Le plumeau

Jeanne Lagabrielle

Lorsque je découvris un plumeau dans le paquet envoyé par ma mère, j’explosai de rire. J’aurais dû fondre en pleurs.

Comment osai-je badiner avec la ténacité maternelle ? Ma génitrice, dont le fiel dégageait parfois un rance fumet, n’abdiquerait jamais devant sa faillite d’éducatrice. Ne m’avait-elle pas un jour avoué avoir souhaité tout recommencer ? Cette phrase assassine relativisait l’offense du plumeau…Mais que j’acceptasse, à mon âge, une telle intrusion sans broncher, eût d’ordinaire alerté mon esprit indépendant. Cette légère compromission pour sauvegarder la trêve familiale se révélerait bien pâle face à mes bassesses ultérieures.

Au début, le plumeau remplit ses fonctions avec célérité. Suivant docilement mes mouvements, il effaça les restes de sciure des meubles en bois fabriqués par mes soins. À la disparition de l’effluve familière, j’éprouvai la satisfaction du travail accompli. Je déchantai dès la première visite féminine : l’odeur tenace du bois travaillé jouait classiquement le rôle des prolégomènes à l’extase des visiteuses devant l’artiste qui se trouve là, à portée de main, à portée de bouche. Sans odeur, moins d’extase…

Un matin où je me relevais d’une nuit agitée, j’empoignai mon plumeau, qui frétillait d’impatience et de joie mêlée. Avec les gestes maladroits d’une amante délaissée retrouvant la chaleur du corps désiré, il se lova dans ma paume. Il glissait tendrement entre les objets éparpillés sur la console, lorsqu’il se redressa face à une photo, dont j’humais l’encre les jours de pluie. Il entraîna alors mon poignet dans un tremblement frénétique, la photo disparut.

Blâmai-je mon plumeau pour avoir supprimé le dernier vestige de mon amour perdu ? Ne le remerciai-je pas plutôt d’avoir suscité mon détachement nécessaire et désormais consommé ? D’avoir effacé toute trace de cette femme jamais acceptée de ma mère ? Ce plumeau, chaque jour plus aguicheur, ne m’aidait-il pas à retenir plus longtemps des amantes auparavant lassées  par la crasse et les émanations pestilentielles de mon nid peu douillet ? Je ne me souviens plus de mes sentiments exacts suite à cet épisode, mais je regrette de n’avoir pas protesté lors de cette première ingérence dans mon intimité…

Le lendemain, alors que je me languissais en attendant l’arrivée imminente d’une femme fraîchement séduite, le plumeau, que je ne rangeais jamais, m’adressa un clin d’œil sans équivoque. Avait-il flairé les fragrances de cyprine qui exhalaient de ma chambre ? Je l’attrapai, le transportai jusqu’à la couche orgiaque, époussetai délicatement les bas-reliefs érotiques sculptés le matin-même à la tête de mon lit. Loin d’apprécier le raffinement de ces préliminaires, il se cabra, se tordit, déchargea des coups hystériques, à m’en blesser le poignet. J’appelai vite ma prochaine dulcinée pour annuler le tête-à-tête : je ne concevais pas recevoir une femme sans honorer ses désirs à cause d’une dextre hors d’usage. En furie contre ce sinistre plumeau, je le jetai dans la poubelle et en tint le couvercle fermement. Il geignit, supplia, implora, sans succès. Devant ma détermination inébranlable, il se tourna et se retourna contre les parois de sa prison jusqu'à en scier les barreaux de plastique, puis, libéré, assaillit les meubles. Dans sa brutalité d’amour éconduit, il n’aurait pas hésité à ravager mon appartement ! C’eût été bénin à côté de ce qu’il s’apprêtait à annihiler…

Encaissant ma défaite, je le soulevai, le conduisis dans la chambre, le déposai sous la couette. Je tardais à m’endormir, le cœur gonflé d’amertume. Je le sentis se frotter contre moi. Après la frustration de la soirée, j’avoue que je trouvai l’attention plaisante. Il monta doucement le long de ma cuisse, reposa au creux de mon aine, darda ses nombreuses langues vers mon sexe. Je m’évanouis de douleur.

À mon réveil, le plumeau avait disparu, heureux d’avoir exaucé le vœu maternel.

Je suis redevenue une enfant.

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