Le reflet

Mazedier Julie

Les bouchons d'oreille l'avaient empêchée d'entendre la porte claquer, mais Laure se rendit compte rapidement que le calme était revenu et qu'elle pouvait à nouveau jouir de ses sens. Sa dissertation de lettres sur Jacques le fataliste était assez ébauchée pour qu'elle pût se permettre une pause ; elle alla dans le salon, déserté par les amis de sa sœur qui avaient bousculé l'ordre habituel des meubles. Elle soupira, tout serait à ranger avant le retour de leur père, et c'était à elle de le faire. Pas l'autre, bien entendu.
Elle s'affaira à remettre les coussins du canapé qui étaient épars sur le sol. L'un d'eux sentait l'alcool...La nouvelle tablette de Manon était négligemment posée sur le tapis, et à sa vue, Laure sentit un frémissement de jalousie, et ses mains se crispèrent dessus. Mais à l'envie de la briser succéda celle de la profaner. Elle l'alluma. Elle ouvrit les fichiers, étala la banalité ordurière de la vie de Manon, la moquait autant qu'elle la convoitait. Elle consulta l'historique.  Sa sœur se rendait plusieurs fois par jour sur un site de rencontre – en avait-elle vraiment besoin ? - et ne s'était pas déconnectée.
« Sombre_Flamme_94 »
Effectivement. Manon n'avait jamais eu de brillantes idées...
« Je brûle souvent de désir et d'impatience, mais je ne sais pas dans quel but. Peut-être est-ce de te rencontrer ? Mais sauras-tu comprendre mes souffrances, les apaiser ? Oseras-tu regarder les gouffre amer en face ? »
Laure se mordit les lèvres et se demanda comment sa sœur avait pu imaginer une telle image, ridicule et scabreuse pour parler d'elle-même. Elle l'avait toujours trouvée superficielle, mais n'avait jamais osé la comparer à un trou sans fond.
Elle cliqua sur les photos et s'empourpra. Elle sentit son cœur battre plus vite et un flux de chaleur remonter vers son front. Sa sœur. Dénudée. Le duckface presque violacé, l’œil encharbonné, les seins dans les mains. Les ongles luisants, bien sûr, la face apprêtée, décolorée, épilée au millimètre. Sa sœur comme objet qui s'offre et qui s'exhibe, fausse blonde canaille à l'ambition terrible d'obtenir une maîtrise en libertinage.
Son visage à elle se reflétait sur l'écran, à côté de celui de Manon, tapageur et sans honte. Laure, la moins belle, au physique si plat, en creux, lisse comme ses cheveux châtains et son parcours scolaire.

Les messages se révélèrent d'un érotisme sans sel ni piment, une sauce épaisse et grasse dont le sucre cache l'arrière goût rance d'ingrédients douteux. En revanche, les textes d'un certain Moché75018 retinrent l'attention de Laure.

« Manon,
J'ai adoré ta langue dure et mon vit en tes lèvres, ta torture humide, jusqu'à ce que ma sève pointe en son apogée. Si tu savais ! »

Laure sentit son sexe se gorger. Saisie de rage et d'envie, elle ouvrit les messages antérieurs.

« J'aime te lécher, te sucer, voir ton corps – contre-plongée – qui devient paysage. Tu me surmontes, sur mon front cambrée, tes fesses de plomb aveuglantes. J'ai joui. »

Elle mit sa main sur son sexe, voulant étouffer le désir à travers le tissu du pantalon. Elle ne fit que l'appuyer. Sa main alors ouvrit tout et descendit bas. De ses doigts de novice elle s'écarta, parcourant son nouveau territoire. Elle caressa ses lèvres et fit jaillir la clé du capuchon, maintes fois, et sentit la chaude cyprine se répandre comme un vin de vigueur. Elle se fit jouir sans comprendre ce qu'il lui arrivait.

Une fenêtre s'ouvrit en bas de l'écran. Essuyant quelques spasmes, elle vit un mot de la part de Moché75018. Il lui demandait si elle était là ce soir. Le temps s'arrêta l'instant d'hésiter, Laure composa un oui. Etait-ce sa main moite qui avait tapé ? Sans savoir comment, elle avait accepté une rencontre avec Moché, dans deux heures. Elle effaça la conversation, mais n'essuya pas la tablette.
L'heure qui suivit fut teintée d’excitation et d'angoisse. Qu'allait-elle lui dire ? Elle évacua ce tourment et entra dans la chambre de sa sœur, ouvrit tous les tiroirs et choisit des sous-vêtements en dentelle noire. Elle voulait aussi le porte-jarretelles, mais ne parvint pas à le mettre, elle jeta alors  son dévolu sur des bas fixants, s'étonna de leur inconfort, y renonça, remit son jean.
C 'était ça , être sexy ? Laure s'amusa alors à se maquiller outrageusement comme sa sœur, à relever ses cheveux. Le parfum capiteux et l'absence totale de sous-vêtements feraient le reste.
Elle arriva en avance. Elle attendit bêtement devant l'immeuble, inventant toujours plus de scénarios pour justifier l'usurpation d'identité. Puis, n'y tenant plus, elle monta et sonna.
Des bruits de pas, la porte s'ouvre, quelqu'un s'éloigne. Laure se faufile doucement ; elle s'habitue à la pénombre, et pieds-nus déjà, elle suit le corridor une main le long du mur. Elle entra dans une chambre en désordre, la couette faisait une tache claire parmi toute cette obscurité, quelqu'un était dessous... La porte cliqueta, et l'homme caché derrière étreignit Laure, une main sur la bouche, l'autre enserrant sa taille. Tout le dos de la jeune femme devint tremblement, elle sentait et ressentait, le torse chaud et nu de l'autre, les rares poils, le sexe dur et haut. Sa nuque détendue par le souffle rouge ploya sous la contrainte et sa tête roula le long de l'épaule. Elle vit le vrai profil de Moché, brun et fin, le nez fier, l’œil noir. Il l'embrassa, sa main dans les cheveux, l'autre la déshabillant. Elle se retrouva le jean sur les pieds, le haut relevé, tétons dressés – cerises. Devant la psyché qui faisait face à la porte, il entreprit de l'explorer de sa main droite, froissant de l'autre  l'aréole des seins, collant son torse entier à la douce peau de Laure. Et elle se vit, elle, en désordre et obéissante, pénétrée par une ombre, étranglée de désir. Tout explosait, son sexe était une grenade ouverte dont les grains écarlates se disséminaient dans les cuisses et le ventre, elle fut ravie de son corps et de sa face et s'agenouilla subitement pour prendre en ses lèvres le membre. Elle l'engloba, l'aspira, l'entoura de sa langue qu'elle avait faite large et souple. Moché l'arrêta, la remit debout, ses reins contre son aine, et la pénétra – Laure offerte, Laure ouverte avec ferveur ! Laure dédoublée par la psyché, annihilée par le plaisir que lui procurait cet homme. Moché allait de plus en plus vite, sa main griffait les fesses, l'autre se crispait sur la nuque de l'amante qu'il rendait esclave.
Moché se retira, laissant Laure seule sous les spasmes du plaisir. Elle attendit, docile, qu'il l’étende sur le lit mais il la laissa languir d'interminables minutes, indifférent, assis dans son lit, feuilletant un magazine. Implorante, elle arriva et reprit son travail de fellatrice, et cette fois Moché la guida fermement, la main dans ses cheveux, sans rien dire, sans émettre le moindre son. Elle attendit un signe de satisfaction et Moché se gardait bien d'en donner. Soudain, n'en pouvant plus, elle se redressa et darda son pubis sur la bouche de Moché. Il la but et réinventa le contour de ses lèvres du bout de la langue tandisqu'elle lui tirait les cheveux, faisant de lui un pantin. Au moment où elle sentit son sexe se tendre encore plus, Laure s'éloigna et s'empala sur le membre, enserrant tous ses muscles autour, remontant fermement sans relâcher l'étau de sa chair furieuse et s'affaissant ensuite avec lourdeur. Moché ferma les yeux et, splendide, lâcha ce qu'il lui restait de conscience dans le corps de Laure. Elle le gifla, serra ses petites mains blanches autour de son cou, et, Moché ainsi vaincu, s'autorisa à jouir. Tout s'ouvrit et se clôt en même temps, elle devint femme palpitante ; ses oreilles se ferment, son anus s'éclate, elle ne crie pas, elle suspend tout son être à cet instant divin. Puis elle pleure.
Moché la serra dans ses bras, et lui murmura :
« Manon, tu es incroyable... Mais qui es-tu vraiment ?
- Je ne le sais plus moi-même et pourtant je n'ai jamais été aussi proche de le savoir... »

Signaler ce texte