Le revoir
delphinedeline
Le revoir. Lui reparler, oui, retrouver sa voix. C’était quelque chose que je ne pensais plus jamais retrouver. Je crois que je sais ce qui va mal depuis toujours. C’est lui. C’est le fait que je l’ai aimé de toutes mes forces, de tout mon corps, de tout mon cœur, et que lui ne m’a jamais aimé autant. Il n’a jamais été à la hauteur, jamais. Il n’a jamais su m’accorder ne serait-ce qu’un millième de l’amour, de l’affection que je recherchais. On dit qu’on n’oublie jamais son premier amour : j’en suis aujourd’hui convaincue. Je n’oublierai jamais ce premier petit mot sur ma copie de Français qui avait fait naître en moi tout ça. Cela fait des années maintenant, et de ce geste d’innocence, ne me reste plus que le souvenir. Nous avons grandi, nous sommes devenus de si proches amis que mes espoirs amoureux n’ont fait qu’augmenter années après années. Puis, il y a eu le vide. L’Adieu. La colère, la haine même. Plus rien. Le néant. La distance s’est chargée d’aider cette séparation, que j’ai choisie. Les années ont passé, de nouveau, mais cette fois chargée d’une lourdeur et d’un poids au cœur que seul le refoulement, la colère et la haine m’ont permis de surmonter. Pourtant, l’apaisement ne fut que factice. J’ai pourtant cru à la possibilité de l’oubli, de l’effacement. Mais non, on ne peut pas supprimer des souvenirs, des choses vécues, et encore moins de l’amour.
C’est quand j’ai compris, il y a deux ans et demi, que l’avenir dont j’avais tant rêvé à ses côtés ne serait pas réalisable qu’une stérilité complète s’est installée en moi, dans mon âme et dans mon corps. Je savais que je ne serai plus mère de rien ni personne. Tout cela, je le réalise aujourd’hui. Tous mes problèmes je les ai attribué à d’autres choses : au surmenage, à hypokhâgne, à la vie seule, au départ de chez mes parents… Mais je crois que le point de départ de tout ça : c’est lui.
Je suis partie de chez mes parents il y a deux ans et demi. Officiellement, l’été après l’obtention de mon baccalauréat. J’étais partie, pourtant, il y a bien longtemps de leur monde. Je n’étais plus là que physiquement. J’ai beaucoup fantasmé mon départ au point d’oublier parfois que je n’étais pas encore partie, et au point d’en subir des frustrations énormes et des déceptions terribles. Plus rien ne m’attachait vraiment à ma famille, je ne m’y suis plus sentie à ma place dès mon entrée au collège. J’ai eu la prétention, très jeune, de croire que mon destin était ailleurs. Quoiqu’ils en disent, je pense qu’ils savaient très bien que je ne suivrai pas leurs traces, ni celles de mon jumeau. Ils ont compris très tôt, j’en suis intimement persuadée, que ma route serait différente et ils s’y sont préparés : ils ont tenu à prendre en charge les frais de ma scolarité entièrement. Cela, je leur en serai éternellement redevable et reconnaissante. J’ai encore du mal à comprendre pourquoi mon départ fut parsemé de tant d’embûches. Comment ont-ils pu si mal le vivre puisqu’ils savaient qu’il serait imminent ? Je crois que j’en suis responsable, en partie. J’ai voulu faire les choses si vite, sans tenir compte de leur avis. Je n’ai pas su écouter leurs inquiétudes. Mais ils n’ont pas su entendre mon enthousiasme et mon besoin vital de partir, de suivre ma propre route. Je ne supportais plus de vivre dans un espace clos. Je n’arrivais plus à comprendre l’étroitesse d’esprit de mes frères, et la violence permanente qui régnait à la maison. A la fois, un lien fort, indispensable me lie à ma famille, mais en même temps, il m’apparaît que des années lumière nous séparent. Je rêvais de ville, d’intensité intellectuelle et culturelle, d’arts, de livres, de cinéma, d’opéra, de voyages... Eux n’ont jamais eu ce genre de préoccupations. Eux c’est la Terre, les traditions d’antan, les valeurs de courage, de force, d’habilité manuelle, d’intelligence pratique. Je pense bien sur avoir bénéficier des résidus de cette morale, d’éducation. J’ai été élevée pour être une bonne fille : qui sait faire le ménage, la lessive, coudre, tricoter, rester bien sagement à la maison et s’occuper des enfants. Mais surtout, être une bonne fille signifie être obéissante, aider ma mère vaille que vaille, admirer mon père, le valoriser des honneurs qu’il mérite. C’est un tyran bienveillant, un maître du chantage affectif qui sait réclamer le respect à coup de mots d’amour, ou de larmes. Ce fut aussi un homme effrayant dans mes souvenirs d’enfant parce qu’il était si impulsif que cela le menait quelquefois à être violent et méchant. Je me souviens de claques injustes, de vociférations blessantes. Mais il restera mon héro tout de même, car sa force et son courage n’ont pas d’égal à mes yeux, sa passion, son implication, sa morale implacable, la justesse de certains de ses choix, tout cela me fait croire à son exceptionnalité. Au delà de l’admiration que je lui porte, je l’aime profondément.
Je n’ai jamais su aimer ma mère, peut-être parce qu’elle est la femme que je ne veux pas être. Cette femme soumise qui n’a jamais pu décider de sa vie, cette femme empêtrée dans son destin, cette femme profondément blessée, cette femme devenue passive. Son indifférence m’aura fait beaucoup de mal. Je n’ai jamais su lui parler, je n’ai jamais réussi à me rapprocher d’elle, même si au fond, je perçois ce qu’elle a vécu de traumatismes, de déceptions et de regrets. Je l’ai parfois détestée. Je ne l’ai jamais admirée. Enfant, adolescente, je l’ai rejetée. Inconsciemment j’avais peur qu’en étant proche d’elle je devienne comme elle… Et tout nous a toujours séparé. Pourtant, je sais à quel point mon comportement à son égard a pu être injuste et blessant pour elle. Mais j’avais besoin, il me semble, d’être une autre.
L’autre que je voulais être était une femme accomplie et active, moderne, intelligente, brillante… Pour parvenir à cet idéal je suis passée par de nombreuses phases de recherches de mon « moi-même ». J’ai été influencée, c’est sur, par mes amis citadins. Mais je suis souvent redescendue sur terre grâce à Charlotte. Elle, qui a toujours tout su, tout compris, elle dont le jugement et l’avis m’ont toujours tellement importé. J’ai été plusieurs « autre-moi », j’ai cherché ma voie comme bien d’autres adolescents à travers les vêtements, la musique, le comportement en société… Et cette recherche d’altérité a parfois vacillé dans l’excentricité. Bref, aujourd’hui, cette recherche n’est certainement pas terminée. Et c’est ainsi que je compte devenir celle que j’ai toujours rêvé d’être.
Mes rêves sont comme des fantômes du passé, ils reviennent me hanter pour me rappeler mes échecs, et faisant remonter à la surface de vieux regrets. Ces spectres flous m’observent de loin : ils me montrent celle que j’aurai pu être si… Ils me regardent avec mépris.
J’ai dû revoir au rabais certains de mes objectifs premiers. Devenir écrivain ou une célèbre reporter sans frontières : tout cela s’est transformé. Trouver un emploi dans le monde de la culture et de l’art est désormais mon objectif. Et, si je n’y arrive toujours pas, être professeur. Bien loin mes rêves de jeunesse, oui. Bien loin cette envie de voyager à travers le monde pour dénoncer les abominations humaines, pour venir en aide aux plus démunis… Il semblerait que cet idéal est impossible à atteindre, que la désillusion a pris irréductiblement le dessus.
L’absurdité. Que fais-tu aujourd’hui ? Pourquoi te lèves-tu ? Pour aller à la fac ? Y apprendre quoi ? Ce que tu sais déjà, que cela ne mènera à rien. Le néant est la seule chose qui te reste. Tu es seule. Sois réaliste. Tu n’as plus d’amis. Tu n’as plus de famille. Tu n’es chez toi nulle part. Ah où voudrais-tu croire que tu es libre ? Crois-tu que de choisir d’étudier la littérature fait de toi quelqu’un d’exceptionnel ? Imagines-tu que cela puisse t’apporter la maîtrise de ta vie ? Tu verras bien, et tu l’as déjà vu, que rien de ce que tu avais prévu ne se réalise. Tu sais bien qu’il n’y a pas d’issue, et que rien n’est plus réconfortant. Ta lucidité est d’ailleurs ce qui te perd depuis toujours. Tu devrais peut-être juste fermer les yeux.
merci du récit qui permet de re-garder tout ce que vous voulez tant garder...si tout suit cette formalité re- voir peut arriver, aisément, comme une lettre à la poste
· Il y a environ 14 ans ·gun-giant