Le Réverbère

odeus

A Yvonne.

Au bout de l'impasse Sainte-Rita, il y avait un réverbère. C'était le genre de réverbère oublié et désuet, obsolète. Perdu au fond d'une rue déjà bien assez éclairée. Pas très haut, en fonte, sculpté de délicieuses volutes et de feuilles d'acanthe lesquelles soutenaient encore quatre lanternes coniques vitrées, lourdement ornementées. C'était un vieux réverbère à gaz. On avait pensé à le rénover, remplaçant les becs papillons, dont la flamme plate était beaucoup trop gourmande en gaz, par des becs renversés flanqués de manchons incandescents qui permettaient un bien meilleur rendement. Pourtant, on avait dû omettre son démantèlement lorsque l'éclairage électrique s'était avéré plus rentable. Alors, le temps faisant son œuvre, la peinture s'était écaillée, la fonte avait rouillé, le verre s'était brisé, abandonnant le fier survivant à l'état de vestige invisible d'une époque révolue.

C'était un dimanche en fin d'après-midi ou peut-être pendant la nuit. Dans le parc du bout de l'impasse Sainte-Rita, il y avait cette silhouette verticale plantée sur la rive du petit étang. Plantée là tout comme le réverbère un peu plus loin. Appelons-la Lina. Bientôt, un pardessus en tweed vert empire surmonté d'une casquette assortie approcha. Elle eût préféré qu'il ne la rejoignît pas… trop tard. Les deux silhouettes frissonnaient. Il devait faire froid, c'était l'hiver. L'étang n'était pourtant pas gelé. Seul, un cygne blanc tranchait sur les scintillements de l'onde opaque. Une tache de neige sur l'asphalte.

Lui aussi planté là, à côté de Lina, le pardessus fourra une main épaisse dans une poche intérieure d'où il sorti une flasque en inox luisant. Il l'ouvrit, sentit son contenu avant de froncer légèrement les sourcils.

- Vous en voulez ?

C'était là une drôle de proposition par un inconnu à une inconnue. Il semblait l'avoir fait sans trop y penser, tendant le bras sans même la regarder. Une manière comme une autre d'amorcer la rencontre, une sorte de premier contact maladroit et sans résultat. Alors, il essaya autrement. Il quitta le cygne des yeux pour l'observer elle. Elle n'était pas grande, pas petite non plus. Sous son manteau de velours bleu délicatement imprimé de fleurs de nénuphars et de carpes koï, elle paraissait plutôt maigre. Son visage était bouffi, ses yeux soulignés de larges cernes violets, ses joues rougies par le froid, le vent et les larmes. Elle en restait cependant jolie. Tout en observant la mèche brune qui, formant une large boucle, venait se loger au coin de sa bouche, il lui tendit une nouvelle fois la flasque et dit :

- Vous êtes sûre ? Ça ravigote, vous savez ?

Elle ne répondait pas. Alors, il porta la flasque à ses lèvres et but une trop longue gorgée. Il grimaça ; la bouche pincée, les sourcils joints, les yeux ridés, les pommettes saillantes, les joues creuses, l'espace d'un instant, il était laid. Il dit :

- Si vous voulez savoir, je n'aime pas ça.

Il l'observait toujours. Peut-être attendait-il une réaction, une marque d'intérêt. Elle eut un infime frémissement au coin de la lèvre. On aurait pu prendre ce frémissement pour une esquisse de sourire. Il parut s'en contenter puisque lui aussi sourit, un coin de la bouche un peu plus haut que l'autre. Il but une seconde gorgée, arbora une seconde grimace et fit une quatrième tentative :

- Il est agréable ce parc. Je veux dire en été. Oui, parce que là. Enfin. Vous. Vous voyez, n'est-ce pas ?

Lina regardait toujours le cygne au milieu de l'eau. Pour réponse, elle haussa les épaules, comme un gosse qui s'en fiche. C'était tout de même concéder une réponse.

- Pourquoi vous êtes là, demanda le pardessus, qu'est-ce qui vous a fait venir ?

- Les hortensias.

- Les hortensias ?

- C'est ce que j'ai dit.

Le pardessus regarda ses pieds. Il serra les deux poings qu'il enfonça un peu trop fort dans ses poches. Pendant un moment il hésitait mais se refusa finalement à poursuivre. Il se mit à siffler ou à rire nerveusement. Elle pas.

Et puis le silence. Quand la présence suffit, le silence fait du bien. Il nourrit. Le vent soufflait un peu dans les branches dénudées d'un saule pleureur. Il soufflait un peu aussi dans les cheveux de Lina. Juste assez pour amener son parfum fugace aux narines du pardessus. Eau d'Orange Verte. Le silence se faisait plus assourdi encore lorsque des larmes cristallisées vinrent à papillonner autour d'eux, avant de se poser joyeusement dans les parterres dépouillés, parmi les buissons épars, sur les pelouses meurtries. Le temps, la vie s'arrêtait. Seuls ces insouciants flocons jouaient dans les airs, et tant pis si certains fondaient en amerrissant sur l'étang,  impassible.

- Il neige, dit le pardessus.

- C'est l'hiver.

- Dommage pour les hortensias.

- Ils pouraient fleurir sous la neige dit - on. 

C'était faux, elle le savait et lui aussi. Ils ne réagirent pas, ne se corrigèrent pas. Il était arrivé là. Il y avait Lina. Il neigeait. Le reste importait peu. Elle, envoutée par ce cygne au milieu de l'eau ne bougeait pas.

Les fleurs d'hortensias s'éveillaient, perçaient leurs boutons. Les hortensias, leurs tons pastel. Des tons anciens et déjà délavés à l'éclosion. Des tons aux notes vieillissantes et harmonieuses dont l'écho musical emplissait bientôt l'air du parc. Le pardessus lâcha sa flasque qui tombait dans la neige. Jaloux, le saule avait décidé de se parer de milliers, de millions de petites feuilles légères dont les couleurs vives et embrasées venaient caresser les bulbes des parterres. Toujours dans la pénombre mais mieux éclairé que jamais, le parc sous la neige inspirait à pleins poumons. Les carpes, muettes, chantaient le réveil de narcisses or, de crocus améthyste, de perce-neige immaculés, de tulipes bigarrées, de muscaris outremer, de jacinthes polychromes et d'autres alysses mauves. Cela ressemblait au printemps. C'était le printemps, une nuit d'hiver, sous la neige, avec Lina et le pardessus, dans le parc c'était le printemps. Les pétales dansaient avec les sépales, feuilles et fleurs se mêlaient, odeurs, couleurs et sons ne faisaient qu'un. Un bal végétal, banal et saugrenu.

Lina était dans un bal. Le pardessus dansait avec elle. Tournoyants ils regardaient le ciel sombre et piqué d'innombrables étoiles. Miroir profond d'une joie intense. Le parc, tout silence, résonnait d'une symphonie délicieusement vieillotte. Ils se laissaient imprégner par les chants du merle, soliste timide lequel se cachait pour siffloter gaiement, envié par les pinsons aux petits cris éclatants et vifs. De leur côté, les tourterelles roucoulaient dans les altos. Le tout bien sûr, élevé par la poésie de leurs pas dans la neige, celle du réverbère plaintif, celle du cygne qui dort, celle des carpes sur la robe, celle du parfum des fleurs, du parfum de Lina.

Dans leur danse, les yeux de Lina tomberaient dans le regard du pardessus. Ils seraient jeunes. Elle serait serveuse, il serait marin. L'époque serait douce, subtile. Ce serait une époque de retenue, de sentiments esquissés, de regards malicieux, détournés. Il lui volerait un baiser, ils se marieraient. Ils vivraient, danseraient mais n'auraient pas d'enfants. Ils oublieraient la veille, ignoreraient le lendemain. Et le cygne blanc dirait d'une voie douce et attentionnée que l'on entend résonner discrètement :

- Madame Lina ? Madame Lina ?

La vieille dame ouvrit les yeux lentement, somme toute un peu égarée. Elle vit le saule pleureur, l'étang. Assise sur le banc, hébétée, elle respirait calmement en arborant une légère moue comme le font les personnes âgées lorsqu'elles sont préoccupées. Le regard un peu vague, elle cherchait des yeux un point auquel s'accrocher et repéra un petit scintillement de métal luisant dans la neige.

- Madame Lina, dit l'infirmière. Comment vous sentez vous ? La vieille dame, lasse, haussa les épaules, comme un enfant qui ne sait pas.

- Vous n'avez pas froid dans votre peignoir ? Il est beau mais pas très chaud. Vous devriez vous couvrir plus, vous grelottez. Venez, je vais vous ramener dans votre chambre.

L'infirmière aida la vieille dame à se lever et elles s'éloignèrent ensemble du banc, de l'étang, pour rejoindre le bâtiment séparant l'impasse Sainte-Rita du parc, la maison de repos des Hortensias. Les voix se faisaient plus faibles à mesure que leurs pas, crissant sur la neige, les éloignaient :

- Vous êtes une farceuse, riait l'infirmière, sitôt que l'on a le dos tourné, vous fuguez. Il est beau le parc de la maison mais vous n'êtes pas mieux dans votre chambre ? Qu'est-ce qu'il y a de plus sur ce banc ?

- Je ne sais pas,  répondait la vieille dame.

- Vous vous étiez aussi endormie dessus la fois dernière. Vous rêviez ?

- Je ne sais plus, murmurait alors la vieille dame. Je ne sais plus.

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