Le passage du gué

petisaintleu

Il ne me restait plus que la cathédrale pour repousser l'échéance. Je ne me faisais guère d'illusions. D'ici quelques heures, elle serait, elle aussi, détruite. Les discours du Vatican, les concessions faites au détriment des canons qui régissent l'Église n'avaient servi à rien. La seule incertitude était de savoir comment nous serions massacrés. Peut-être nous y laisseraient-ils pendant plusieurs semaines en nous faisant crever de faim. À moins qu'ils ne soient plus radicaux et qu'ils ne mettent le feu à l'édifice. Pour ma part, je ne savais pas quelle option serait la meilleure.

Ce que je souhaitais, c'était souffrir le moins possible. C'est tout. Ne pas me retrouver dans la situation de ma famille. Ils avaient dû morfler. Ah, l'horreur de la découverte de ces corps brûlés qui laissaient toutefois apparaître les stigmates de leur long calvaire. J'avais vomi jusqu'à ma bile en les trouvant. C'était le désespoir lié à ma course effrénée pour les rejoindre quand ma femme m'envoya un SMS pour me dire qu'ils essayaient de défoncer la porte de notre appartement. Je la connais. Elle n'a même pas été prise d'une peur panique. Elle s'est plantée devant l'entrée, sereine, un large sourire l'irradiant. Elle n'aurait pas dû leur dire qu'ils visent bien le cœur. Ça leur a donné l'idée qu'il serait plus chrétien qu'ils meurent à petit feu. Ils ont ainsi usé de tous les procédés moyenâgeux, garantie éprouvée d'un martyre réussi. Il est vrai que beaucoup d'entre eux appréciaient depuis fort longtemps la croix de saint André…

Dans la basilique, j'étais serein, mais un peu énervé. L'immense majorité de ses fidèles était composée de Caribéens. Mus par l'énergie de l'agonie, des cohortes pleurnichardes suppliaient des statues en stuc, pétrifiées et peu amènes à réaliser des miracles à l'appel des paroissiens. Je me contentais de faire le tour des gisants et de déchiffrer les vitraux. Quand je m'asseyais, je priais avec la conscience tranquille de n'avoir pas été un saint, mais d'avoir fait au mieux pour me préparer à l'inéluctable échéance

Il avait fallu à peine cinquante ans. Bien que, depuis des temps immémoriaux, ils œuvraient dans l'ombre. Ils s'étaient octroyé des chasses gardées dans des secteurs d'activité jugés par les catholiques trop éloignées de leurs croyances christiques. Ils n'avaient rien vu venir. Avec mai 68, l'arrivée de la gauche au pouvoir puis son retour, ce fut pire. Un boulevard leur avait été ouvert. Elle avait confondu humaniste et laxisme, droit dans ses bottes de son dogmatisme libertaire, sans comprendre qu'elle nous menait vers des voies liberticides. Le décloisonnement systématique de ce qui faisait le ciment d'une société avait été exacerbé par le fric, la crise qui n'en finissait plus et sa conséquence, l'ultra-individualisme.

Il suffit de quelques loups lâchés dans la bergerie. Ils se connaissaient tous, se côtoyant en des lieus où ils laissaient libre cours à s'échanger leurs idées les plus vicieuses de domination. Ils sortirent de leur ghetto. La peur ou la honte de leur différence les avait quittés. Grâce à leurs codes vestimentaires et capillaires, leur mode alimentaire et leur particularisme langagier, ils se reconnaissaient. Ainsi, les autres, comme ils nous nommaient, se firent entuber en douceur, sans vaseline ni poppers.

Tous les secteurs furent pris d'assaut grâce aux postes clés qui leur permirent de placer leurs poulains. Une fois introduit, il devenait facile de se voir ouvrir les portes du paradis. En deux coups de cuillère à pot, ils s'octroyèrent la justice, les media, la médecine. Même l'extrême-droite n'y vit que du feu. Elle fut trop honorée que des énarques aux discours bien léchés viennent leur redonner une virginité.

Alors, un nouveau mode de gouvernance fit son apparition, une sorte de népotisme où le pistonné n'était pas le fils, le frère ou le cousin, mais le compagnon d'un soir. Jusqu'au jour où il fut trop tard pour faire machine arrière.

À deux doigts de mourir, j'étais calme. La société hétéro nous menait droit à l'asphyxie planétaire. Alors que, de facto et d'ici un demi-siècle, Gaïa se retrouve enfin débarrassée de cette putain d'humanité me laissait de marbre. Dans la cathédrale, un pigeon cherchait à retrouver sa liberté. L'assemblée s'agenouilla en prière, y voyant sans doute une colombe. Moi, je ris de recevoir sur l'épaule une chiure.

Signaler ce texte