale, précieuse. Lévinas n'a cessé de dire que l'altérité s'éprouve à travers le visage de l'Autre ; mais il est bien malaisé de concevoir cette totalité en autant d'éléments du corps. L'altérité se fait, à mon sens, par le regard, en ce qu'il prolonge nécessairement l'émoi de la pensée. Un regard en dit beaucoup, voire tout, tandis que le visage n'implique pas nécessairement l'expression la plus vive de l'esprit. Peut-on mentir en même temps par le sourire, le visage et le regard ? Je l'ignore. Mais mes différentes interactions passées n'ont cessé de me prouver que les yeux prolongeaient le regard de l'esprit.
       La possibilité d'y voir un pur logos apathique, non limité par les yeux, par lesquels il s'exprime d'une force insoupçonnée, est grande. Mais le regard ne traduit pas que l'élan de l'esprit. En somme, on ne retrouve rien dans l'Autre sans le regarder dans les yeux. Considérons alors le regard comme le fruit d'une attirance double, c'est-dire réciproque, d'un respect véritable, d'une tendresse sans limite. Le regard dit tout, fait tout ; il est un juge, lorsque les mots ne peuvent plus sortir de nôtre mâchoire et que le corps est sous le choc. Il sert de médiateur à la volonté, pour qu'elle s'y exprime tout à fait simplement. La vie est un poème que très peu de personnes nous aident à composer. Car la vie ne se fait jamais totalement par la seule force du "moi". Le besoin réciproque de se fonder à l'Autre repose sur la nécessité de la vie : s'affirmer. La pure solitude, comprise au sens nietzschéen comme harmonie de soi avec sa propre raison, ne suffit parfois pas à combler les désirs et les moments creux de notre temporalité. Le rôle de l'autre n'est pas absolument déterminé, mais il est parfois important pour nous.
      Ces diverses considérations m'amènent à réaliser combien l'Autre, sous certaines personnalités, nous bouscule et nous arrache à notre quotidien, dans lequel nous sommes aussi bien situés qu'un arbre dans sa terre, qu'une planète dans son orbite systématique. En bref, l'Autre parfois nous apporte la vie : sa vie. Car il s'agit bien souvent d'échanges constants et d'apports multiples dans la vie de l'un à l'autre, et de l'autre à l'un. Ce sont deux réalités fondamentalement distinctes qui se rencontrent incessamment, nous rendant ainsi heureux lorsque ce rapport est entretenu, malheureux lorsqu'on se retrouve seul, égaré. Là où Lamartine disait que le manque d'un être chéri suffisait à dépeupler tout un monde, l'absence de cet être nous renvoie à la solitude comme pur isolement. On passe d'un état d'euphorie si dense à un état de profonde tristesse. L'être se rend parfois vivant grâce à l'Autre ; et s'il le perd, cet Autre dont il a besoin, il n'est plus rien.
    Il retombe sous le joug de ses ténèbres primitives, comme fondements de sa vie, comme socle initial de son existence. Mais bien que la puissance affective semble nous permettre d'estomper toutes les limites de la vie, la relation la plus merveilleuse pour soi, pour l'Autre qui vit dans notre vie, semble s'imposer comme le meilleur moyen d'accéder à une paix certaine, paix de l'esprit, qui craint toujours un peu plus les nuances solitaires de sa propre subsistance. Cette vie dans la vie est un éternel recommencement ; c'est un mélange qui donne naissance à des possibles dont la puissance n'est égalée par rien. Cette vie à deux est une vie de l'esprit. Car il ne faut pas nécessairement concevoir que la relation symbolique entre deux personnes attirées réciproquement se limite à partager tout ce qu'il y a de matériellement partageable. Il s'agit avant tout d'un échange spirituel, émotionnel, affectif.
       In fine, cette relation consiste à faire don de soi à l'autre, dans un mouvement double, puisque l'autre aussi s'offre à nous. Et ce don n'est pas que don du corps ; il est avant tout don de l'esprit, en ce qu'on se donne dans tout ce que nous sommes. Cet Autre alors est désormais signification pour soi. Nous avons pour habitude d'associer l'altérité à l'inconnu. Mais que se passe-t-il alors lorsque cet inconnu devient connu, et que ce connu devient familier ? Au respect de cette altérité nous substituons l'amour de celui ou celle qui nous aide dans notre conservation. Véritablement, l'Autre devient pour nous comme une localité affective et ontologique, par laquelle tout cet inconnu se transforme en familiarité. C'est tout le monde qui se condense en un seul point ; notre monde en est tout altéré, car on y a laissé entrer l'Autre, seul individu que nous acceptons de par tous nos infinis désirs. Les mots, les regards, les gestes : ce sont des choses dont on ne pourrait se passer s'ils venaient de cet Autre qu'on chérit. Car, et c'est là toute la grandeur des affects, on ne veut plus jamais avoir à ouvrir la porte de notre monde à cet Autre, pour l'y faire partir. C'est un endroit intime à soi, clos, substantiellement qualitatif en ce qu'il représente continûment la totalité de notre vie. Et le véritable don de soi, ce n'est pas tant celui des corps que celui de ce monde-là : c'est un paysage infini qu'on fait visiter à la personne qu'on aime, en la tenant par la main, d'une étreinte sans limite.

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