Le roi du bluff
victoria28
C’était Noël et ce putain de taxi n’avançait pas. Vingt minutes qu’on était partis de Pigalle, bon sang ! J’avais eu le temps d’appeler Olivia cinquante fois sur son portable. En arrivant gare du Nord je n’ai même pas attendu que la Mercedes s’arrête pour ouvrir la porte et j’ai failli m’étaler en sortant. Il faisait un froid de gueux. J’ai regretté de ne pas avoir pris le temps d’enfiler des chaussettes. J’ai donné dix euros au chauffeur et je suis parti en lui disant de garder la monnaie, même si ça faisait un sacré bon pourboire. A vrai dire, je m’en fichais. Au point où j’en étais, hein ! L’horloge indiquait 11H08, ça voulait dire qu’il me restait quatre minutes, ou trois si on était plus près de 11H09, enfin ça semblait pire que juste. Je me suis mis à courir.
La gare du Nord grouillait dans le froid. J’ai eu le temps de me dire que c’était bizarre ces entassements de paquets-cadeaux avec tous les bolducs qui dépassaient des sacs dans le gris mouillé de l’hiver. Comme si je n’avais rien de mieux à penser. J’ai repéré le quai et j’ai foncé. Des familles piétinaient sous le panneau des départs, il fallait slalomer entre les valises et les chariots. Les gens me regardaient courir et puis ils regardaient derrière comme s’ils cherchaient les flics à mes trousses. Ca devait être la barbe de clodo qui leur inspirait pas confiance, ou les relents d’alcool peut-être, qu’est-ce qui m’avait pris de finir la Smirnoff ? Il me restait deux minutes.
J’ai heurté un garçon planté près d’un relay H. Il avait le cheveu ras sous son sweat à capuche et le sourcil piercé. Une rondelle de tomate est tombée de son sandwich. Il m’a repoussé en grognant. Il mesurait vingt centimètres de plus que moi.
« Connard ! »
Je me suis excusé et j’ai repris mon sprint. Je lui aurais léché les Nike air pour qu’il me fiche la paix. Mais le type m’avait déjà oublié. Il mâchait lentement son pain mou en essuyant la vinaigrette qui lui coulait sur le menton. J’ai regardé l’horloge. J’aillais peut-être y arriver. Je voyais le quai à cent mètres.
J’ai sorti mon billet de la poche de mon blouson. Des pièces sont tombées mais je les ai laissées rouler sur le bitume. A bien y réfléchir, hé! c’était même pas les miennes.
Il me restait une minute. J’ai percuté une vieille dame, cette fois je n’ai rien dit, elle était vieille pourtant, j’avais dû lui faire mal.
Le haut parleur s’est mis en crachoter sous les verrières. « Voie 1, le train numéro 9039 à destination de Londres va partir, attention à la fermeture automatique des portes, attention au départ... » et puis la même chose en anglais.
J’ai accéléré. Il n’y avait plus qu’un employé obèse au portique de sécurité qui regardait dans le vague. Les poumons me brûlaient. J’allais exploser. Les nuits de trois heures, c’était plus de mon âge. J‘ai crié :
« Attendez ! »
Le vigile a hésité. Je devais avoir l’air sacrément débraillé avec mon jean même pas boutonné et la veste de pyjama sous le perfecto.
« J’ai un billet ! S’il vous plaît ! »
J’ai tendu mon ticket en cavalant toujours et j’ai entendu le bourdonnement feutré des portes en train de se fermer. L’homme a levé le bras.
« Vous ne pouvez pas y aller comme ça monsieur. Le train va partir ».
Je suis passé quand même, en le bousculant au passage. Les portes ont fait clic au moment où j’arrivais sur le quai. L’homme criait :
« Arrêtez ! »
Il s’est élancé derrière moi. Je l’ai entendu appeler ses collègues dans son talkie-walkie. Encore un qui voulait me faire la peau. Le train s’était mis à vrombir. Je me suis jeté sur la porte du premier wagon.
« Ouvrez ! »
La porte bien sûr n’a pas bougé. J’ai laissé tomber, j’ai continué à courir, en tapant des deux poings sur les parois glacées. Je me suis retourné un ongle. Un nuage de buée blanche sortait de ma bouche à chaque respiration. Dans ma poche le téléphone s’est mis à beugler mais j’ai laissé pisser. La sonnerie vuvuzela c’était Boris, ça va, il m’avait pas assez plumé hier ? Je criais :
« J’ai un billet !»
Je devais avoir l’air débile mais je m’en fichais. Ca faisait du bien de gueuler un peu après des heures à pas bouger un cil. Les gens levaient la tête de leur journal de l’autre côté de la vitre. Ils avaient l’air surpris plutôt que pas contents. Ca va, moi aussi je pouvais me laver les dents et lire le FT. Je cherchais Olivia. Et je savais qu’elle était là. Elle nous avait pris des billets en première. La présentation aux parents, elle voulait fêter ça dignement.
J’allais la voir.
« Attendez ! »
Le train s’est ébranlé. Je courais toujours. J’ai réussi à remonter sur la longueur d’un wagon encore, malgré mes chaussures trop grandes. Est-ce qu’elle avait décidé de ne pas partir, finalement ? Est-ce qu’elle avait trouvé un truc sur l’ordi ? Tout à coup j’étais plus très sûr d’avoir fermé ma page Bwin la dernière fois que j’étais chez elle. Fallait que je lui explique. Le train me rattrapait peu à peu.
« Olivia !»
Je gueulais comme un âne. Un wagon m’a doublé, puis un autre. J’ai failli tomber.
Et alors je l’ai vue, la main sur la vitre. Elle ouvrait grands les yeux et parlait à toute vitesse, avec des mouvements de la tête que je ne comprenais pas. Elle a froncé les sourcils.
Ca me revenait maintenant. Je venais de perdre avec un brelan d’as, bon sang, et je n’avais pas fermé l’écran.
« Olivia! » Je courais. « Faut que je t’explique ! Olivia ! »
Pendant quelques secondes, je suis resté près d’elle. J’avais posé la main sur la vitre à l’endroit où elle avait la sienne et j’ai couru à sa hauteur. Elle a regardé nos mains. C’était quelque chose, même moi je trouvais ça vachement beau, nos deux mains comme ça l’une sur l’autre et séparées. Peut-être que j’avais sauvé le truc.
Et puis elle a levé la main à hauteur de son visage et elle a montré son auriculaire en articulant bien quelque chose du genre « là-bas » ou « la vague ». Ou bien « la bague » peut-être.
Ouais, ça devait être ça. La bague. Merde.
Elle s’est mise à rire, elle a montré l’avant du train d’un geste du menton et elle a levé le pouce. L’eurostar accélérait, j’ai lâché prise. Elle a fait au revoir en répétant – bref, la même chose – et elle a disparu.
Je me suis arrêté et je me suis penché en avant, les mains posées sur les cuisses. J’avais les jambes tremblantes, et le cœur en pagaille. Faudrait que je refasse du sport un jour, du vrai avec des chaussures de course et un pantalon de survêtement et pas un paquet de clopes à portée de main. Je cherchais de l’air. J’aurais pu vomir. J’avais mal aux orteils aussi dans mes vieux mocassins. La bague, putain, qu’est-ce qu’il m’avait pris de la mettre au pot ?
Au bout d’un moment le vigile obèse m’a rejoint. Lui aussi soufflait comme un phoque. Il m’a attrapé par le bras.
« Ca va pas la tête ? C’est rigoureusement interdit ce que vous venez de faire là ! » Il suait malgré le froid. « Vous voulez que j’appelle la police ? Ca peut vous coûter cher! »
J’ai dit excusez moi. J’aurais eu besoin de m’asseoir pour reprendre mon souffle. Le train n’était plus qu’une petite tache mouvante au bout des rails. Je l’ai suivi des yeux en me disant qu’Olivia aussi me regardait, des fois que ça me porte malchance de pas le faire, et quand il a complètement disparu j’ai tourné la tête vers le type. Il continuait à parler. Il me faisait mal avec sa main énorme autour de mon coude.
Derrière nous un groupe de gars approchait en courant. Ils disaient ça va ? Tu as besoin d’aide ? On était rouges et luisants tous autant qu’on était.
Ils me regardaient et celui qui avait l’air d’être le chef s’est approché. Je dis que c’était le chef parce qu’il marchait en roulant les épaules et qu’il avait de drôles de lunettes fumées sur le nez.
« Excusez-moi, j’ai dit.
– Vous venez de forcer la sécurité, il a dit. On devrait vous conduire au poste.
– Je sais.
– Il y a des sanctions de prévues pour ça.
– Excusez-moi, j’ai répété. C’était ma copine.
– Vous croyez que c’est une excuse valable ? » a dit le gros.
J’ai haussé les épaules.
« J’en ai pas d’autre », j’ai dit.
Le chef me regardait sans bouger derrière ses lunettes de mafieux et ça me mettait mal à l’aise.
« Qu’est-ce que je vais faire de vous ? », il a dit finalement. Il a tourné la tête vers ses gars de quelques millimètres. « Une idée ? »
Il m’énervait. Des comme ça, j’en avais vu des tonnes. Des grandes gueules qui se la jouaient. Il a fouillé dans sa poche et sorti une pièce d’un euro qu’il a fait danser dans sa main. Il m’a regardé comme un lapin au bout du fusil et puis il a souri.
« Une idée ? » il m’a dit à moi cette fois.
Ca va pas recommencer, j’ai pensé. Le gars souriait toujours.
« Pile vous rentrez chez vous, face on vous garde ici», il a dit.
J’avais sacrément froid, tout à coup. Les gars de la SNCF m’entouraient dans leur costume bleu marine et je les voyais rigoler devant ma ceinture pas attachée sur mon jean crado. Le chef a posé la pièce sur l’ongle de son pouce plié.
« Une chance sur deux », il a dit.
La pièce a tournoyé en l’air un long moment avant qu’il la rattrape et la retourne sur le dos de sa main. Les autres s’étaient rapprochés et tendaient le cou pour savoir à quelle sauce je serais mangé.
Lentement, le gars a retiré ses doigts pour laisser voir la pièce.
Face.
Il y a eu un grognement de satisfaction.
J’avais perdu, évidemment.
Quoique.
Le gars n’a rien dit et moi non plus.
On s’est regardés un moment, et puis on s’est mis en marche, moi devant avec le chef qui me tenait par le bras et tous les autres derrière dans une espèce de procession foireuse. On avait arrêté de parler. On avançait devant tous deux, en se surveillant du coin de l’œil comme deux lutteurs avant le combat. Mais il n’allait pas plus vite que moi.
Je me suis redressé. Quand on est arrivés en haut du quai les voyageurs ont commencé à nous regarder avec l’air intéressé de qui va assister à une baston. J’ai revu le jeune à capuche avec son bout de sandwich à la main et je lui ai fait un signe de la main. Le chef m’a serré le bras un peu plus fort. J’ai laissé faire. Tout ce qu’il voulait. Ce crétin ferait moins le malin quand on passerait aux choses sérieuses.
Tes bonnes idées méritent, il me semble, un petit développement... C'est en projet ?
· Il y a plus de 13 ans ·mls