Le pied de nez de Lucien

   Lucien en avait assez de cette société discriminante. Il ne comprenait pas cet ostracisme, ce manichéisme qui consistait à dire que telle chose était bonne et l'autre pas.

   Déjà, étant enfant, il avait souffert lui même de ségrégation. Dans la cour de l'école, ses camarades l'avaient exclu. Banni. Sans procès où il aurait pu tenter de se défendre. Mais, non, leur rejet avait été total. Pour ne pas dire totalitaire. Et, tout ça, pourquoi ?

  Parce qu'il mangeait ses crottes de nez ! Attention, soyons clairs ! Le mucus ne constituait pas sa nourriture de base. Il appréciait, comme les autres, les repas concoctés par le chef cuistot de la cantine. Il adorait tout particulièrement les desserts, surtout les cookies au chocolat, les biscuits aux amandes et autres chaussons aux pommes. Il faut d'ailleurs admettre qu'il sortait souvent repu du réfectoire. Non, s'il grignotait avec une certaine nonchalance ses crottes de nez, ce n'était ni parce qu'il souffrait de la faim, ni parce qu'il voulait se faire remarquer, mais simplement, parce qu'il était persuadé que cela était bon.

   Très jeune, il avait développé une conscience écologique. Il aurait donc pu expliquer à ses camarades qu'il évitait ainsi d'utiliser des mouchoirs en papier et donc qu'il s'efforçait de protéger les arbres et l'eau. Il savait, en effet, qu'il faut un peu plus de 150 tonnes d'eau pour produire une tonne de papier. Sans compter qu'il fallait presque 3 mois pour qu'un mouchoir usagé se décompose.

   Mais, ce n'était pas la raison et il détestait le mensonge.

  Si Lucien mangeait ses crottes de nez, c'était simplement parce qu'il avait lu une étude canadienne, qui prônait cette ingestion afin de développer des anticorps. Le principe en est simple : si les sécrétions nasales servent à évacuer les microbes, les ingérer devient l'équivalent d'un vaccin.

  Quand Mme Morales le sermonna et l'accusa d'être un « enfant dégoûtant », ignorant les quolibets de ses camarades, il rétorqua aussitôt qu'il était un mucophage et que si elle trouvait cela « dégoûtant », c'est que, forcément, elle même en avait déjà mangé ! Puis, il leur avait fait un pied de nez avant de s'en aller !