Le renardeau

Florence Paul

Le renardeau 

Quand j’entre dans le box, je vois un enfant endormi entre les sabots de Tibère, mon cheval ardennais. En franchissant la porte ouverte, la lumière répand un halo dans lequel dansent de légers brins de paille soufflés par l’haleine de l’animal. La tête du garçon est comme survolée par des étoiles filantes. Je pense à la crèche de Noël. Sauf que le cheval n’y est pas invité. La fête de la Nativité ne garde en mémoire que l’âne et le bœuf. Mais ce p’tit gars endormi aux pieds de mon cheval, c’est tout de même insolite !!

Tibère relève sa bonne tête d’ami, la secoue en me regardant, comme pour dire : « Regarde un peu ce qu’il m’arrive là… ». Moi, je n’ose plus bouger. J’entends bruisser les feuilles du noyer, le géant planté à quelques mètres du box. Elles palpitent, se touchent, se caressent en frémissant. Comme le feraient des milliers de bouches en se cherchant.

Tibère donne un léger coup de sabot. Dans le regard qu’il pose sur moi, je lis une sorte de reproche. Puis, il se concentre sur le corps qui dort sous lui. Je me sens de trop tout à coup. Alors, je referme la porte, ne sachant plus ce que je suis venu chercher : un bonjour de mon cheval, un hochement de tête, la douceur de ses bons yeux, l’ébrouement joyeux saluant mon arrivée, l’odeur grasse et tiède de sa litière ?  Je comprends que son amitié est à présent partagée entre cet enfant venu on ne sait d’où, et moi, Lothaire, son vieux maître de soixante-treize ans.

J’ai mille et une choses à faire ce matin-là, mais je gravis l’escalier de bois pour retrouver la fraîcheur des vieilles pierres de mon salon, m’assieds, joignant les mains entre mes cuisses, regardant d’un air ahuri la pièce creuse et ronde comme un ventre. Pendant des mois, des années, il n’y a rien. Puis un jour, il y a tout. Et ce tout me dépasse.

Un rayon de soleil entre furtivement, ravivant l’éclat des deux candélabres d’argent placés sur le manteau de la cheminée. Le balancier de la pendule fait ses pas de côté, lune de cuivre doré au cœur du bois ciselé, laissant sur son passage un sillage étincelant. Enfin  je me lève pour ouvrir la fenêtre, afin de libérer une mouche égarée qui cherche une issue, se cognant désespérément les ailes au carreau.

Il y a aujourd’hui quelque chose qui se passe. Dérouté, je me sers un verre d’eau, tout en regardant les bulles joyeuses remonter à la surface. Après l’avoir vidé d’un trait, je ressors. Lorsque je pousse la porte de l’écurie, il n’y a plus que mon cheval. Je crois lire dans ses yeux une pointe d’amusement. Alors, comme tous les matins, je le salue, le nourris, tout en lui faisant la conversation, au cours d’un tête-à-tête tendre et chaleureux. Sans faire aucune allusion. Depuis le temps que je vis avec Tibère, je pense bien le connaître. Son humour est désarmant. De vous à moi, je peux dire que le maître n’est pas toujours celui supposé.

Au fil des heures, la journée dévide son grand sac de merveilles habituelles, mais sans autre surprise notoire. La vie est d’une simplicité émouvante. Dans l’après-midi, je sors Tibère malgré la pluie tombant finement. Nul besoin de bride. Comme d’habitude, lui et moi calquons nos pas l’un sur l’autre. Il décide de l’itinéraire et des pauses. Je m’accommode de son humeur et de ses envies. Il m’emmène aujourd’hui le long du fleuve. Un frémissement court sur l’eau. Nous écoutons les hauts-bois des palombes, le murmure de la pluie, le cri rauque d’un oiseau derrière les roseaux.

Un claquement d’ailes dans la forêt de joncs entourant les bancs de sable lui fait dresser les oreilles.  Puis, tandis qu’il mordille les herbes sauvages, retroussant délicatement les lèvres, des oies sauvages traversent le ciel en s’appelant.

De retour à l’écurie, je brosse les poils noirs de sa robe, désordonnés à cause de la pluie. Puis le soir et la nuit tendent leurs sombres draperies sur la lumière. Je me laisse couler comme une pierre dans le lit du sommeil.

Lorsque j’entre dans le box ce matin, l’enfant est encore là. Il se tient debout à côté de Tibère. Tous deux tournent leur tête vers moi. Durant notre face à face, le garçon, de huit ou neuf ans, me toise. J’observe ses pommettes saillantes, ses yeux en amandes, puérils et sauvages,  ses cheveux cuivrés mi-longs parsemés de paille. Probablement a-t-il encore dormi aux pieds de mon cheval.

-          Que fais-tu là ? je demande.

Son regard, noir et brillant, me fait penser au charbon. Il fait « non » de la tête, puis se détourne. Tibère intervient alors en plongeant ses naseaux dans le cou du garçon.

-          Que fais-tu ici ? je répète avec insistance. Mais l’enfant ne m’accorde plus un regard, entièrement accaparé par mon cheval.

-          Vous en faites une paire tous les deux ! j’ajoute, sans beaucoup de convictions.

L’enfant et l’animal continuent à s’échanger force tendresse. Alors, je commence à mettre un peu d’ordre en disposant une fourchée de foin, un peu de luzerne, un bloc à lécher. Puis je                m’approche de Tibère et le caresse moi aussi. Mon cheval me donne quelques coups de tête amicaux.

-          Comment t’appelles-tu ?

Le garçon me regarde sans répondre, tendant seulement son fin museau de renard vers moi.

-          Tu ne veux pas répondre ? A ta guise, Renardeau ! Tiens… je fais en lui tendant la fourche, mets un peu d’ordre ici. Il a un instant d’hésitation  avant d’empoigner l’outil. Je sors sans me retourner.

Haut dans le ciel, des nuages forment un pont suspendu. Une bruine légère met dans l’air de la poussière d’argent.

Je prends la voiture pour monter jusqu’au village. Le Renardeau est un gosse bizarre, mais je fais confiance à Tibère. Son instinct dépasse ma raison. Le garçon l’a conquis. Il sait ce qu’il veut. Je me souviens de sa mauvaise humeur vis-à-vis de personnes indésirables. Avec le gamin, c’est différent. Quelque chose de fort les unit.

 Je m’arrête sur la petite place du souvenir pour m’acheter du tabac.

-          Ca va en bas ? me demande Denis.  Rien de neuf ?

-          Rien de neuf, je réponds.

-          Le fleuve coule toujours dans le même sens ?

-          Dans le sens qui convient… Ah tiens, oui, il y a du nouveau : les bernaches sont de retour. Et les hirondelles ont quitté le pays cette semaine…

-          Ca sent l’automne …

-          Va pas trop vite ! On a encore du beau temps à vivre.

En tirant la porte derrière moi, les clochettes tintent joyeusement. Pendant mes achats au super marché, je ne cesse de penser au Renardeau. D’où vient-il ? Pourquoi ne répond-il pas quand je lui adresse la parole ? A-t-il peur de moi ?

Arrivé devant la maison, je klaxonne et au sortir de la voiture j’appelle :

-          Oh ! Renardeau ! Tu viens m’aider à décharger ?

A part le vent retroussant les feuilles du noyer géant, je n’entends rien. Dans le box, Tibère fouille sa litière.

-          Oh ! Tibère ! Ca va mon vieux ? Tu es tout seul ? Le gosse est parti ? Mon cheval relève la tête en arrêtant de mâcher. J’éclate de rire.

-          Quel air bête tu peux avoir par moment, mon vieux…. Je prends l’étrille pour le brosser énergiquement tandis que ma bouche déverse son flot de mots tendres.

Au cours de l’après-midi, nous montons sur les coteaux. Tibère a besoin de sentir le vent lisser sa crinière. Naseaux largement ouverts, il hume les senteurs que la brise ramène du fleuve. Malgré les années, il est resté musclé. Sa croupe vigoureuse, ses tendons saillants, le garrot bien soudé à l’épaule, les aplombs corrects donnent de la vitalité à sa silhouette. Ses oreilles courtes pointent régulièrement vers quelque centre d’intérêt connu de lui seul.

Au retour, je me laisse bercer par ses battues sonores claquant sur le chemin pavé. Mes pensées rêveuses me ramènent toujours au renardeau. Comment fait un enfant de cet âge pour ne jamais ouvrir la bouche ? Son mutisme m’interpelle. Est-il muet ? Ses regards expressifs trahissent une certaine intelligence… Alors quoi ?

Après les tendresses échangées, je confie mon cheval à la fin de journée et entreprends de  ramener du bois à l’intérieur de la maison. La brouette grince sous le poids des bûches. Mon esprit vif et perplexe, échafaude des histoires dont Renardeau, toujours lui,  est le sujet principal. D’où vient-il ? Quel destin l’a conduit jusqu’à Tibère ? N’a-t-il pas d’autre endroit que l’écurie pour dormir ? N’y a-t-il personne pour s’inquiéter de ses absences ? Mes pensées partent dans tous les sens.  

                Une bonne flambée réchauffe la pièce. L’ombre s’anime de lumières sautillantes. Une couverture sur mes épaules, je lis « jusqu’à plus d’heure ». La dernière bûche s’écroule avec un bruit léger, dispersant ses étoiles de feu. Je referme les vitres de la cheminée et monte me coucher. Dehors, on entend le vent se frotter le dos aux bords du toit. Je me demande si Renardeau est déjà endormi entre les sabots de mon cheval.

                Les jours passent. Chaque matin dans l’écurie, je trouve l’enfant, des brins de paille plein les cheveux, couvé du regard par Tibère. Invariablement, le gamin se tait. J’en ai pris mon parti. Il me fait penser aux esprits faisant partie du petit peuple de la forêt. Espiègles et insaisissables, ils apparaissent, disent les anciens, au gré de leur fantaisie. J’ai été choisi par l’un des leurs. Ce petit être veille la nuit sur mon cheval, puis s’évanouit dans la nature au matin.

 Cela fait longtemps que mon âme n’avait plus souri. Dans le vieux pays sombre de ma vie, plus personne ne se croisait. Mes jours allaient l’amble, tranquilles, monotones. Et puis, Le gamin est arrivé, et avec lui, quelque chose de grave, de vulnérable,  une énergie nouvelle n’obéissant plus aux lois de ce monde. Il a conquis Tibère. Leurs âmes se sont reconnues.  De son mutisme émerge des choses majestueuses et nobles. Je sais depuis longtemps que le silence épure l’âme jusqu’en ses profondeurs. Il n’est pas besoin de mots pour se comprendre. La tranquillité est habitée par des anges tissant le temps avec une infime délicatesse.

Pourtant, ce matin-là, inquiet, je m’éveille très tôt. L’aube est encore enfermée dans l’écrin de la nuit. Je ne sais pourquoi, dans mon sommeil, quelque chose m’a rejoint et réveillé. Il n’est que cinq heures. Le trouble m’a envahi. Un peu bouleversé, je me lève et m’habille.  Dans le ciel, les étoiles, dures et froides, sont encore clouées  au firmament. Je veux rejoindre Tibère, retrouver sa présence aimante, reconnaître son odeur puissante. Quand j’entre dans le box, il n’y est pas… Au loin, haut dans le ciel, un rapace répète un cri monotone.

Je ressors en poussant un juron. Aussi vite que je peux, je m’équipe d’une lampe torche et d’un imperméable. Un vent humide annonce une pluie prochaine. Je dirige le faisceau de lumière au sol, afin de découvrir les traces de sabots ou de pas. Puis, un bruit de culbute provenant du box  stoppe net ma recherche. Je me précipite à l’intérieur de l’écurie. Le gamin, sans doute sorti d’une cachette, a roulé au sol, entraînant dans sa chute le seau sur lequel il était monté par-dessus la caisse de petit bois entreposé contre le mur. Dans sa main, il tient la longue corde de chanvre me servant à tracter des lourdes charges. L’empoignant par le coude, je le relève et le secoue.

-          Qu’as-tu fait de mon cheval, salopard ?

Le morveux, noir de la tête aux pieds, se débat en silence. Moi, je laisse ma rage se  décupler, le giflant à tour de bras.

-          Voleur de chevaux ! C’est pour ça que tu es venu toutes les nuits ? Tu as reconnu le terrain et a essayé de rouler un vieil homme qui te faisait confiance, dis ?

Sans lâcher la corde, l’enfant protège son visage en l’enfonçant dans son bras. Sentant mes forces décliner, je la lui passe autour du cou. Le nœud coulant a vite fait de réduire ses mouvements.

-          A présent, en route ! Tu vas me conduire à Tibère !

D’une main ferme, j’empoigne son menton, l’obligeant à me regarder. De dessous sa mèche de cheveux luisants, ses yeux lancent des éclairs.

-          Tu m’entends ? En route, j’ai dit ! Et pas d’entourloupe, c’est moi qui tiens le bon bout ! je fais en lui montrant la corde. Une bourrade dans le dos complète mon ordre.

Nous marchons à bonne allure, prenant la direction du fleuve, par un sentier bordé de taillis et d’arbres, une des promenades habituelles de Tibère et moi. Renardeau semble pressé. Je sais que nous allons arriver en bordure du cours d’eau et qu’il faudra faire attention, les berges n’étant pas fermes et stables. En nous rapprochant, je reconnais l’haleine froide et humide de l’eau. Dans l’obscurité, je l’entends caresser les rives en un froissement de pieds nus dans l’herbe.

Arrivés au bord de l’eau, l’enfant appelle. C’est la première fois que j’entends sa voix, à la fois chaude et rocailleuse. Les mots sortis de sa bouche ont une consonance slave. Venant du fleuve, une voix d’homme lui répond faiblement. Tandis que j’approche, une caresse de vent me rapporte l’odeur de Tibère. Dans l’obscurité, je reconnais sa masse dense et puissante. Lâchant la corde, je m’élance vers lui afin de l’étreindre et le caresser. Aussitôt libéré, Renardeau lance un bout de la longe dans le fleuve. Je comprends que l’homme est enlisé. L’enfant lui parle sans cesse. Ses intonations marquent d’énergiques encouragements. Alors, j’attrape l’autre bout du cordage et le noue au poitrail de Tibère. Après avoir amorcé un pas vers l’arrière, mon cheval s’arc-boute en commençant sa lente progression vers l’avant, arrachant peu à peu à la vase son prisonnier. On entend les halètements de l’homme, les encouragements  du gosse, et les bruits de succion de la fange, contrainte de relâcher le corps maintenu en elle. 

Parvenu sur la berge, l’enfant se laisse tomber contre l’homme dont il saisit la main pour l’embrasser. Tous deux grelottent. Alors, j’enlève mon imperméable, le tends au renardeau, puis     m’occupe de Tibère, le félicitant, le caressant. Je suis ému. Je n’ose plus regarder l’homme et l’enfant, les laissant à leur intimité. Quelques trilles dans les branches saluent la naissance d’un nouveau matin. Le jour se lève, sans hâte, sans précipitation. Le matinal fleuve du silence frémit de chants et d’appels.

 Au bout d’un moment, je sens la pression d’une main sur ma hanche. Le gamin tend son museau vers moi. Derrière lui, l’homme, un colosse d’une quarantaine d’années, un peu voûté, s’est mis debout, et vient dans notre direction en boitillant.  Livide, les yeux cernés de bleu, les lèvres agitées d’un léger tremblement, il passe à côté de moi en étirant un sourire las.

Nous l’aidons à monter sur Tibère. Lorsque son cavalier serre les jambes autour de sa croupe, mon cheval émet une sorte de joyeux hennissement. Alors, enfin, je pose mon regard sur Renardeau. Son visage ne contient aucune trace de rancune. Il en émane plutôt une sorte de timidité émouvante. Son sourcil gauche se relève en angle aigu, comme pour me poser une question. Je pose ma main sur son épaule, la triture un moment, jusqu’à ce qu’un sourire vienne illuminer sa fine tête de renard. De lents battements d’ailes soulèvent et abaissent ses paupières. Je devine autant d’eau dans ses yeux que dans les miens. 

Arrivés à destination, un campement de caravanes, Renardeau appelle. Aussitôt, quelques femmes et des enfants se précipitent à notre rencontre. Ils aident l’homme à descendre de mon cheval et l’emmènent à l’intérieur d’une roulotte. Je cherche du regard le gamin, mais il a disparu. Alors, je décide de prendre le chemin du retour. A peine ai-je quitté le campement, marchant à pas lents aux côtés de mon cheval, qu’une voix chaude et fraîche crie :

-          Hé !

Je me retourne. Brandissant mon imperméable, Renardeau court à ma rencontre. Derrière lui, un homme  âgé d’environ soixante ans arrive. Les cheveux blancs, tachés de jaune, sortent de son chapeau en mèches sales et graisseuses, mais une douceur antique dans le sourire et les gestes rendent cet homme aimable. Il me serre la main longuement en s’inclinant. Mon regard descend ensuite sur le gosse. Mordieu ! On dirait que toutes les étoiles du firmament se sont rassemblées dans ses yeux… En même temps, je perçois dans son regard comme une muette imploration. Je ne suis pas très habitué aux gestes tendres, mais je le prends contre moi, tout en enveloppant de mes mains sa petite tête d’animal sauvage. Tibère s’avance et nous donne des petits coups de menton, comme pour dire :

-          Hé ! Je suis là ! Moi aussi je compte !

Dans un grand éclat de rire, je desserre mon étreinte. Renardeau se glisse hors de la cage de mes bras pour échanger de la tendresse avec lui.

Enfin, à pas lents et mesurés, mon cheval et moi partons vers les arbres brûlés par les premiers feux de l’automne. Une invisible pluie tourne alentours de nous. Dans la houle des branches, on entend des palabres flûtés, des appels. Plus loin, la voix grave et profonde du fleuve chante. Tibère avance la tête haute, secouant la crinière. En vue de la maison, il tourne le museau vers moi. Son regard a quelque chose de désarmant, une sorte de bonté secrète, plus puissante que nos agitations humaines. 

Signaler ce texte