Le petit lieutenant
jeanro
Franchir la grille ne fut pas difficile, elle était rouillée et un vieux cadenas n'empêchait pas. Une allée de gravillons clairs dessinait encore un passage vers la maison abandonnée. La végétation envahissait tout .
Tout de suite j'avais reconnu le petit vélo rouge le long du mur sous un volet délabré.
Je m'avançais, l'air du soir embaumait le jasmin. Les arbres n'avaient plus été taillés depuis si longtemps qu'ils me parurent bien plus grands que dans mon souvenir. Partout l'herbe était montée en graines. Les troènes débordaient sur le chemin, des géraniums sauvages s'étaient installés dans une gouttière remplie d'humus à ras bord.
Je m'assis sur le banc de pierre à côté de l'entrée. C'était la place du père. Autrefois je n'aurais pas osé. Dans le silence on aurait pu croire un instant que rien n'avait changé. La seule chose étrange était ce petit vélo abandonné là, accoudé au mur, comme si l'on avait oublié de le ranger la veille au soir.
« Les enfants il se fait tard. Il va faire nuit. Il faut rentrer maintenant ! »
J'ai dans l'oreille le son précis de sa voix. Ce ton un peu plaintif comme si elle avait su d'avance que son appel vers le fond du jardin resterait sans effet. Parfois, nous nous cachions exprès, riant de voir la silhouette de maman se pencher dans le rectangle de lumière jaune de la fenêtre de la cuisine.
Ces soirées d'été étaient les plus belles. On jouait jusqu'à très tard et personne n'avait envie de rentrer. Petit frère enchaînait les tours de vélo dans le parc, fébrile comme un papillon de nuit.
Je m'allonge sur le banc. La pierre est froide, ma tête trop basse. Le sang bourdonne à mes tempes. J'aime le léger vertige de cette renverse. Là -haut le ciel est clouté d'étoiles. Je navigue lentement dans les constellations. C'est avec père que nous avions appris à lire dans les étoiles : « La grande ourse, la petite ourse... l'étoile polaire. ».
Des années de cela. Le jour où il est devenu officier « Petit frère » était devenu pour tous« Le petit lieutenant » . Un jour il était parti. Qu'était-il allé faire si loin là-bas dans ce désert ? Il n'avait pas pu se perdre, il connaissait si bien les étoiles. Et puis de nous tous c'était le plus courageux. Alors pourquoi n'était-il pas revenu ?
Sur le banc je dérive. Le temps et l'espace basculent, se mêlent, se confondent. Je me fatigue à chercher en vain la croix du Sud.
Soudain un claquement sec, une détonation. Je sursaute, je me relève.
Ce n'est rien. Sans doute un vieux volet qui bat.
Petit lieutenant pourquoi as-tu oublié ton vélo rouge hier soir ?
Petit lieutenant, petit frère pourquoi n'es-tu pas revenu de la guerre ?
Tragique et dans une écriture très sensible. J'aime.
· Il y a plus de 9 ans ·effect
Merci pour vos encouragements. j'en ai besoin car je suis paresseux et j'écris peu et pas vite.
· Il y a plus de 9 ans ·jeanro