LE PLAFOND DE VERRE
hectorvugo
Jadis je l'appelais le ventre du monde, mais à force d'emprunter ses couloirs, de marcher sur ses quais, d'attendre que ses rames arrivent, j'ai changé de métaphore à son sujet. Le métro, par son odeur, n'a plus le même attrait qu'avant.
Il pue comme les toilettes publiques.
On comprend mieux pourquoi les gens ne s'y attardent pas, baissent la tête et foncent vers leur correspondance.
Chacun se croise sans remarquer son voisin, prisonnier de ses pensées et de son quotidien. Solitaire dans la foule
Certains paraissent dans la lune, d'autres se plongent dans leur portable, leur bouquin ou encore leur journal.
Pas un sourire ne les habille d'une grâce dont ils sont dépourvus.
Le train transporte des morts vivants, des sales gueules.
Je suis dans la rame. Par le reflet de la vitre, je m'observe. Je me fais peur. Comment ma bobine du matin peut-elle faire naitre le désir chez l'autre ?
Le désir ? C'est quoi ? Une alchimie ou la curiosité intellectuelle et l'envie de frôler une peau, voire plus si affinité, se mêlent pour casser le plafond de verre de votre timidité.
Le plafond de verre je l'ai brisé une seule fois dans ma vie.
Avec Florence.
J'ai ses deux visages dans ma tête. Le premier, le jour de notre union à la mairie. Le second, le jour de notre divorce. Entre les deux, une romance devenue boueuse parce que la vie ne nous a pas donnés le temps de nous apprivoiser.
Oui. Deux visages. Depuis peu le second a mangé le premier. Il a pris toute la place. Celle d'un passé trop récent dont j'essaie de minimiser la brûlure. Ce passé a des allures de présent. Ce passé c'est ce rendez-vous chez le juge, ce divorce prononcé à la va vite. Car les conflits me rendent malades.
On ne s'est pas regardé. On a signé des papiers et on a foutu le camp. Quel contraste avec le jour de notre mariage ou nous n'arrêtions pas de nous manger des yeux.
Il y a 2 ans en descendant les escaliers du tribunal, j'ai béni le ciel de n'avoir pas eu d'enfants avec Florence. J'ai échappé à une pension alimentaire trop lourde.
Je regrette d'avoir brisé le plafond de verre. J'en ai des éclats un peu partout. Et encore aujourd'hui, leurs scarifications m'empêchent de vivre tout à fait.
Mes amis ont beau me pousser, organiser des repas ou ils me présentent de jeunes femmes, un picotement au cœur m'empêche d'aller au-devant d'elles, de créer un lien. Ce picotement ressemble à celui qu'engendre l'application d'un coton d'alcool sur une plaie encore trop fraîche. La réaction est suffisamment désagréable pour que l'on s'en souvienne et que l'on abandonne l'idée d'y revenir.
Par dépit, je me suis fait à l'idée de vivre seul dans ce quotidien intime ou même la présence d'un animal m'indispose.
Je suis un infirme. Un mutilé. Un blessé de guerre ayant perdu un membre. Je crois en avoir oublié le souvenir de sa présence, cette impression désagréable qu'une partie de soi vous habite bien qu'elle vous ait quitté depuis longtemps.
Malgré tout je regarde les femmes dans les trains. Sans cette gourmandise accrochée au corps puisqu'anorexique de tendresse et d'amour.
Elles sont un élément du décor comme ces banquettes ou ces strapontins gris que j'occupe.
Ce matin je les ai observées avec une douce acuité me permettant d'oublier l'odeur nauséabonde du métro.
Je suis comme le japonais au milieu du Louvre. Je profite de la vue.
Mais jamais au grand jamais, je ne me suis retrouvé dans un état de sidération devant quiconque.
J'ai mis le désir à distance, sous cloche.
Ce matin, je me suis assis à ma place, celle proche de la fenêtre, un peu à l'écart des autres. J'ai sorti mon bouquin de poche, un vieux Proust corné que je relis souvent. Mon marque page reste ce petit bloc de post-it éveillant la curiosité des gens.
Il accentue le volume du livre et lui donne une touche de couleur.
J'ai fini la page 67 à 7h45 et j'ai levé la tête. D'habitude je ne lâche pas ma lecture aussi facilement.
D'abord il y a eu ce parfum, entre la pêche et la vanille, d'une fraîcheur étonnante pour la saison. Une curiosité olfactive. Puis un physique, un minois, une posture. Elle est arrivée. Elle s'est installée en face de moi. Brune, svelte, les jambes longues, des yeux bleus « adjianesques » et cette expression dans le visage mi lointaine, mi concernée, un entre deux hypnotique.
Une de ces femmes que l'on n'ose pas aborder parce qu'inaccessible. Une sorte d'icone sur papier glacé que le seul fait de voir bouger rend terriblement attirante.
J'ai failli tourner de l'œil en la voyant, victime du syndrome de Stendhal ou devant une œuvre d'art vous semblez perdre pied.
J'ai tremblé. Oui j'ai tremblé. Les mollets surtout, puis c'est monté progressivement. De sorte que je suis passé pour un vieillard souffrant de parkinson, ne sachant contenir des soubresauts. Je les ai cachés derrière une fausse contenance et ce rôle du lecteur imprégné par ce qu'il lit, le nez à nouveau dans mon bouquin.
Comment voulez-vous lire Proust en ignorant une chose pareille ? C'est impossible. J'ai levé la tête une deuxième fois, posant mon regard avec insistance sur cette femme, scannant chaque partie de son anatomie comme un étudiant en histoire de l'art. Pas un détail de ses courbes ne m'a échappé
J'ai cru à sa gêne. Fausse alerte. Elle s'est levée et est partie aux toilettes.
Une minute trente, deux minutes tout au plus. Laps de temps suffisant pour accomplir une folie littéraire, un poème d'amour sur trois post it et les coller tout à côté de son siège.
Les mots me manquent pour vous parler
Et vous dire à quel point je vous trouve jolie
Adjectif désuet sans doute au regard de ce que vous êtes
Une beauté à qui on ose écrire, à défaut de faire conversation
Ca ne rime à rien mais cela soulage ma conscience
Et donne à cette folie le mérite d'exister
Je ne serai rien pour vous qu'un souvenir étrange
Vous resterez à jamais un plaisir éphémère pour mes yeux ébahis
Signé : Monsieur A
Ravissant et émouvant ce message. La belle a certainement craqué !
· Il y a environ 7 ans ·Louve
Je l'ignore. C'est hélas une fiction. Mais qui sait... y aura-t'il une suite ?
· Il y a environ 7 ans ·hectorvugo
La fiction peut devenir un jour réalité, il faut y croire !
· Il y a environ 7 ans ·Louve