le passage de l'horloge

Christian Boscus

 

 

1 Rencontre extraordinaire

 

            Il m’arrive des choses incroyables depuis quelques semaines, des choses étranges. J’ai peut-être un pouvoir surnaturel ou c’est une malédiction.

            Tout a commencé le jour où je me suis remis à écrire. J’écrivais depuis longtemps des histoires qui ne tenaient pas debout, des histoires à dormir debout, sans  âme, creuses. Je voulais être écrivain. Je me croyais doué pour l’écriture. Certes, je prenais du plaisir à écrire. Une sorte de jouissance intime me parcourait à chaque récit mais pour obtenir un petit plaisir, il me fallait batailler longtemps, me torturer les méninges pendant de longues heures.  Quand ça bouillonnait dans ma cafetière frontale, j’explosais de courte joie.

Un beau matin de printemps renaissant, après un hiver froid et interminable, à force de me battre contre des moulins à vent de papier, j’en ai eu marre de raconter toujours la même chose, des histoires d’amour qui finissaient mal. C’est vrai, ma vie ressemblait à mes écrits.  Je me sentais incapable de vivre quelque chose d’heureux et de continu avec une femme. Toutes mes rencontres duraient quelques mois et il me fallait à nouveau user de talent et de charme pour conquérir encore et encore. Je ne supportais pas d’être seul affectivement. Il me fallait quelqu’un dans ma vie à qui penser, même si elle était à l’autre bout du monde. Au-delà de toutes ces aventures amoureuses, je m’apercevais de quelque chose de fondamental : je vieillissais. Je n’avais plus le même entrain, la même fougue, le même goût à la conquête, le même besoin de me valoriser auprès des femmes. Je trainais un peu plus les pieds, rien de grave, mais dans les vieilles charentaises auxquelles j’étais attaché, cela accentuait mes rides.

Un beau matin de mai, à l’heure matinale où toutes les fleurs de la création se donnent la main, dans cette  danse de couleurs, sous un soleil levant étourdi par toutes ces senteurs à la ronde, j’ai posé ma plume et je me suis juré de ne plus la tremper dans l’encre.  J’allais me consacrer à ma passion : le jardinage. J’échangeais mes douces mains d’artiste contre des mains calleuses. Seules mes conquêtes en pâtiraient.

Mon abstinence a duré un an. Un an sans dévorer chaque jour des tonnes de papier fut un calvaire. Trois cent soixante cinq jours sans entendre la plume déchirer, caresser ces feuilles abandonnées et jouissantes, fut un supplice. Durant toute cette année, je me suis senti comme un être de chiffon, comme un pantin de bois articulé par la mélancolie. Je n’arrivais pas à me sentir consistant, charnel. Je ne jouissais plus de mon corps. Je marchais à côté de mes pompes. Rien ne m’importait. Tout me semblait futile, inutile. J’étais comme un drogué en manque, perdu dans la foule, à demi mort vivant, en manque de tout, de l’essentiel, du réel, de moi-même. J’errais partout. Je passais entre mes amis comme au cœur d’un bois perdu entre les arbres. J’agissais sans me rendre compte de mes actes. Je perdais petit à petit l’envie de m’enivrer des senteurs du monde.

Il m’arrivait parfois d’entrevoir mon manque, de percevoir que toute ma vie je m’étais nourri de mots que j’associais entre eux comme les parties du corps d’un même être. Les mots étaient mon pain et mon eau, mon air et ma lumière. Sans eux, je n’étais plus rien. J’allais mourir.

Si Catherine, ma compagne de l’époque, ne m’avait pas quitté violemment, je serai mort dans le silence. Son départ a précipité mon retour à l’écriture. Comme je ne suis pas de ceux qui hurlent, cassent tout, se ruent sur l’autre, j’ai repris le chemin de papier vierge où je m’étais arrêté et je me suis mis à courir derrière les mots qui s’enfuyaient. J’ai vite fait de les rattraper et de les écouter me vanter les exploits de créatures innombrables.

L’écriture m’a sauvé du désespoir et a rempli ma solitude comme une amante attentive. Je me suis réfugié en elle, dans son sexe vierge, en attente d’être pénétré. Je me suis couché dans son lit de feuilles naissantes, gorgées de sèves nouvelles, attiré par les confins du ciel de son âme. J’ai joui à nouveau d’enfanter un monde inconnu et neuf. Des heures, des nuits entières, nous avons fait l’amour sans retenue, sans complexe. Je lui donnais le gouffre de mon âme, elle me donnait le sperme de ses lettres vivifiantes. Je la pénétrais de mon esprit avide et jouisseur. Elle me recevait, sensuelle et soumise, entre ses lèvres attendries de me voir si actif. Je la voulais chaque instant disponible comme une amante attendue sur le perron de mes désirs.  Elle m’attend    ait comme une terre inculte espérant le laboureur pour l’enfanter de ses sillons et y jeter ses semences prometteuses.

J’inventais des histoires extraordinaires où des personnages énigmatiques vivaient des situations rocambolesques.  Ma jalousie était totale. Je ne voulais plus partager mes écrits avec d’autres. Je n’avais plus envie d’être reconnu. Je ne voulais livrer mon amante à personne. Nos ébats étaient secrets et à toute heure du jour et de la nuit nous nous enfantions l’un l’autre.

C’est en plein mois de juillet que je l’ai aperçue sous le passage de l’horloge. Elle ne m’a pas vu. J’ai sursauté. Je l’ai suivie. Elle était habillée d’un velours rouge.  Sa jupe voltigeait comme un papillon dans l’azur et montrait ses genoux saillants.  Ses mocassins carmin enveloppaient son pied de tendresse et elle semblait marcher sur l’eau d’un lac en évitant les petits poissons autour d’elle. Son chemisier en dentelle, de la même couleur que sa robe, était si fin que mon regard fut attiré par les trésors qu’il renfermait. Sa poitrine voulait en sortir pour conquérir le monde.

Je ne me suis pas trop rapproché pour ne pas l’effrayer, suffisamment pour la suivre sur le trottoir d’en face et pour bien la  voir. Je me suis posé sur son visage, aimanté par son élégance. Elle était plus que belle : rayonnante, telle la lune suspendue éclairant le pèlerin perdu. Son charme débordait les contours de son corps. Je pourrais passer des heures à décrire son nez, ses yeux, sa bouche débordante de baisers en train de se répandre tout autour de ses pas. Je garde cette image pour moi, pour moi seul.

Je me suis demandé où j’avais déjà vu cette femme. J’avais le sentiment de la connaître, d’avoir vécu déjà dans son intimité. Au détour d’une rue, je l’ai perdue comme une hirondelle en plein ciel s’évade dans un rayon de lumière aveuglante. Son visage m’a obsédé  pendant plusieurs jours. J’ai échafaudé mille explications et un soir, alors que je contemplais les rondeurs de la lune, je me suis souvenu de l’endroit où je l’avais  effectivement croisée. C’est incroyable, impensable ! Sa ressemblance avec Eloïse était évidente.

Vous n’allez pas me croire, mais elle correspondait trait pour trait, avec la même silhouette, la même allure, elle était habillée de la même façon que l’héroïne d’une nouvelle que j’avais écrite quelques semaines plus tôt. Eloïse tombait amoureuse d’un garçon qui aurait pu être son fils et ce jeune homme ne voulait pas de son amour. Si elle n’avait pas rencontré sur sa route une vieille dame, Régine, elle serait sûrement morte de désespoir.

Je suis revenu tous les jours durant un mois dans la rue où je l’avais perdue, espérant la croiser à nouveau  pour m’enivrer de sa silhouette flottant sur le bitume. J’inventais mille scénarios pour l’aborder, pour l’inviter à prendre un café, pour mieux la connaître. Chaque fois je rentrais bredouille après avoir erré dans les rues attenantes pendant plusieurs heures. Curieusement, je ne me sentais pas déprimé par cette quête inassouvie. J’étais plutôt plein d’énergie et d’enthousiasme à l’idée de la rencontrer encore. Après cette chevauchée dans le désert de mon désir, je rentrais chez moi tout excité. Je me précipitais à mon bureau, avide de me retrouver en face de ma feuille blanche afin de l’habiller de la lumière de mes mots et d’en faire un ciel constellé d’étoiles.

Depuis plusieurs jours, je ne pensais plus à Eloïse. Elle était sortie de mon quotidien comme une pensée libellule traversant les marais de l’esprit en zigzagant entre les images et les formes en création.

J’allais acheter mon pain toujours au même endroit dans un magasin biologique du passage de l’horloge. Un homme devant moi se retourna pour appeler sa femme partie chercher une course de dernière minute. Ce fut le choc. Je le reconnus tout de suite. Il avait le même visage que Michel. Crâne rasé, stature imposante et regard attendrissant. Michel, le héros d’une nouvelle s’intitulant : « L’annonce.» Cet homme avait eu l’idée géniale de mettre une annonce au bord de son champ, à côté de la route, pour rencontrer l’âme sœur. Il y était parvenu. Elle se nommait Catherine. Une femme arriva à sa hauteur et posa un paquet de biscottes sur le tapis de caisse. Il l’embrassa dans le cou avec tendresse. Je sursautais.  Elle était enceinte. C’était elle. J’en étais sûr, c’était bien eux ! Un instant je parus effrayé de cette coïncidence, de cette incongruité, de ce miracle si je puis dire. Je faillis m’évanouir dans l’allée. Je suis de nature sensible. La moindre émotion forte me terrasse et m’étourdit. Michel me demanda si j’allais bien, je lui répondis oui comme au cœur d’un rêve en pleine ébullition. Catherine plongea son regard dans le mien et de sa voix de petite fille attendrie me demanda :

-          On se connait. J’ai l’impression de vous avoir déjà rencontré.

Je balbutiais :

-          Heu, non, je ne crois pas.

            Ils s’en furent avec leurs provisions et je restais là, pantois et en même temps émerveillé. Catherine se retourna une fois et je sentis qu’elle cherchait où elle pouvait bien m’avoir déjà rencontré. Je ne me voyais pas leur répondre d’une voix  emphatique :

-          Eh oui, nous nous connaissons, je suis votre créateur !

Face à cette situation totalement incohérente, je me pinçais et je me fis mal. Je ne rêvais pas à moins d’être un rêveur dans un rêve. A cet instant, si j’étais allé plus loin dans mes élucubrations, peut-être aurais-je perdu la raison.

Je demandais au vendeur s’il connaissait ce couple. Il me répondit oui sans paraître étonné de ma question et j’osais lui demander depuis combien de temps. Il réfléchit et dit : huit mois. Cela correspondait au temps où j’écrivis cette histoire. J’étais totalement estomaqué.

Je me trainais chez moi tant bien que mal et je me jetais sur mon canapé.  Je m’endormis dans la seconde pour oublier mon existence au cœur du plus grand mystère de la création.

Je me réveillais dans la position où je m’étais couché, affalé tel un vieux vêtement lancé négligemment, tout habillé de rêve. Je me précipitais sur mon réveil pour le faire parler. Il m’avoua trois heures du matin, l’heure des moines.

Je décidais d’en avoir le cœur net. Comment cela se faisait-il ? Mes dernières nouvelles où des personnages s’étaient inventés sous les assauts de ma plume, prenaient vie. Comment avaient-ils pu sortir de mes histoires sans que je m’en rende compte ? Comment avaient-ils fait pour passer la barrière de l’imagination du verbe et entrer dans la matière animée de mon présent ? Et pourquoi ?  Avais-je puisé dans mon quotidien, dans mon entourage, des situations et des acteurs de celui-ci ? Les avais-je calqués à mon insu pour en faire des héros ordinaires dans mes histoires extraordinaires ?  Ou bien s’agissait-il de magie pure et j’étais peut-être la proie d’un maître vaudou ? Ou bien encore, Dieu m’avait-il choisi comme fils pour prolonger son règne sur la terre et enfanter un nouveau monde ? Je restais sans réponse comme le pêcheur en eau trouble écoutant le chant de la carpe.

Je me suis calé à mon bureau, prêt pour l’embarquement immédiat vers une destination inconnue et j’ai commencé à inventer un nouveau voyage. Les mots étaient dociles. J’étais le chef d’orchestre et chaque musicien était une lettre de l’alphabet. La musique que je composais dansait dans l’espace et écrivait une symphonie unique et inconnue.  Mon héroïne se nommait Mélanie. Elle venait de perdre son frère atteint d’une maladie incurable. Désespérée, écoutant les conseils d’une amie, elle avait jeté quelques semaines plus tôt une bouteille à la mer pour confier son chagrin au vent et aux embruns. Charlie avait assisté à ce lancer de bouteille. Il la récupéra sur la plage quelques minutes plus tard, suivit la belle et nota son numéro d’immatriculation quand elle s’enfuyait. Grâce à un ami commissaire de police, il obtint son adresse et lui répondit.

Je ne vais pas raconter toute la nouvelle puisqu’elle est déjà écrite sur des feuilles vierges qui ont accepté d’être peintes de hiéroglyphes appelés mots.

Pendant un nouveau mois, je me suis tenu aux aguets. Je ne poursuivis pas Michel et Catherine pour leur démontrer que je leur avais donné la vie. Je ne retournais pas dans la rue Bellefond où Eloïse s’était évanouit. J’attendais une nouvelle rencontre fortuite, une Mélanie en chair et en os.

Un matin, je me surpris au cœur de l’attente comme un amoureux espérant le retour de l’aimée. Si je n’avais pas été habitué aux mystères, aux coïncidences, aux simultanéités, je me serais inquiété de mon état. Je souhaitais la matérialisation d’un être issu des confins de mon imaginaire. Il y avait de quoi vraiment s’alarmer sur ma santé mentale. Cette pensée furtive ne fit point son nid dans mon mental et s’en retourna au gouffre du néant d’où elle avait jailli un jour d’avril alors que l’hiver était revenu sur la pointe des pieds bousculer les frileux et les jeunes plants de légumes en train de chercher racines.

Personne ne vint m’époustoufler, me donner goût au miracle. Je ne comprenais pas pourquoi le phénomène de l’incarnation de mon personnage, constaté et vérifié scientifiquement par mon cerveau spécialiste en la matière, ne s’opérait pas. Et puis un soir, sur mon fameux canapé, organe de mes contemplations et de mes réflexions profondes, j’eus la révélation. Comment pouvais-je la rencontrer si je ne l’avais pas décrite avant, peinte de mon désir, sculptée de mon imagination débordante. Les autres personnages, Eloïse, Michel et Catherine, je les avais ciselés dans les moindres détails d’images et de descriptions  minutieuses. Je décidais de reprendre mon histoire et de décrire Mélanie sous toutes les coutures pour espérer la rencontrer et surtout la reconnaître. On n’est jamais assez précis dans les détails de nos désirs, de nos rêves. La plupart d’entre-nous attendent le bonheur ou l’âme sœur qui leur apportera l’amour mais omettent  d’en  décrire, d’en imaginer les contours et le cœur. Alors la vie leur apporte des choses et des êtres pris au hasard de leur route et ils s’efforcent de croire dans leur rencontre à des ressemblances avec leur désir. Tant et si bien qu’ils projettent sur les êtres la cohorte de leurs manques et en oublient leur différence.

Je pris conscience que je ne savais pas demander à la vie comme avait enseigné le maître Jésus : « Demandez et vous recevrez. » Je n’étais d’aucune religion mais je savais apprécier la parole d’un homme de bon sens.  Jésus, ou quiconque avait traduit ses paroles, était un sage et savait observer le Vivant.

A nouveau devant mon bureau, tel un capitaine de navire pilotant son radeau cosmique, je m’attaquais à cette tâche gigantesque : donner un visage à une inconnue. Je m’appliquais à imaginer la courbe de ses lèvres car c’est surtout entre ses deux versants que coule la rivière des mots.  Je les peignais sensuelles, bien sûr, je suis un homme et je leur mis un petit rictus malin attisé par le mouvement rieur de ses grands yeux marrons clairs. Je lui fis un petit nez et je me gardais bien de le faire en trompette. Ce n’est pas l’envie qui me manquait. Je ne voulais pas qu’elle soit trop belle pour ne pas être la proie de tous les « males venus, » désireux de s’empiffrer de la crème de ses yeux lumineux. Je négligeais inconsciemment Charlie, son futur amant et je m’arrangeais pour prolonger le suspense de leur prochaine rencontre.

Dix jours passèrent comme un train fou. J’avais rangé l’écriture dans un placard. Je l’avais enfermé à double tour pour ne point qu’elle me charme et me dévore d’amour. Je voulais être concentré, disponible pour assister à la rencontre du siècle : celle de l’écrivain et de son personnage. Tout ce que nous vivons a une durée, accapare notre temps. Il nous faut faire des choix permanents pour ne pas inviter dans nos vies des voleurs de temps et Dieu sait s’il y en a, guettant nos moindres faux pas, pour s’engouffrer dans le quotidien de notre vie et nous voler notre énergie. Car nous n’avons qu’un seul bien, notre capital énergétique de la journée. Nous le dépensons parfois rapidement et nous nous vidons avant la fin du jour. Des vautours et des chacals rodent partout, dans notre famille, au travail,  au restaurant, prêts à bondir sur nous pour nous dévorer quelques miettes énergétiques. Tout ce qui nous demande du temps nous prend de nous-mêmes et si l’échange n’est pas équitable, nous mourrons à petit feu sans nous en rendre compte.

C’est encore près du passage de l’horloge  que je la vis surgir de l’improbable réalité de l’instant. Chose étrange, elle avait bien le visage magnifique dessiné par mon émotion passée mais elle était habillée avec la même robe et le même chemisier en dentelle de soie rouge qu’Eloïse. Je me suis gratté la tête avec des pensées en forme interrogative, sorte d’abeilles mentales très énervées par l’approche d’un prédateur. Un mal de crâne fit taire mon mental bouillonnant. Je me suis calmé et je me suis dit qu’il s’agissait d’un mystère de plus. Cela ne me surprenait plus depuis ma rencontre fortuite avec la belle Eloïse, mais quand même, pourquoi les mêmes vêtements ? Tout en la suivant du regard, la solution me vint en un éclair. C’est vrai, je l’avais peinte, envisagée ainsi ; je lui avais inventé une figure royale mais je n’avais pas eu la présence d’esprit de décrite son habillement. Je me suis dit que dans le monde de l’imagination d’où sortent les créatures des histoires, les armoires des garde-robes devaient être bien pauvres.

Mes pensées avaient freiné mes pas.  Je rattrapais Mélanie. Sa beauté n’allait pas avec son corps voûté par le poids de la peine. Un homme la rejoignit en haut de la rue Victor Hugo et je reconnus Charlie, même si je ne l’avais pas bien sculpté avec mes mots vagabonds. A sa vue, elle se redressa, redevint belle, bomba le torse et lui lança un défi avec ses deux seins en avant comme pour le provoquer à un corps à corps sans merci. Je les laissais à leurs ébats futurs.

J’étais un peu dépité de ne pas avoir parlé à Mélanie. Qu’espérais-je ? Qu’elle me saute dans les bras après mes explications abracadabranquesses  et me remercie de lui avoir donné la vie ?  Si tel avait été le cas, elle serait devenue ma chose, mon esclave et elle aurait été obligée de m’aimer.

Allongé dans mon sofa présidentiel, je laissais mes pensées inonder mon salon et je me noyais dans leurs eaux troubles. Je venais de rencontrer ma créature, celle que j’avais créée consciemment en pleine méditation. J’étais à l’égal de Dieu. Un court instant incommensurable, je me suis demandé si je n’étais pas Dieu Lui-même. Je cessais mon délire mégalomaniaque et je m’assoupis. A mon réveil, devant ce mystère total, il me vint encore une idée fulgurante. Décidément, ce canapé était  génial et j’allais en faire ma muse. Il me suffisait de demander à d’autres écrivains si mon vécu leur était déjà arrivé, s’ils avaient eu le privilège de traverser la barrière du temps et d’enfanter des personnages au sein de la réalité tangible. Et surtout de les rencontrer !

2 Ecriture chérie

 

Il m’arrive des choses incroyables depuis quelques semaines, des choses étranges. J’ai  un pouvoir surnaturel. Allongé sur le dos dans mon canapé transcendantal, je laisse mon esprit vagabonder dans le parc à idées. Au plafond, point d’idées noires ! Mon regard troue le béton du temps et s’envole vers le vaste ciel où voguent les âmes de tout ce qui est né un jour. Si je suis capable d’imaginer une créature, de l’inventer, de la matérialiser en écrivant son histoire; en la décrivant, en lui donnant un visage et un corps, j’ai peut-être aussi le pouvoir de lui retirer la vie puisque je la lui donne. Heureusement que je n’ai pas un esprit diabolique car je pourrais échafauder toutes sortes de scénarios des plus sordides.

Cette perspective me semble être une responsabilité difficile à porter : créer, c’est aussi détruire en même temps, c’est faire entrer dans la temporalité quelque chose qui n’existait pas auparavant, c’est tirer du néant l’inconnu, le montrer au jour et le condamner à mourir.

La souffrance du concepteur est ailleurs.  Enfanter dans la douleur est un mensonge. J’ai connu certaines femmes qui ont éprouvé un plaisir considérable, dont ma propre mère, au moment de la naissance du nouveau né.  Et ce n’est pas des mots en l’air. Après l’effort certes, après le déchirement du corps, si le relâchement et l’abandon se tiennent coudes à coudes, le corps, soutenu par l’esprit, peut entrer dans la jouissance.  La souffrance de l’enfantement vient de bien plus loin. Elle naît de la culpabilité de mêler la vie à la mort, de porter au jour et de conduire en même temps vers les ténèbres.

La nature n’éprouve pas ce désarroi du créateur. Elle se régénère elle-même et se nourrit de ses propres cendres. Les humains aussi, mais ils ne peuvent pas vraiment le percevoir. Qui peut voir la trace d’ombre posée dans le cœur d’un enfant par une simple phrase inadaptée ? Qui peut comprendre que la moindre pensée, venue de la surprise de l’instant, déposé sur un cerveau, nichant dans un mental, peut à elle seule noircir des aspirations à venir ? Qui peut être conscient, qu’une poussière d’amour extirpée de l’infini et venue se poser sur un cœur qui la nourrit comme une graine en terre, est capable de sauver le monde de la folie des hommes ?

Je sors de ma méditation explosive et je cours vers mon bureau rejoindre mon ordinateur magique. Jadis, pour partager son ressenti, il fallait l’écrire sur les parois d’une grotte au cœur de la pénombre ou déchirer la pierre pour y poser un signe. Il fallait parfois des siècles pour qu’elle soit lue par d’autres. Et puis le papyrus est venu au secours de l’homme pour faciliter l’incarnation de la pensée lovée en lui. Et enfin l’arbre s’est couché pour donner son âme aux raconteurs d’histoire. Une question s’impose : qui est reconnaissant de cette aptitude à poser sa pensée en  pianotant avec ses doigts ? Et d’un simple clic l’envoyer de par le monde ! 

Je me jette dans les bras de mon amante l’écriture et je la laisse me conduire aux confins de l’ensorcellement amoureux.  Les mots jaillissent entre mes mains comme les copeaux de pierre sous les asseaux du burin du sculpteur. Si dans la pierre ou le bois existe déjà l’être, l’animal ou l’objet en attente d’être extirpé de sa gangue affirment certains créateurs, peut-être l’histoire à venir est-elle déjà écrite ? Peut-être tout l’univers est-il déjà pensé ? Il suffit juste, comme le compositeur, de retrouver la mélodie dans le bruit incessant du monde en posant son oreille sur les battements du cœur de la terre. Il suffit juste de suivre les mots à la trace et de les capturer dans les filets de l’esprit.

Si tout est déjà écrit, comme disent certaines traditions, il nous est juste demandé de le lire, de le cueillir, de l’entendre, de le voir, le sentir, le prendre et d’en jouir. Hélas notre mental est si sûr de sa traduction permanente de l’existant qu’il nous empêche de savourer l’instant présent. Bien peu de nous ont conscience de vivre dans l’abondance. Toute vie est excès.  Les milliards de spermatozoïdes sacrifiés pour le bonheur d’un seul au perron de l’ovule ; les fleurs des arbres par milliers emportées par les caprices du vent pour tant de fruits restant encore ; les innombrables fleurs des champs semées pour être sûr d’en voir fleurir quelques unes qui se perpétueront quand elles auront été bénites et sanctifiées par l’eau du ciel. Le vie sans cesse se renouvelle et sort de son sein l’infinitude des êtres et des choses.

Les mots également sont en attente, à profusion, suspendus dans l’azur comme des oiseaux, de simples petits moineaux se chamaillant. Tout à coup, par miracle, ils atterrissent sur un fil et tissent de nouveaux signes, une nouvelle histoire. Regardez-les ces envoyés du ciel posés sur nos fils de communication. Ils nous écrivent des messages. Peut-être sont-ils, avec les étoiles, les inspirateurs des premiers hommes qui ont dessiné les premières lettres de notre histoire commune.

Miracle incessant de l’écriture où s’assemblent les uns derrière les autres ces lettres en wagons tirés par la locomotive de l’imagination. 

C’est un véritable prodige ! Je pose mes mains sur le clavier, ou mieux encore,  je prends un crayon à papier et je l’accouple à la feuille blanche, et les mots jaillissent en source, en ruisseau, en vague déferlant sur l’espace purifié. Ils sortent d’on ne sait où. Ils s’imposent dans l’instant. Ils déchirent le voile blanc de l’inconnu. Ils… Et le trou noir survient sur la page blanche…

Et je suis suspendu au néant qui doit s’ouvrir pour laisser bondir l’impensable, le non-né, le venant, la surprise. Je le sais : si je m’impose, rien ne traverse le mur du Vivant où foisonnent les êtres, les mots, les secrets à venir. La confiance résonne dans mon cœur. L’attente jouissive est de courte durée.

Il y a ceux qui échafaudent des plans et qui écrivent après, pensant qu’ils dirigent la pluie des mots. Il y a ceux qui comme moi posent leurs doigts et les laissent courir et inventer le nouvel inconnu. Mille façons d’écrire, mais tous sont les scribes du Pharaon céleste.

Rien ne se crée, rien ne s’écrit, rien ne s’efface car tout est déjà en attente dans le Probable. Alors on accepte cela ou on le refuse, qu’importe ! Qu’importe qui crée : Dieu, ou le Tout, ou la Source, ou Bouddha ou Jésus ou l’homme, l’important est le résultat, la créature ! Untel dit : c’est l’homme le créateur parce qu’il pense son écrit. Moi je dis : c’est Dieu parce que j’écris Sa pensée. L’important, c’est de jouer. Les uns choisissent les billets, les autres les images… Moi j’ai choisi les mots !

J’écris et je suis la main du verbe qui attend de se faire chair, d’être un corps, un vivant, un scénario et une aventure éternelle. Même si tous ces acteurs un jour disparaitront, même si ce récit est détruit par le feu ou la terre tremblante, il reste en suspension dans l’air cosmique, voguant sur les ailes du vent, attendant une nouvelle conscience pour le traduire et l’incarner encore. Toutes les histoires se répètent et s’écrivent de mille et mille manières différentes. Les mots sont toujours les mêmes. Les intentions les manipulent. Les humeurs les peignent et ce sont toujours la vie et la mort, la joie et la peine qui alternent leur emprise sur les acteurs.

A nouveau je vais tenter d’extraire du néant une âme en devenir. Une femme bien sûr, car je suis un homme seul… Si vous étiez à ma place, si vous aviez ce pouvoir, auriez vous des scrupules à fabriquer un être à votre convenance ? Vous n’enfanteriez pas une créature inutile, loin de vos attentes, sans rapport avec vos désirs. Votre création aurait un sens pour vous. La Source qui a inventé le monde a du faire de même ! Elle a fabriqué l’homme, un être parfait, adapté à son environnement, pourvu de tous les possibles.

En cet instant, il m’est difficile d’imaginer la femme parfaite que je vais créer. Pourquoi ? Parce que je ne le suis pas. Parce que je n’ai pas de modèle. Je ne dis pas qu’une femme puisse être parfaite. Certes, je n’en ai jamais rencontré. Il est vrai que je ne suis pas apte à juger de la perfection. Il serait plus judicieux de mettre au grand jour une femme capable de m’aimer et d’être aimé. Une femme qui pourrait s’accorder avec moi comme deux pièces uniques d’un puzzle amoureux s’emboitent l’une dans l’autre.

Elle s’appelle Anaïs. Depuis toute petite, elle a la certitude d’être attendue par un homme, un prince ou un bucheron, peu importe. Il la ravira un beau jour d’automne quand les feuilles des arbres, comme les regrets et les peines, jonchent le sol pour nourrir la rectitude qui les a portées. Elle s’est préparée à sa venue. Elle a laissé pousser ses cheveux d’ébène le long de son dos pour s’habiller de la profondeur des nuits étoilées. Quiconque aura la chance de dénouer ses cheveux découvrira une nudité plus exaltante que la beauté des courbes de tous les déserts du monde. Son corps est né des méditations de Dieu lorsqu’il rêvait le monde au commencement des temps et s’enivrait des beautés jaillissant des volutes de son Esprit. Elle possède en bas de son dos, sans exagération, la courbe sensuelle des africaines.

Devant le passage de l’horloge, elle attend, assise sur le rebord en béton d’un massif de fleurs. Pourquoi à cet endroit ? Ce couloir sous les habitations entre deux magasins n’a rien de particulier. Je l’ai pris cent fois, parfois dans les deux sens, plusieurs fois par jour sans qu’il ne se produise quoi que ce soit. Je ne suis pas dans un film d’Harry Potter et je ne m’attends pas à traverser les couloirs du temps.

C’est bien elle ! Anaïs est telle que je l’ai imaginée, dessinée avec le pinceau de mes mots, peinte de courbes et d’arabesques dansantes. Je flâne dans ma contemplation comme un oiseau laisse le vent de l’instant soulever ses ailes de lumière. J’observe ses gestes, le moindre de ses mouvements. Je la trouve superbe. Je m’élance à sa rencontre tout emporté de joie et d’extases corporelles quand une voix que je connais bien stoppe mon élan et ramène mon envol sur le fil de la réalité présente. Mon Ombre, c’est son nom, se pose devant moi comme un mur et monte une à une les briques opaques de la pensée. Des questions m’assaillent : que vas-tu lui dire ? Que va-t-elle penser d’un mec qui l’aborde ainsi ? Vas-tu lui révéler l’intrigante machination dont elle fait l’objet ? Je reste là, prostré, dans l’impasse de mon mental tourbillonnant, la main tenant le tronc de l’arbre qui m’empêche d’avancer. Je suis pétrifié par le doute, figé en statue de sel par la peur.

Il fait beau. Le soleil n’a pas encore atteint sa verticalité pour élever mon âme endormie. Il a repoussé l’attaque massive des nuages querelleurs. Les gens passent sur la place comme des courants d’air. Chacun est dans son monde. Tout le monde ignore que je viens d’être terrassé par mon Ombre, cette compagne des jours pluvieux de mon enfance. A cet instant, son arme, la pensée, est un tsunami et je me noie.

-          Patrick !

Une voix intime me réveille de ma mort naissante. Je réponds machinalement comme au cœur d’un profond sommeil.

-          Oui …

-          Ah ! Tu es vivant, semble s’exclamer l’autre voix. Il fait beau, n’est ce pas ?

Je balbutie d’un étonnement enfantin :

-          Si …

-          Alors secoue-toi ! Ôte ta main de ce morceau de bois et fais un pas.

Je reconnais la voix, la petite voix de mon enfance, celle qui m’accompagnait dans les champs et les bois et me faisait partager l’extase de l’instant. C’est elle qui écrivait sur le tableau noir de ma souffrance, à la craie, ailes d’ange.

Je réponds sans enthousiasme :

-          Un pas… mais pour aller où ?

-          Oh là ! Réveille-toi petit frère ! Souviens-toi ?

L’instant se fige. Je plonge dans le tourbillon du passé. Je n’aime pas mais je me force. Tout à coup, cela me revient : « Ailes d’ange, ailes d’anges… tout s’arrange ! » Je chantais cela aux heures les plus sombres. Cette petite chanson me venait de ma mère. C’est d’ailleurs la seule chose qu’elle m’ait donné sans attente, du plus profond de l’immensité de son cœur. Dans un instant éternel, je vois ma mère posant sur ma peau de bébé tout l’amour de son homme, de ce père fuyant. Je la sens poser dans les rivières naissantes de mon sang bouillonnant une goutte d’amour propulsé par l’envie titanesque de me connaître. Tout le reste, le manque, l’attente, la déception, la trahison… je l’ai oublié, balayé chaque fois par le renouveau de cet instant incommensurable.

Le raz de marée noire pensif en train de me submerger ferme ses vannes, stoppé par les écluses de la lumière. L’ange de mon enfance s’envole dans un battement d’ailes, me laissant seul et droit, régénéré, plus fort encore pour traverser l’immobilité du penseur. Je me ressaisis. Je laisse l’Ombre derrière moi. Je lâche mon arbre protecteur et je me dirige sur un coussin d’air vers Anaïs. Quand elle m’aperçoit, elle ne semble pas surprise de me voir arriver à sa hauteur. Elle se redresse, étire son être dans l’espace, me fait face, me montre avec une douce arrogance sa beauté angélique et plonge ses yeux verts au cœur de mon trouble.

-          Vous attendez quelqu’un ? demandais-je avec un grand sourire.

-          Non, je prends le soleil, dit-elle, en me le restituant cent fois.

-          Le soleil a bien de la chance !

-          Moi aussi. On se connait, demande-t-elle après un court et éternel silence au cœur de mes yeux extasiés.

-          Je ne pense pas.

-          On s’est déjà vu quelque part, ajoute-t-elle. Où cela ? J’ai une bonne mémoire pourtant.

-          Peut-être près du passage de l’horloge. Je fais mes courses au magasin diététique.

-          Moi aussi, mais j’ai un étrange sentiment. Vous me faites penser à quelqu’un que j’ai bien connu.

-          Je m’appelle Patrick, répondis-je pour faire cesser toutes les recherches.

-          Anaïs, répond-elle, en me tendant sa petite main printanière.

Pendant un court instant, l’idée me vient de tout lui avouer. Mon Ombre s’engouffre dans cette pensée furtive : Elle risque de mal le prendre, de me prendre pour un fou ou de me rigoler au nez. Non, je ne peux rien lui dire. Si Dieu venait vers moi tout d’un coup sans me prévenir et me disait : « Je suis ton créateur. Grâce à moi tu existes », si je suis dans une bonne phase de ma vie, je lui saute au cou mais si je suis dans un moment tragique de mon existence, je lui saute aussi au cou mais pour l’étrangler. Je l’invectiverai : « De quel droit m’avoir créé sans rien me demander, de m’avoir donné cette vie là… » La créature ne demande pas à son créateur de lui donner la vie. Elle subit son bon vouloir. Elle est obligée de jouer le scénario imposé sans savoir quand son contrat va se terminer, quand le rideau va tomber. Dans le cas d’Anaïs, je puis lui dire qu’au fond d’un tiroir secret, j’ai rédigé son aventure avec moi jusqu’à mon lit. Après, je suis tombé à court d’idées. Heureusement ! Peut-être ai-je eu peur d’être obligé de terminer cette histoire car toutes les aventures se terminent. Je n’ai pas eu le courage d’en écrire plus, d’aller plus loin au risque de devoir un jour la faire mourir.

Le personnage est affublé par l’inventeur de qualités et de défauts provoquant toutes ses réactions, sortes de mémoires induisant des attitudes et des réponses aux événements. Plus simplement, il s’agit de programmations… Si l’objet créé rencontre le sujet, le créateur, il prend conscience de son emprisonnement, de son impuissance. Peut-être est-ce l’instant d’une libération totale décrite par les mystiques ?

Dieu ne peut pas se montrer à l’homme. Il ne peut pas libérer le genre humain de ses conditionnements au risque de détruire la création, l’univers. Il y a donc la vie et la mort et pour que tout fonctionne bien, il faut écrire un scénario pour chacun et lui choisir une mort. Tout le monde ne peut pas disparaître en même temps, ce serait la fin du monde. Chacun a donc son heure, enfin plutôt celle imposée par le réalisateur du grand film cosmique.

Quand à moi, je ne peux rien dire à Anaïs. A l’égal de Dieu, je ne peux pas lui avouer l’avoir fabriqué de toute pièce pour ma seule convenance, mon bon plaisir. Je ne peux pas lui  dire : « Et bien voilà, j’ai un pouvoir et comme je m’ennuyais tout seul, je t’ai engendré et programmé. »  Elle risque de très mal le prendre.

Nous marchons dans les rues de Montpellier, sans but, sans attente, comme deux enfants étourdis par mille découvertes. Tout semble neuf !  De temps à autre, nos bras se touchent, nos corps se cherchent. Nous avançons par les ruelles comme au cœur d’un labyrinthe dont nous ne connaissons pas la sortie, nous nous arrêtons de ci de là et nous nous aimantons de plus en plus. Nous parlons comme si nous nous connaissions depuis toujours.  Nos rires communs concurrencent le chant des oiseaux dans les jardins de l’esplanade. Rien n’est plus beau que d’être là ! Une petite pluie fine nous surprend sans nous affoler puis la colère du ciel crache son mécontentement de plus en plus fort. Nous courons vers un abri. Nos mains se joignent naturellement comme deux cours d’eau se rencontrant. Je l’entraîne sous un porche pour nous réfugier. Nous sommes trempés de ciel. Nos corps se collent, nos lèvres se jettent l’une sur l’autre et le bonheur nous féconde. Nous buvons à la même source l’eau céleste sur nos bouches assoiffées.

Il est trois heures du matin. Anaïs est allongée à côté de moi. Elle dort paisiblement. Son souffle pose un murmure fécond dans la chambre silencieuse. Je n’ai pas pu me résoudre au sommeil. Je ne me souviens plus comment nous sommes parvenus à rejoindre mon lit tant nos baisers nous empêchaient de faire deux pas. Nous n’avons pas fait l’amour comme nos esprits l’espéraient ardemment mais avons écouté la musique de nos corps. Nous ne nous sommes pas dévorés tout de suite. Nous nous sommes posés l’un contre l’autre avec l’émouvante tendresse d’un amour naissant. Le plaisir de l’attente a susurré des mots doux à nos oreilles. Après avoir joué plus d’une heure à retirer nos vêtements, nos deux nudités se sont apposées comme deux feuilles d’un roman dont l’histoire d’amour ne faisait que commencer.

Il est quatre heures du matin. Depuis une heure, je la regarde dormir. Je suis le soleil attendant l’heure propice pour resplendir. Elle est la lune envoutante se mirant dans les draps clairs de notre amour.

Et puis les jours ont passé comme s’écoule un torrent vers la mer. J’ai cessé d’écrire et j’ai commencé à déprimer. A quoi bon chercher les mots pour les assembler comme des briques pour construire un édifice romantique. Anaïs était là. Elle était mienne et je l’avais toute à moi, posée sur mes respirations et mon émerveillement perpétuel.

A quoi bon ! Je n’ai plus à l’imaginer venir de l’extérieur étourdir mon âme et bousculer mes sens. Je suis comblé. Je suis exaucé mais je ne supporte plus ce calme et cette inertie. Tout me semble habituel ! Ce qui me motive, c’est de créer, d’imaginer, d’inventer la vie, de la sortir du néant de mes entrailles. La mettre au jour ! Lui donner vie ! L’étaler dans le temps et l’espace. Inventer des histoires. Désormais je jouis de ma création et celle-ci m’émeut de moins en moins. Imaginez Dieu inventant l’humain au cœur de son éternité et devoir se le coltiner, avec ses qualités, certes et ses défauts des millénaires. Impensable ! Le Créateur a besoin d’accoucher de sa substance, d’enfanter du nouveau, de l’encore, du différent. S’il ne fabrique pas, il implose. La création jaillit avec violence du sein de l’Esprit fécond.

Nous sommes sur le canapé du salon. Anaïs sent que quelque chose me tourmente. La femme sait percevoir les plus infimes mouvements de l’âme humaine. A la nuit tombante, perché au creux de mon épaule comme un petit oiseau sur une branche, elle me demande :

-          Que t’arrive-t-il, mon tendre ? J’ai l’impression qu’une tristesse est en train de faire son nid dans le creuset de ton âme.

-          Tu as raison, répondis-je, une sorte de morosité m’envahit et gangrène mon esprit de jours en jours.

-          Raconte-moi, me dit-elle, en enveloppant ma tête entre ses mains de coquelicot.

Je plonge religieusement au fond de mon être en fermant les yeux et je tente d’en extirper l’essentiel. Que lui dire ? La vérité. Je n’y suis pas résolu encore. Comme si Anaïs avait entendu ma pensée, elle me dit à l’oreille :

-          Que me caches-tu ? Que ne m’as-tu pas dit que tu voudrais me dire ?

Je suis sidéré. Quelle intuition ! Je l’écarte tendrement et je l’éloigne en lui tenant les mains.

-          Ecoute, j’ai des choses à te dire.

-          Je m’y attendais !

Je lui raconte tout. Comment je me suis rendu compte du prodige. Comment je l’ai pensée, créée, inventée et pour quelle intention. Je m’attends à ce que elle hurle, trépigne, se jette sur moi et me dévore entre ses griffes de femme en colère. Au fur et à mesure que je lui narre mon aventure jusqu’à elle, elle ne semble pas surprise. Quand j’ai fini de tout lui raconter, elle se lève et je me dis qu’elle va partir sans un mot. Elle se dirige vers la porte d’entrée, l’ouvre délicatement et s’en va. Je reste là perdu dans le néant de l’instant incommensurable, silencieux, la tête entre les mains et je me jette en arrière pour m’endormir. Quand il m’arrive quelque chose de difficile, je m’allonge sur mon canapé et je m’endors.

Quelques secondes plus tard, la sonnette résonne à mon oreille. Je me précipite pour ouvrir. C’est Anaïs en petite nuisette.  Elle était partie ainsi et je ne l’avais pas remarqué.

-          Salut, c’est moi, dit-elle avec un grand sourire, il faut que je te parle.

Nous nous posons sur le canapé et je l’écoute religieusement avec une crainte au bas du ventre.

-          Ce qui t’arrive n’a rien de très original, dit-elle en me caressant la joue.

-          Pardon !

-          Ce que tu as fait n’est pas mal. Qui peut le juger ? Tout le monde fait la même chose. Chacun crée le monde par sa pensée, à travers son espoir, ses attentes, ses exigences. Chacun fabrique ses personnages…

-          Mais je suis le seul à avoir ce pouvoir. J’ai demandé à d’autres auteurs de romans, tous m’ont affirmé ne pas comprendre ce que je leur demandais. Bien sûr, il arrive à certains de rencontrer quelqu’un qui leur fait penser à un héros ou une créature inventée…

-          Patrick, mon tendre, chacun crée le monde en le percevant. Percevoir c’est traduire ; traduire c’est trahir. Chacun croit qu’un événement provoque ceci ou cela mais pour un autre, la même situation engendre des émotions différentes.

-          Mais tu es sortie de mon esprit !

-          Chacun invente le monde à sa façon, chaque instant, en fonction de ses besoins. Que tu m’aies rêvée, créée, cela ne m’étonne pas. Moi aussi je t’ai voulu dans les jardins de mon cœur

-          Mais je t’ai inventé de toutes pièces. Je suis ton créateur…

-          Je n’en doute pas.

-          Je t’ai inventée ; j’ai écrit notre histoire.

-          L’écrit est peut-être un moyen de matérialiser sa pensée plus facilement mais j’ai fait la même chose que toi.

-          Comment cela, m’exclamais-je, perplexe.

-          Moi aussi j’ai écrit notre rencontre. Je suis aussi romancière. Tu es exactement identique à la description que j’ai faite du chevalier que j’attendais. Il te manque l’armure et le cheval…mais cela ne m’étonne pas.

Je reste là, la bouche ouverte, avec une pluie de mots à venir qui ne résonnent ni dans mon crâne, ni dans l’océan du silence sur lequel je flotte. Je serais le pêcheur pêché. J’aurais pêché ce qui me pêche. Non, je ne crois pas un mot de ce que me raconte Anaïs. Elle dit cela pour ne pas me mettre dans l’embarras, par pur amour, par gentillesse. Je me ressaisis comme après une bonne douche glacée prise par surprise et je me sèche en m’ébrouant comme un chien mouillé. Je me lève de mon canapé trempé et je la toise :

-          Non, je ne te crois pas. Je suis le seul à avoir ce pouvoir. Ce n’est pas possible. Tu inventes. Tu dis cela pour ne pas te sentir blessée, pour ne pas subir l’outrage d’avoir été pensée contre ton gré.

-          Voyons, réplique Anaïs, en se redressant, tu n’es pas Dieu. Lui seul engendre les êtres et les choses en les puisant dans le gouffre insondable de son Esprit. Nous ne faisons que le singer. Les éléments sont déjà là : le papier, le crayon, l’ordinateur…

-          Inventions de l’homme.

-          Transformation de la matière, affirme-t-elle, comme une scientifique. Les atomes sont déjà là. Nous piochons ceci ou cela, utilisons ce moyen et pas tel autre. La vie émerge sans cesse de sa propre matrice, elle s’enfante elle-même. Nous nous fabriquons des châteaux de sable avec la poussière qui nous entoure mais nous ne pouvons pas donner l’immortalité à nos créations.

-          Peut-être, mais notre esprit conçoit le réel.

-          Oui, mais notre esprit nous a été donné aussi sans que nous fassions un seul geste. Nous découvrons ce qu’il contient, utilisons ses trésors cachés. En rien véritablement nous créons. Nous empruntons des atomes et nous les associons.

-          Alors les formes que nous inventons sont déjà là flottant dans le possible. Parfois je le pense, la plupart du temps quand je prends ma douche.

-          Moi aussi. L’eau doit être un conducteur d’évidences. Nous croyons faire émerger des inventions, des histoires… mais ne vois-tu pas le fil reliant tout. Le progrès est comme un arbre dont on escalade les branches et découvrons au fur et à mesure les merveilles. L’invention de la roue a permis celle de l’ordinateur.

-          Penses-tu que les histoires sont toutes reliées ensemble comme les perles d’un chapelet ?

-          Oui, comme une vie en apporte une autre, et ceci peut-être à l’infini.

-          Les scientifiques parlent du big-bang mais peut-être était-ce un espace-temps perceptible, une énième explosion dans le recommencement de la vie.

-          Oui je le crois. Le plus important est de percevoir le pouvoir de l’Esprit, de cet Esprit qui se fait chair dont parle la Bible.

-          Les traducteurs de ces paroles ont peut-être mal compris. L’esprit s’est fait «cher » car il est de plus en plus difficile à trouver.

-          Tu fais de l’esprit mais ce pouvoir dont tu t’affubles, tu n’es pas le seul à le détenir. Chacun le possède… c’est ce que je voulais te dire tout à l’heure.

-          Par le fait de penser le monde pour soi, pour son plaisir ou son malheur, pour ce qui est crue comme une satisfaction.

-          Oui, chacun détient la capacité de modifier le monde en le pensant, en imaginant un monde « meilleur », un monde plus « juste ».

-          Et en écrivant sa pensée sur l’écran magique.

-          Oui ! Le problème, car il y en a toujours un, c’est les méchants.

-          Les programmés pour détruire…

-          Oui les virus, ceux qui pensent le monde est un plateau de fruits dont on peut se servir sans demander, sans rien devoir, impunément. Ceux-là sont bien plus forts car ils associent l’écrit à leurs méfaits.

-          Comment s’y prennent-ils ?

-          Ils font des plans de financement, dessinent les immeubles ou les barrages qu’ils vont construire sur les terres qu’ils vont spolier.

-          Tu veux dire que les « gentils » n’utilisent pas assez l’écriture pour incarner leurs rêves, leurs besoins, leurs attentes.

-          Oui ! Que celui qui rêve d’un monde d’amour en dessine les formes et les contours, en écrivent les grandes lignes.

-          Pas tout seul dans son coin…

-          Evidemment ! Tu te vois vivre sur un monde où tu serais tout seul. Ce serait pratique, personne pour te contredire.

-          Je commence à comprendre tes paroles. Au lieu de scénariser ma rencontre avec toi je ferais mieux d’écrire la trame d’une histoire où le monde des humains serait un peu plus vivable.

-          Tu peux faire les deux, me lance-t-elle, en se jetant sur moi pour m’embrasser.

Nous parlons toute la nuit. A moment où nos corps se prennent pour des vagues déferlantes, elle s’arrête, fait silence et me demande si elle peut continuer cette histoire à ma place. Je lui dis non. Elle insiste en me demandant quelques pages seulement. Je réitère mon non.

-          Tu vois, me dit-elle, en me tirant contre sa peau, chacun reste le seul maître à bord de sa propre aventure.

Je la retourne comme une crêpe pour la faire taire et nos deux enveloppes d’eau purifiées par l’amour deviennent un océan.

3 Lâcher-prise

Anaïs vient de partir pour neuf mois en Chine. Elle veut écrire un roman sur les amours de Lao-Tseu, ce grand sage chinois.

Je me suis remis à l’écriture pour le plus grand bonheur de mon âme d’enfant qui essayait jadis de raconter des histoires sans pouvoir vraiment les enfanter dans la matière. Je n’étais pas assez sûr de moi pour y croire. Je n’avais pas assez confiance en ma force psychique. Je ne connaissais pas le pouvoir de l’écrit. On ne nous apprend pas à l’école et dans nos familles à utiliser cette faculté miraculeuse. Si, au tout début de notre vie, nos dessins montrent bien notre lente maturation intellectuelle, notre besoin d’incarner par l’écrit nos rêves et de chasser nos peurs. Le dessin raconte l’instantanéité de notre âme découvrant le monde.

Anaïs m’a demandé de ne pas l’attendre, de faire ma vie, d’inventer d’autres rencontres, de créer d’autres personnages. J’ai compris grâce à elle que j’étais aussi un acteur dans plusieurs histoires, la mienne, bien sûr, mais aussi dans d’autres péripéties concernant d’autres gens. J’ai appris aussi que je n’étais pas le seul à me rendre compte de ce pouvoir créatif donné et exprimé par la narration. Tous les êtres humains possèdent cette aptitude mais bien peu s’en rendent compte et encore moins la mettent en pratique.

Anaïs savait s’adosser à l’écrit et se laisser emporter sur ce cheval fougueux. Toutes les femmes avec qui j’avais vécu des histoires d’amour m’avaient reproché ma complicité ardente avec l’écriture. C’est vrai, lorsque les mots me submergent, je n’ai besoin de personne. Parfois, même la nourriture est inutile tellement l’énergie donnée par cet art suprême procure de la vitalité. La plupart ne supportaient pas cette amante insatiable qui me demandait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. C’est vrai, j’avoue, j’avais beau les aimer d’un amour profond et sincère, je me sentais plus aimé par l’écriture. Le véritable amour est sans attente et d’elle je n’attendais rien. Elle m’appelait et je venais me contempler en elle. Des heures durant nous faisions l’amour avec les mots sans nous combattre comme l’on se heurte parfois avec l’aimée pour une raison ou une autre, pour imposer sa vision, son ressenti, sa souffrance, pour faire avouer à l’autre qu’il nous a blessé, qu’il est responsable de notre douleur.

Des jours entiers parfois je m’allongeais près d’elle, écoutant la moindre de ses respirations, sentant ses soubresauts, goutant sa fièvre de me donner sans cesse et sans cesse une nourriture spirituelle. Moins j’attendais ses baisers, plus vaste était l’inspiration. Je l’écoutais avec l’oreille intime de mon être, sans exigences, sans impatience, sans trépigner. J’étais comme les deux ailes ouvertes d’un ange guettant le vent de l’infini pour monter vers les nues et contempler les dieux. Grâce à elle, grâce à ma patience, grâce à une attention bienveillante qui émanait de moi, j’ai découvert un grand mystère. Une chose essentielle ! Une évidence. C’est tellement naturel que personne ne le voit. Seul les enfants le connaissent et s’en servent comme de l’eau puisée à la source du monde. Les sages doivent l’avoir vécu et l’utilisent à chaque instant. Il m’est difficile d’en parler car chacun lisant l’explication de ce qui suit dira : bien sûr ! Oui, chacun le sait, chacun le vit plusieurs fois par jour mais personne ne s’en étonne. Qu’est ce que c’est me direz-vous ? C’est l’instantanéité du lâcher-prise ! Le miracle de la création !

Tout surgit au monde dans l’instant présent de la métamorphose de l’Inconnu en une forme aperçue, connu et  reconnu. Tout jaillit de l’Improbable, du Néant, de l’Esprit créateur. Et chaque homme, chevauchant son ego, cri d’un air vainqueur au moment de toute création, de toute expression et réalisation de sa pensée : c’est moi ! C’est moi qui ai fait ceci ou cela ! Chacun s’extasie devant sa création alors qu’il n’en est que le vecteur et qu’il se l’approprie pour mieux la dominer et en jouir. C’est ce que j’ai fait avec Anaïs et les autres. Je les avais créées pour en disposer à ma convenance.

Avançons. Je sais, ce n’est pas évident à comprendre. Moi-même, je ne sais pas où je vais mais j’ai confiance. Revenons à notre lâcher-prise. Combien de fois par jour chacun de nous se bloque sur quelque chose qui ne bouge pas, n’avance pas, ne fonctionne pas comme il faut… Un exemple pratique pour les bricoleurs ou les bricoleuses : (Attention, c’est très subtil et il est difficile de chercher à s’en souvenir mais il est possible de se dire : la prochaine fois je serai attentif. C’est l’attention qui amène à la compréhension du mécanisme, car c’en est un). Vous essayez de mettre du fil dans le chat d’une aiguille, à moins d’être doué, j’en ai connu, vous n’y parvenez pas tout de suite. Un petit agacement apparaît, quelques millièmes de secondes, mais c’est beaucoup. Et puis quelque chose en vous se détend, s’assouplit, se libère, comme de l’empressement par exemple et hop, le fil s’enclenche, se love dans son espace attendu, désiré, espéré. Quelques secondes seulement vous avez été sans attente aucune, juste à respirer l’instant, à observer votre impuissance, à accepter que quelque chose en vous prenne la place de votre : « c’est moi qui ». Les sages diront peut-être : « Vous êtes passé du « moi » au « Soi ».

Alors évidemment, il y a contradiction entre l’esprit créateur, celui qui pense et matérialise et celui qui lâche-prise et permet la matérialisation de son désir de l’instant.  On peut le voir sous cet angle mais il y a les deux aspects en même temps. Quand un personnage s’impose à moi, il est aspiré du néant, de l’insondable par mon désir, je ne parle pas d’attente. L’attente est une forme d’exigence et provoque la douleur, la déception. Un désir est une appétence, une aspiration. Mon désir met au jour une créature par l’écriture. Selon ma compréhension du phénomène créateur, je le puise dans l’océan de l’Esprit éternel, cet Inconnu dont j’ignore tout et dont pourtant je traduis les manifestations. Tout créateur, artiste, donneur de vie peut s’enorgueillir de ce qu’il accomplit. Il y a de quoi, mais la plupart oublie le lâcher-prise. Une mère en train d’accoucher de la métamorphose magique de son sang sait que plus vite elle se détend, s’abandonne à l’invisible qui l’adombre, s’émerveille du miracle qui se réalise à travers elle, plus vite l’enfant trouvera le passage et traversera le gouffre de l’ombre pour entrer dans la lumière des siens.  Elle sait, elle sent, elle voit que ce qui est en train de s’accomplir est plus fort qu’elle.

Bien sûr, chez ceux qui écrivent, certains font des plans sur la comète, ont besoin de réunir des informations avant de se lancer, ont l’idée, les personnages, l’intrigue en tête. Cela les rassure peut-être mais lorsqu’ils sont en plein cœur de l’océan de l’écriture et que les vagues de mots les submergent, à cet instant ils sont invités à se poser sur le radeau de l’inspiration et à se laisser porter vers l’île du repos du guerrier. Ils ont l’impression de dominer leur sujet comme ils disent, de contrôler la situation, en ayant tout élaboré, mais en fait ils se font emporter par le tourbillon du Créateur intime.

Il me faut revenir sur l’attente, sport de combat que j’ai pratiqué longtemps dans le domaine de ma vie amoureuse contrairement à l’écriture. Quand j’espérais que l’autre me donne ceci ou cela, fasse ceci ou cela pour mon confort personnel, la déception m’envahissait quand je n’étais pas exaucé. Lorsque j’escomptais obtenir ceci ou cela de l’aimée parce que j’estimais en avoir besoin, je croyais le mériter ou mieux encore, j’étais sûr que c’était essentiel à ma vie, j’engendrais le conflit car je générais de la frustration en abondance.

L’amour est sans attente. Le « moi » ne peux pas comprendre cela. Il estime avoir des droits. Il pense en terme de besoins pour lui-même sans se soucier du partage en estimant que partager c’est aussi se battre pour obtenir ce qu’il espère. Il veut faire reconnaître sa peine coute que coute quand il est frustré. Plus un « moi » est intelligent, plus il trouvera les mots pour vous prouver que ce qu’il lui manque vous ne lui avez pas procuré. Les stratagèmes sont nombreux pour arriver à ses fins.

L’amour est un positionnement face à l’autre dans l’affirmation de ses besoins. Si l’autre n’est pas d’accord, s’il ne peut pas partager ses appétits, il n’y a pas de problème s’il y a de l’amour. Il n’y a pas d’exigences ! Il y a une grande liberté. Il n’est pas dit qu’il n’y a pas de frottements entre les êtres mais il n’y a pas de souffrances ni de regrets si un besoin n’est pas exaucé car un vrai besoin trouvera toujours une source pour s’y abreuver. Il y a souffrance quand les partenaires ne savent pas se positionner dans leurs besoins et attendent que l’autre les satisfasse.

J’ai rencontré l’amour au cœur de l’écriture. J’ai appris à laisser se diluer à travers les mots toutes mes douleurs d’enfance.  Au début, l’écriture n’était pas encore une amante généreuse. Elle était une mère écoutant mes jérémiades d’enfant qui n’avait pas eu ceci ou cela, à juste titre d’ailleurs. Elle a écouté et les réponses se sont gravées sur le papier. La réponse suprême fut : « il y aura toujours des questions tant que tu chercheras des réponses. » Et puis elle est devenue une amie, une confidente à qui je racontais tout sans honte. Je me sentais écouté. J’étais compris. Je n’attendais pas d’être secouru et je le fus. Les pages une à une, noircies dans la pénombre de mon isolement me délivraient de mes attentes, soulageaient mes blessures mentales, libéraient mon esprit figé sur le passé. Puis elle fut pour un temps mon maître spirituel. Elle me révéla les grands mystères du vivant au-delà des dogmes et des croyances. Elle me montra les mécanismes régissant les mouvements de nos vies, l’alternance et la polarité, impulsions de l’Esprit créateur pour animer les scénarios où les êtres vivants  se rencontrent, s’aiment, se déchirent et meurent parfois seuls en eux-mêmes. Elle me faisait croire, avec mon accord, que je conversais avec Dieu. Enfin, un jour, me trouvant digne sûrement de rencontrer son amour sans attente, elle s’est approchée de moi doucement en me chuchotant à l’oreille d’entrer tendrement dans son lit couvert de pétales de mots et nous sommes devenus des amants.

4 Vie rêvée

Anaïs est partie. Peut-être pour toujours. Je me demande si je vais continuer à fabriquer des personnages pour ma convenance ou si je suis capable de les libérer.

« L’amour est sans attente, l’attente est sans amour. » Elle m’a laissé ces mots sur la table de la cuisine entre deux croissants. Elle ne voulait pas que je l’accompagne à l’aéroport. Elle ne supporte pas les adieux.

On s’est couché le soir, la veille de son départ. Nous n’avons pas fait l’amour comme des exilés n’allant plus se revoir, comme des assoiffés perdus dans le désert usant de la dernière goutte d’extase avant une mort certaine. On s’est posé l’un contre l’autre. Nos sexes se sont rejoints comme les deux piliers d’un pont sans s’affronter et nous les avons laissé se relier l’un à l’autre par des fils de lumière, suspendus dans le vide entre nos deux vies bouillonnantes.  Nous nous sommes regardés longtemps. Nos âmes se parlaient telles des planètes au cœur du ciel. Nos lèvres étaient comme deux félins prêts à bondir sur leur proie. Nous avons retenu ces furies jusqu’à sentir nos bouches se confondre sans se toucher.

Au petit matin, j’étais seul dans le lit. Je savais qu’elle était partie mais je suis descendu en hâte à la cuisine dans l’espoir de sentir son ombre encore présente, en attente d’un dernier baiser. J’ai trouvé ces mots.

Vais-je savoir attendre sans attente ? Vais-je vivre pleinement sans la caler entre deux pensées, entre deux actions, entre deux pas, entre deux pages d’une autre nouvelle ? Ne vais-je pas être tenté d’écrire une autre histoire où elle revient ? Chacun de nous est gorgé d’attentes. Il nous manque toujours quelque chose ou quelqu’un. Quand je peux me satisfaire de l’instant présent je suis comblé. Dès qu’un être est parti, nous en inventons un autre. Quand un objet nous est retiré, quand une chose nous devient essentielle parce nous le croyons, nous bousculons ciel et terre pour la voir apparaître et nous tombons dans l’attente. Chaque jour nous fabriquons des choses parce que nous pensons qu’elles nous manquent. Nous n’avons pas assez de considérations, de tendresse, d’écoute, de partage. Les autres ne nous donnent pas ce dont nous avons besoin, surtout dans le couple. L’autre doit nous exaucer sans cesse. Nous combler. Nous emplir de la part manquante que nous avons identifié en ceci ou cela. Quand il s’agit d’objets, nous pouvons encore nous les offrir si nous en avons les moyens, mais lorsqu’il est question de satisfactions émotionnelles, les conflits envahissent nos maisons, nos lieux de travail, le monde entier. Bien sûr, il faut un minimum de civilité, de communication, de partage, mais nous gonflons le monde avec nos attentes nées de nos manques. Nous n’avons pas appris à jouir de l’impermanence où prédomine le sentiment d’abondance. Nous ne savons pas la plupart du temps utiliser ce qui Est. Bien sûr, je ne parle pas de l’abominable et de l’inacceptable, la violence sous toutes ses formes.

C’est ce que j’aime dans l’écriture où les mots jaillissent de l’improbable, de l’inattendu. Cela ne gène en rien l’espérance ! Face à l’écriture, je suis dans un état d’amour. Je n’attends rien ! Je sais que le mot viendra des confins du royaume du Verbe, de cette Parole qui emplit et anime chaque vivant, du plus petit aux galaxies. Je jour où je deviendrai comme une sentinelle attendant l’ennemi du haut de quelque tour, je cesserai de me baigner dans la rivière de l’écriture.

Devant mon bol de café chaud, je goûte à la présence de l’autre dans l’absence. Je l’imagine libre, volant au-dessus de la muraille de Chine, arpentant le chemin des pagodes où le sage fut aimé bien plus qu’intellectuellement par quelques femmes au cœur de nacre.

Mon esprit s’image le maître du temps et de l’espace. Et si au lieu d’inventer des femmes pour ma convenance, au lieu d’engendrer par le souffle des mots  une autre Anaïs pour combler mon manque, j’inventais Dieu. Si je Le calais dans une histoire, une sorte de bible personnelle, peut-être m’apparaitrait-Il ? Si je Le faisais vivre dans une série d’aventures, peut-être finirait-Il par s’incarner et répondre à toutes mes interrogations ?

Je me suis égaré toute la matinée dans mes délires, au cœur de mes attentes, pour arriver à une évidence : Dieu ne se révélerait pas à moi et ne me viendrait pas en aide. Pourquoi ? Il ne l’a jamais fait. Evidemment, puisque dans ma conception de la divinité Dieu étant le TOUT, c'est-à-dire l’Esprit créateur manifestant son Désir à travers les êtres et les choses. C’est peut-être cette croyance, qui en vaut une autre, qui me faire croire en l’abondance sous toutes ses formes. Surtout à la source de l’écriture où pleuvent inlassablement les mots assemblés un à un pour former des histoires.

Je me suis jeté à nouveau à corps perdu sur la peau de mon amante abandonnée. Et chaque mot était un baiser brûlant d’un amour inconditionnel. Et chaque étreinte enivrait chaque instant d’éternité. J’étais le créateur, à l’égal de Dieu. La nouvelle toute neuve arriva au piano de mes doigts avec une évidence instantanée.

C’est en sortant du Polygone, près du passage de l’horloge, qu’une fois encore, je rencontre ma création. Je le reconnais tout de suite, sans hésiter, puisque c’est moi. Je me suis lancé dans l’écriture d’un personnage non pas me ressemblant mais qui serait moi. Quand il m’aperçoit venant au devant de lui, il n’est pas troublé. Cela lui parait normal, comme un rendez-vous pris à l’avance avec un vieux camarade. Nous nous saluons comme deux amis ne s’étant pas vus de longue date. Les gens autour de nous s’arrêtent et nous regardent stupéfaits de voir deux êtres identiques, habillés pareil, en train de se parler. Il est accoutré exactement de la même façon que moi. Je me tiens comme lui, j’ai la même démarche, les mêmes mimiques et il est affublé comme moi de grandes dents.

A la terrasse d’un café nous faisons connaissance. Cela paraît complètement surréaliste. Le serveur est tellement intrigué qu’il me demande si nous sommes de vrais jumeaux. Nous faisons connaissance est un grand mot. Il porte le même nom que moi, il a le même âge,  vit les mêmes aventures féminines et aime par-dessus tout comme moi les œufs à la neige. Il me raconte des choses que je vis, exactement les mêmes mais pas au même endroit car il est de passage à Montpellier. Je suis abasourdi !

-          Dans quelle ville vivez-vous ? demandais-je sidéré.

-          Fontainebleau.

-          Mais c’est là où j’ai grandi ! m’exclamais-je, tellement excité que je tombe ma chaise.

-          Moi, je n’ai jamais quitté cette ville, affirme-t-il. Pourquoi êtes-vous parti, nous aurions pu nous rencontrer avant ?

-          Mais que dites-vous ? Vous n’êtes pas au courant !

-          Au courant de quoi ?

-          Que mes parents ont divorcé, que j’ai dû quitter cette ville, que j’ai atterri dans une pension de bonnes sœurs, qu’ils m’ont abandonné…

-          Les miens n’ont pas divorcés. Pourquoi l’auraient-ils fait, ils s’aimaient tant ?

Je me lève de table, énervé et j’invective cet étranger qui se fait passer pour moi.

-          Qu’est ce que vous racontez ? Toute ma vie j’ai vécu seul, sans eux ! Et puis d’abord pourquoi vous êtes là ?

-          Je suis venu à Montpellier voir une amie en train de mourir…

-          Ça c’est moi qui l’ai écrit !

-          Pardon !

-          Non, ce n’est rien.

Je ne veux pas lui dire que deux jours plutôt j’ai pondu une nouvelle où j’habitais une ville que je n’avais pas nommé et je venais à Montpellier voir Emma en phase terminale d’un cancer.

-          Vous avez vécu avec vos parents. Ils s’appellent bien Lucette et Raymond, lui demandais-je d’un ton sévère.

-          Evidemment ! Ils s’appelaient car ma mère est morte il y a plusieurs années.

-          Je le sais ! J’étais à son enterrement, dis-je un peu agacé.

-          Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? demande-t-il. Vous êtes un peu agressif envers moi. Je vous prie de descendre d’un ton, merci.

-          Excusez-moi, j’ai besoin de  comprendre…

-           Comprendre quoi ? Chacun est emporté par la vie. Chacun a un destin écrit.

-          Vous avez raison. Ils ont fait ce qu’ils ont pu.

-          Ils m’ont désiré. Ils m’ont aimé passionnément. Nous avons eu une vie de famille formidable, affirme-t-il avec une certaine fierté.

C’est étrange, il me raconte une histoire que j’aurais aimé vivre. Je ne peux la comprendre. La mienne fut jalonnée de ruptures, de renoncements, d’abandons. J’ai été livré à moi-même très tôt. J’ai dû me battre contre le monde pour enfin trouver ma place.  J’ai dû chercher Dieu pendant longtemps pour laisser toute quête et rencontrer un Souffle au cœur de l’imprévisible.

Mon double, ce moi en face de moi, prend un air très sérieux. Il plonge dans mes yeux avec tendresse.

-          Je sais pourquoi je suis à Montpellier, me dit-il. Je suis venu vous dire que votre père est mort hier.

Je reste un instant perplexe. Rien ne sort de mon cœur hormis un léger trouble.

-          A-t-il demandé à me voir ? demandais-je .

-          Non !

Devant une nouvelle tasse de café, j’écoute une histoire que j’aurais pu écrire. Point de drames véritables, point de souffrances exagérées. Une vie tranquille, presque sans heurts. Une existence sans vagues, sans tempêtes… Et puis la mort à venir. Il ne demande pas à me voir. Il ne l’a jamais fait après la séparation. Il a dit qu’il avait peur de mourir. Il ne regrette rien. Il ignore la portée de ses actes. Il n’a jamais cherché à me contacter.

-          Je n’ai aucune émotion concernant la mort proche de mon père, de celui qui m’a créé me laissant traverser mon désert seul, sans repères, sans contraintes, sans lois, affirmais-je. Le créateur est-il obligé de se soucier de son enfant ? Dieu est-il contraint de veiller à la bonne marche d’une vie, d’un milliard de vies, d’une nuée d’humains déferlant sur le monde comme les gouttes d’eau de l’océan sur le rivage ? Suis-je forcé de me soucier des personnages que j’invente ?

-          Non, je ne pense pas, mais leur donner autant d’atouts que de « défauts » est essentiel.

-          Personne ne s’est soucié de moi, sauf les responsables de tous les pensionnats où je suis passé. Mes parents ne se sont pas occupés de moi.

-          Est-il nécessaire d’avoir une famille, une vie paisible ? Chacun a ce dont il a besoin. Voyez-vous, moi, j’ai été aimé, chéri, j’ai eu un père et une mère attentionnés mais il m’a toujours manqué quelque chose dans cette quiétude apparente.

-          Mais vous avez eu une vie parfaite, une vie que j’aurais aimé avoir.

-          Certes, mais il m’a manqué de réaliser un rêve primordial : écrire.

Je lui prends la main en signe de compassion. C’est étrange, j’aurai aimé avoir sa vie et il aimerait avoir le goût  d’étaler les mots sur des tartines de papier.

-          Il n’est jamais trop tard pour frapper les mots au clavier de l’instant !

-          Je dois m’occuper de mon père. Vous savez dans la famille tout le monde à des problèmes de poumons. Nous manquons d’inspiration !

Les mots souvent masquent les maux et l’écriture les sème en terre intime, sur ce limon de papier, pour mieux les contempler. Ce qui est vu s’effrite plus facilement ! Ce qui est nommé peut retourner au silence d’où il jaillit !

-          L’inspiration me fut donnée je crois pour ne pas étouffer. Quand la douleur nous pèse nos alvéoles sont comprimées, notre dos se voûte, notre corps s’atrophie. L’écrit fait relever la tête.

-          Oui, répond-il, ma vie fut presque idyllique mais je n’ai pas été assez stimulé. Je me sens un peu vide de toutes les épreuves que je n’ai pas traversées.

-          Je viendrai à l’enterrement. Prévenez-moi.

-          Volontiers. Votre père avait treize frères et sœurs. Vous allez peut-être rencontrer votre famille.

Mon moi s’en est allé au quotidien de son passé. Je l’ai laissé rentrer chez lui, là où je ne fus jamais le bienvenu, même à force de rêves et d’écrits. Nul ne peut inventer un autre destin que le sien. L’accepter, y participer pleinement, l’accompagner, permet de mieux traverser les expériences douloureuses. Il me semble qu’une route de vie est tracée à la naissance au sein de l’ADN de l’embryon comme au cœur de la graine est écrit la fragilité du coquelicot. Je ne peux pas comprendre pourquoi ce qui fut, fut ainsi. Je peux juste observer comment l’événement vécu a imprégné ma chair et comment je l’ai traversé ou subi. C’est lorsque je veux m’approprier ma propre vie, les autres, les objets innombrables que la souffrance du manque ou de l’attente creuse ses sillons dans les champs incultes de ma pensée.

Il n’y a pas d’explications mystiques au monde car le petit grain de sable ne peut comprendre le cosmos mais si petit soit-il, il peut en jouir. Prendre ceci, rejeter cela. Croire ceci ou dénigrer cela. Les choses arrivent, les situations se produisent et les êtres sont invités à les vivre, bon gré, malgré tout. Ils peuvent penser être le maître de leur destinée. Si c’était le cas, ils réussiraient tout, ils réaliseraient tous leurs rêves. La terre serait un paradis. Tous les hommes auraient des bananes au petit déjeuner et toutes les femmes n’auraient pas de vaisselle et de lessive à faire.

Parfois ça arrive ! Parfois rien n’est obtenu ! Il m’apparait derrière toute vie un scénariste, un écrivain jouant à inventer l’histoire de chacun. Imaginez un film où les acteurs feraient tout ce qu’ils voudraient sans être dirigés ! Par qui ou quoi ? Dieu ou une Energie à tête d’ange ou de démon, qu’importe ! La vie est cadeau, même courte, même si elle n’est pas gratuite car il faut y participer. La vie est miracle même si dans dix mille ans nous n’avons avancés que d’un pouce sur l’explication de la réalité de l’univers.

Malgré tous nos conditionnements, chacun détient une rame de notre radeau céleste. Ecrire est un acte créateur et peut influencer le monde fonçant à vive allure sur l’océan cosmique. Même si les mots sont cueillis sur l’arbre à feuilles de l’éternité s’incarnant dans l’instant. Même si chaque feuille est recopiée dans le grand livre d’or du monde manifesté. Même si un Penseur au Verbe se faisant chairs tire les ficelles de chacune de nos courtes vies. La vie n’est peut-être qu’un Rêve pour nous éveiller !

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