Le Quotidien
raphaeld
Il se cramponnait à son parapluie à deux mains, alors que le vent menaçait de le retourner comme une jupe, et que la pluie lui cinglait le visage, qu'il avait d'ailleurs figé, la bouche comme pour souffler un « ooooh », une exclamation muette, tout concentré qu'il était sur son manche. L'une des bretelles de son sac à dos était descendue de l'épaule, presque jusqu'au coude. Son imper, pas fermé en bas, claquait au vent, comme un drapeau dressé sur un phare solitaire. Les lacets de sa chaussure droite étaient défaits, et trempaient dans la flaque où le bonhomme avait dû s'arrêter pour reprendre le contrôle de son parapluie.
Passant à côté de lui, une jeune femme lisait un gratuit qui lui échappa des mains ; emporté par une rafale, celui-ci atterrit sur la figure de l'homme au parapluie, dont les deux mains étaient occupées à contrôler la bête en furie. Mais il tint bon. Avec le courage d'un marin s'agrippant au cordage de la grand-voile en pleine tempête, complètement aveuglé, il continua d'accompagner les mouvements de son parapluie, refusant de lâcher prise. La jeune femme au quotidien n'en pouvait plus de rire en voyant le pauvre bonhomme se démener ; elle sortit son portable et filma la scène.
Quelques heures plus tard, la vidéo devint virale sur les réseaux sociaux. L'inventivité des internautes se manifesta dans des détournements, où le parapluie était remplacé tantôt par un sabre laser, tantôt par une guitare électrique ; on prit des milliers de selfies le visage couvert d'un gratuit trempé. La propension des personnes à tourner en dérision les situations grotesques dans lesquelles se mettent parfois leurs congénères se manifesta une fois de plus.
Naturellement, l'homme au parapluie se rendit compte de son succès, et ne sut comment réagir à la chose. Trois options se présentaient à lui. Soit il accompagnait le mouvement, le tournant en sa faveur, ce que lui dictait son instinct de judoka : en se filmant dans d'autres situations grotesques, avec son parapluie et son quotidien. Soit il s'indignait de l'instinct grégaire des internautes, en condamnant la rapidité avec laquelle il avait pu être moqué, sans égard à sa sensibilité personnelle ; on se suicide pour moins que ça ! Soit il gardait le silence et laissait la mode passer. Les phénomènes de la toile ne sont pas connus pour leur longévité. Non, plutôt, on passe de l'un à l'autre en quelques jours ou même en quelques heures. Il y a quelque chose de chaotique dans le goût des internautes, et il est très difficile de prédire ce qui fera sensation, ce qui durera, ce qui fera un « buzz » ou un « flop ».
Occupé à ces pensées, l'homme au parapluie touillait son café, alors que quantité de vidéos et images, répercussions de sa prouesse de la veille, étaient postées en ligne, commentées, likées, partagées. Il résolut de demander conseil à son ami le plus proche. Au téléphone, celui-ci aborda une tout autre option, bien plus profonde que les trois qu'avait imaginées notre protagoniste. Son ami, en effet, lui conseilla de se servir du quotidien sur la figure comme un symbole. Le symbole de médias intoxicants, manipulateurs et manipulés, gratuits, superficiels, engrais à superficialité. Et par là même, d'une société de bœufs, lourds et imbéciles, abrutis et dociles. L'idée plut à l'homme au parapluie. « Mais, et le parapluie là-dedans ? » lui demanda-t-il. « Le parapluie, c'est ton combat. Le combat que la société t'empêche de remporter. »
Une lettre ouverte fut écrite, où il était expliqué que la vidéo était en réalité une représentation du citoyen lambda luttant contre vents et marées, licenciements, impôts, loyer, divorce, etc., le tout masqué, ankylosé par une société oppressante, le diktat de la performance, les obligations insensées, incompréhensibles, dogme d'une religion malfaisante, au service de divinités malfaisantes. Oui, notre protagoniste aimait à arborer un certain lyrisme, il pensait que cela lui donnait du charme. « Amis, étrangers, débarrassez-vous de vos chaînes ! Libérez le voile qui entrave votre lucidité ! Arrachez le quotidien ! »
Il fut résolu d'imprimer un quotidien géant qui serait collé au visage de la statue de la place de la République. Le P'tit quinqin de Lille, le Manneken-Pis bruxellois, le David marseillais, Saint-Exupéry et le petit Prince à Lyon, et bien d'autres statues emblématiques de territoire francophone, arborèrent un quotidien gratuit mouillé sur leur figure. Le mouvement se propagea naturellement à l'étranger, et on projeta même – mais cela n'aboutit jamais – d'affubler la statue de la liberté d'un gigantesque Metro.
La renommée qu'acquit notre protagoniste dépassa ses espérances. Il fut invité à des émissions de radio, sur des plateaux télé, bientôt on le reconnut dans la rue.
Mais un nuage sombre se profila à son horizon, pour la première fois depuis la désormais célébrissime scène. La jeune femme qui avait lâché le journal gratuit estima qu'elle était co-auteur dudit événement, et même auteur principal puisqu'elle avait pris la vidéo ; en tant que telle, avait droit à une partie des bénéfices engrangés par l'homme au parapluie, au moins la moitié. La nouvelle fit la une des journaux. Une poursuite fut engagée, au cours de laquelle notre protagoniste tenta par tous les moyens honorables de dissuader la femme au téléphone.
Il plaida sa cause, expliquant que lui et lui seul était à l'origine de la prouesse qui l'avait fait naître ; que n'importe qui, muni d'un téléphone portable, aurait pu filmer la scène ; que le quotidien aurait pu échapper des mains d'une autre personne ; que par contre personne ne se serait cramponné à son parapluie comme lui l'avait fait, malgré son sac, son manteau, ses chaussures, et le journal. Que tout le génie de la chose résidait là : dans sa résolution, sa fermeté. Cependant il avoua reconnaître une part de responsabilité à la jeune femme, même si cela était purement dû au hasard ; il estima sa contribution à une honnête part de 15%, ce qui causa une réaction indignée de la part de la femme au téléphone et de ses partisans.
Car oui, la jeune femme avait mené son combat sur la toile et attiré de la sympathie. A tel point qu'on n'eût su départager un camp ou l'autre. Cette affaire, qu'on appela plus tard « l'affaire Dreyfus du 21e siècle », était encore loin de son terme. Entre autres, on rapporte que l'étudiant qui distribuait les quotidiens à la sortie du métro réclama également une part, mais fut ridiculisé et finalement ignoré. Des personnalités se rassemblèrent pour inciter les foules à laisser tomber cette intrigue grotesque, née de circonstances grotesques, et à se reconcentrer sur des problèmes plus sérieux comme la faim dans le monde, le réchauffement climatique ou la maltraitance des animaux. Bien mal leur en fit ; on les accusa de snobisme, d'anachronisme.
L'imam de France estima que le quotidien gratuit était un parallèle pour le voile, et qu'il s'agissait donc d'une insulte à ses pratiques et à la foi des français musulmans. Dans une interview, il réclama des excuses publiques de la part de l'auteur et de toutes les personnes qui avaient contribué à la mode planétaire du « free daily face ». Notons que cela n'était pas si absurde, car naturellement l'idée de se servir de ce symbole pour dénoncer le port du voile était venue à l'esprit de l'homme au parapluie. Mais son ami lui avait sagement déconseillé de faire toute allusion au sujet.
D'autres participants au phénomène, toutefois, avaient clairement repris le symbole à ce dessein. On rapporte certains incidents ; notamment, un jeune saoudien fut fouetté pour avoir arboré un journal sur sa figure à la sortie d'une mosquée. Des manifestations d'extrême droite s'emparèrent également de l'iconique masque. Science utilisa pour sa une, une image de la planète Terre recouverte d'un journal humide : « Global warming : why does noone care ? »
Tout cela attira des convoitises, et à part le distributeur des journaux et la jeune femme, d'autres passants prétendirent à la paternité de l'événement ; une personne qui aurait bousculé la jeune femme, et serait à l'origine de l'envol de son journal ; un fabricant de parapluie, qui jura reconnaître le modèle et expliqua que seuls les parapluies de sa fabrication étaient assez résistants pour permettre une telle lutte.
Une autre personne, qui avait également filmé la scène, mais de plus loin (sa vidéo avait été copieusement ignorée), estima avoir le droit à une compensation.
Mais la personne qui fit réellement la différence fut naturellement l'ami et confident de notre protagoniste. L'ami-conseiller, la personne qui avait pris toutes les bonnes décisions, et qui était réellement à l'origine de l'ampleur du phénomène. Malheureusement, aucune preuve n'étayait ses propos, et il fut lui aussi ignoré.
Quelques années plus tard, notre bonhomme redevenu anonyme se promenait dans la rue, par temps pluvieux. Il lui vint à l'idée de mimer sa prouesse d'antan, pour attirer un peu l'attention, faire son intéressant. Il avait gardé précieusement son parapluie depuis lors ; il l'avait fait réparer plusieurs fois, tant il y tenait. On lui avait conseillé de le vendre aux enchères, mais depuis la trahison de son ami d'autrefois, il n'écoutait plus les conseils et n'en faisait qu'à sa tête.
A un croisement, une rafale de vent soudaine emporta son parapluie, qui retomba sur la chaussée et fut instantanément mis en pièce au passage d'une voiture.
L'homme se précipita sur le cadavre, prit les morceaux de ferraille et de tissu dans ses mains, et se mit à sangloter.
Incroyable ! Je l'ai dévoré d'une traite, lisant de plus en plus vite, de plus en plus avide de cette petite poésie si représentative du monde actuel
· Il y a plus de 6 ans ·Lev Hamels
Quelle imagination débordante. Jamais je n'aurais pensé qu'un parapluie, le vent, et un journal puissent susciter autant de suspense. Bien vu tout cela. J'adore !!
· Il y a plus de 6 ans ·muri-elle