Le Quartet des Rêveurs

Florie Vignon

Une nouvelle dystopique sur le thème du Jazz. Dans un futur proche, un père raconte à son fils sa découverte d'un groupe de musique interdite, et leur impact sur les années qui ont suivi...

Déchirant la nuit noire, les sirènes retentissent, laissent un silence inconfortable dans leur sillage. 
« Papa, tu me racontes une histoire ? demande le garçonnet, une peur diffuse flottant dans son regard. 
- J'ai juste ce qu'il te faut. Monte dans le lit. Il était une fois, une bande de quatre rêveurs… » 
La voix douce et profonde de Pierre apaise l'atmosphère électrique de la nuit, dissipe le silence.


J'étais un Citoyen. A peine adulte, tout juste recensé, je venais de m'installer dans un petit deux-pièces, dans le quartier populaire au pied de la colline. La ville semblait paisible alors, pas de sirènes, pas d'explosions. Juste après l'implantation de ma puce, j'ai trouvé un emploi au centre commercial. Tout était plus simple alors : travail, pause déjeuner, quelques achats avant de rentrer, une soirée devant la télévision. Ma vie était rythmée par le bruit sourd et continu des voitures électriques sur l'autoroute au-dessus de nos têtes, le vacarme explosif des slogans promotionnels dans la rue, la voix monotone et rassurante du présentateur télévisé.

Puis, un soir, une bizarrerie est venue perturber mon quotidien. C'était une soirée d'été, un peu comme aujourd'hui, la ville brillant alors de mille feux et se lovant dans son brouhaha des Citoyens de sortie, des écrans géants. Je m'étais mis en tête de consommer une boisson énergétique avant de rentrer, mais le distributeur en bas de mon immeuble était vide. Je me suis alors éloigné, quelques minutes de marche à peine. Je passais mon poignet sur le senseur pour payer ma canette lorsque j'ai entendu ces sons étranges pour la première fois. Métal bruissant, vibrations curieuses, une douce harmonie étouffée par les bruits de la ville. J'ai alors complètement oublié ma canette, et j'ai suivi cette mélodie sourde, ce rythme léger et continu. C'est là que j'ai rencontré l'agent Glenn Reinhardt pour la première fois.

Glenn était un Agent de la Paix et de la Prospérité. Tu as déjà entendu de l'APP, qui fait retentir les sirènes dans la ville à l'approche des Révolutionnaires. A cette époque, ses Agents d'occupaient de la sécurité des Citoyens. L'APP fit son apparition lors des révoltes des années 2030, en pleine crise énergétique. Débordé par les émeutes, le gouvernement fit appel à une agence privée pour contenir les foules. Plusieurs années plus tard, lorsque le dernier gouvernement de la Sixième République démissionna, l'APP fut intégrée au gouvernement et devint l'emblème de la sortie de la crise, du retour à l'ordre, de la Paix et de la Prospérité.

Né dans les années 2040, Glenn Reinhardt ne connaissait que la Paix et la Prospérité. Grâce à l'Agence, le pays avait été sauvé des Indignés, qui empêchaient la croissance économique en refusant de travailler le dimanche, des éco terroristes de la grande guerre énergétique des années 30. Grand et athlétique, il lui apparut naturel, lors de son recensement, de rejoindre les rangs de l'Agence, afin de protéger les intérêts des Citoyens.

Ce soir-là, l'Agent Reinhardt avait été envoyé dans un petit quartier populaire, au pied de la colline, pour enquêter sur la réunion illicite d'un groupe de dissidents. Ils avaient été fichés comme déviants culturels, et il devait les prendre sur le fait.

Je n'entendais plus ni le ronflement sourd des climatisations, ni le bourdonnement continu des moteurs de voitures. Au départ, je décelais deux sons complémentaires. Un battement sourd et rythmé, parfois entrecoupé d'un bruit métallique, couvercle de casserole contre le carrelage. Puis, une vibration grave, corde pincée, sourd comme le bruit d'un moteur, mais tellement plus doux. Cette mélodie piquée semblait répondre aux battements, s'intercalait dans un rythme commun.

Intrigué, je laissais l'oreille guider mes pas. Un son plus clair, cuivré, s'ajouta à la mélodie. Je ne pus d'abord en entendre que quelques notes, un son chaud, comme soufflé. Il semblait donner corps à la mélodie, enveloppant les deux autres sons dans sa mélopée entraînante. L'air semblait vibrer autour de moi, et je me surpris à claquer des doigts à chacun des battements qui cadraient la mélodie.

Enfin, alors que j'arrivais dans la rue d'où émanaient ces sons étranges, j'entendis une mélodie claire et aigue s'échapper à toute vitesse, brodant autour des trois autres sons. Elle semblait parfois répondre au souffle cuivré, parfois s'élancer dans un solo, naviguant entre les rythmes en harmonie. Je me surpris à tournoyer en rythme.

Plus je m'approchais, plus la musique semblait subtile et détaillée. Aux battements sourds répondait le pincement grave et résonnant en cadence, puis la vibration métallique, le son cuivré et chaleureux soufflait en réponse à la mélodie rythmée et virevoltante, beaucoup plus aigue, le tout s'envolant dans la nuit noire. Je n'avais jamais rien entendu de tel.

Puis je les vis pour la première fois. Ceux que le monde nomme aujourd'hui le Quartet des Rêveurs. A travers la fenêtre barrée d'un entresol banal, béton gris, graffiti colorés, fenêtres cassées. C'était la vision la plus étrange que j'avais jamais eue. Il faut comprendre qu'à l'époque, tout était codifié : les émissions télévisées, sponsorisées par les mêmes entreprises qui décoraient nos bâtiments, fournissaient nos uniformes de travail et remplissaient nos supermarchés, dictaient notre vision du beau, du divertissant, de l'émotionnel.

Mais là, j'entrais dans un monde totalement nouveau. Les quatre musiciens étaient juchés sur une petite estrade en bois pourri, maintenue par des parpaings de construction. Une simple ampoule éclairait la pièce, et quelques personnes, assises sur des caisses et tonneaux, écoutaient le groupe en buvant et en discutant.

L'un des musiciens était assis sur un tabouret, un assemblage étrange de caisses et de cercles métalliques disposés autour de lui. Il frappait sur ces divers instruments avec deux baguettes de bois en balançant la tête de haut en bas. A ses côtés, une jeune femme tenait une grosse poire de bois percée de deux fentes et dotée d'un manche où s'attachaient quatre cordes tendues. Plus grand qu'elle, l'instrument résonnait alors qu'elle piquait les cordes entre le pouce et l'index. Un homme noir entre deux âges tenait en main un instrument en métal. Tuyau en cuivre doté de trous dans lequel il soufflait en agitant ses doigts autour de petits couvercles. Enfin, le dernier musicien tenait entre son épaule gauche et son menton une version miniature de la grande poire en bois de la jeune femme. Il frottait les cordes avec une sorte d'arc en crin, et s'agitait en rythme, baladant ses doigts le long du manche, autour des cordes.

Il me fallut quelques secondes pour comprendre que ces sons, qui m'avaient amenés jusqu'ici, émanaient de ces quatre instruments, de ces quatre musiciens. Subjugué devant la fenêtre, le poil hérissé, les larmes aux yeux, combien de temps étais-je resté, intrus planté sur le trottoir, à écouter le Quartet des Rêveurs ?

C'est l'agent Glenn Reinhardt qui me ramena à la réalité. De l'autre côté de la rue, propre et impeccable, uniforme marine et détenteur de l'Autorité, tendu comme un chien de chasse. C'est là que les termes « transgression culturelle » se formèrent dans mon esprit. Etait-ce la l'une de formes de déviance culturelle que l'Agence pour la Paix et la Prospérité s'était jurée de combattre pour protéger les citoyens du chaos ? En posant mon regard sur les quatre musiciens, absorbés par leur art, je me demandai ce qui pouvait y avoir de transgressif dans cette beauté indescriptible. Puis la peur me monta à la gorge. Allaient-ils être arrêtés ? Allais-je être arrêté ? Je décidai de revenir sur mes pas et de regagner mon domicile. L'agent ne bougeait toujours pas. Enfin, si. Son pied battait la cadence.

« Papa, tu as rencontré le Quartet des Rêveurs, pour de vrai ? demande le garçon, les yeux brillant de curiosité. 
- En effet. Je me suis demandé si c'était un rêve, mais comment aurais-je pu imaginer une chose si étrange ? Je suis retourné dans la rue, quelques jours plus tard, mais l'endroit était désert. Je n'ai plus jamais revu les musiciens. 
- Que leur est-il arrivé ? Nous entendons leur musique, mais personne ne les a jamais vus… » 

Pierre soupira et passa la main dans les cheveux de son fils. 

« Personne ne sait ce qu'ils sont devenus. Je suppose qu'ils ont été arrêtés pour réunion illégale et pratique de transgression culturelle. 
- Par l'Agent Glenn Reinhardt ? 
- Peut-être. Je ne l'ai pas revu dans le quartier et, à l'époque, aucune mention n'a été faite de ces musiciens dans les journaux télévisés. Quelle que soit l'histoire de leur arrestation, le Quartet des Rêveurs a changé ma vie. Il a changé notre vie à tous. Après tout, n'est-ce pas ce groupe de dissidents, l'Amicale du Quartet des Rêveurs, qui, menés par un dissident de l'Agence, a enflammé la Résistance et déclenché la Nouvelle Révolution il y a plus de vingt ans? 
- Mais, papa, comment peux-tu être sûr que c'est ce groupe-là, si tu ne les as jamais revus ? 
- C'est simple, l'agent Glenn Reinhardt. Je me souviendrais de son visage entre mille. C'est lui, le chef de la Résistance. Les Rêveurs lui ont donné son surnom. 
- Django ? 
- Oui. La légende dit que sa rencontre avec le Quartet des Rêveurs lui a ouvert les yeux, éveillé son âme. Ce groupe a changé sa vie, et Django a aidé à changer la nôtre. Il reste beaucoup de chemin à parcourir, mais nous sommes sur la bonne voie maintenant : nous avons de l'espoir. »

Pierre ajuste l'oreiller, remonte la couverture et pose un baiser sur le front de son fils. Les sirènes se sont arrêtées, le silence s'abat sur la ville en ruines. La voix du garçon s'élève dans la pièce alors que Pierre s'apprête à partir. 
« Et le Quartet, où sont-ils maintenant ? 
- Ils ont été emprisonnés, probablement exécutés. A l'époque, les procès étaient expéditifs et sans appel. Mais la légende dit qu'ils sont encore vivants, quelque part. Maintenant, ils chantent le blues. »

Nouvelle écrite pour le concours de la nouvelle solidaire Jazz en Velay, 2014.

  • J'adore c'est entrainant ! Ça me rappelle mes heures les plus folles quand j'étais à l'orchestre au conservatoire.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    17c25d2b

    Yitou

    • Merci! Justement je me demandais ce qu'un lecteur musicien en penserait :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      2014 portrait

      Florie Vignon

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