Le rôle de ma vie

Aurelie Blondel

Partie 2

Je traverse la route, mes larmes coulent mais je ne pleure pas, pas de sanglots, pas de bruits. Ça coule et ça sèche aussitôt. J'en ai déjà les joues brûlées.
Je ne suis pourtant pas dans un bled connu pour sa chaleur. Ça doit être ces horribles immeubles en briques qui rendent tout ça encore plus étouffant. Et le peu de bagages que je trimballe me donnent l'impression de peser le poids d'un âne mort. J'alterne entre lever les yeux pour chercher quelques bouffées d'air et les baisser pour regarder le trottoir dégueulasse, sans savoir ce que je trouve de plus beau. Les mégots de clopes et les merdes de chiens, les ordures laissées par terre ou ces amas de briques rouges avec ses fenêtres à barreaux et les chiasses d'oiseaux qui les remplissent?

Je continue à avancer. J'ai sorti de ma poche ce petit bout de papier que ma star m'avait donné discrètement à l'époque en me chuchotant ça pourra te servir un jour. J'en suis carrément pas sûre mais à défaut d'autres options, j'y vais. C'est une adresse où je devrais pouvoir crécher quelques jours en échange de pognon, pas trop cher mais qui ne doit pas laisser le temps de retomber sur ses pattes à mon avis. Mouais, toujours mieux que rien. Toujours mieux que de dormir dehors.

À propos de dehors, y a foule! Et pourtant je passe inaperçue. Dire que je m'étais imaginée être reconnue, presque assaillie. Je passe inaperçue, ouais. Je suis une personne dans la foule comme les autres. M'en rendre compte me soulage. Je suis une parfaite anonyme, loin des films et scénarios que je m'étais fait. Comme quoi… Faut pas se donner l'importance qu'on n'a pas. Ça va peut-être être moins difficile de me refaire une vie finalement.

Tellement de choses ont changé dans cette ville l'air de rien. Des nouveaux commerces, des nouvelles maisons, des quartiers rénovés. C'est plus grand que dans mes souvenirs. C'est pas moche mais c'est pas comme à l'époque. Je me sens pas chez moi.
Une chose n'a pas changé par contre, c'est ma connerie. C'est bien beau d'avoir une adresse et de marcher sur les trottoirs mais ce serait encore mieux de savoir où ça se trouve. J'interpelle un inconnu, pas bonjour, ni de lui ni de moi. Je lui présente juste l'adresse inscrite sur le papier. Il répond rien. Il sait lire? Bof pas grave, je vais me débrouiller avec quelqu'un d'autre. Je repars et finalement, en me criant dessus comme si j'avais déjà fait des bornes, il me dit «prend le bus 5 et descend à l'arrêt Gronde.» Je me retourne et lève mon pouce:

Top mec, merci.»

T'as des thunes?»

Ouais ça va le faire, encore merci!»

-«T'as pas compris grognasse… Un service c'est pas gratuit, donc tu me donnes ta thune!»

Son regard a changé, il est mauvais là. Ça pue. Mais je vais pas me dégonfler, c'est mal me connaître. Je lui fais un énorme sourire et lui lance un magnifique fuck accompagné du célèbre et gratos fils de pute! Ouais, c'est gratos mais ça soulage toujours. Je continue à marcher en me foutant total qu'il puisse me suivre ou riposter. Que dalle. Tant mieux.

Ses indications étaient bonnes par contre. Me voilà assise dans le bus 5, climatisé s'il vous plaît. Ça fait du bien. Je ne sais toujours pas ce que je vais devenir mais je fais pas du sur place. Je descend à l'arrêt Gronde. C'est bien foutu les bus maintenant, ça te prévient du prochain arrêt. Heureusement qu'il y a eu ce drôle de type n'empêche, parce que c'était pas la porte à côté.


Je me retrouve sur une avenue et Ô joie intense, il y a un bureau de tabac. Je me l'étais juré! Premier achat, des clopes. Fumer autant que je veux. Pas de restriction. Oh elle va être bonne celle-là. Je m'en achète trois paquets, deux briquets, on sait jamais et je m'en allume une illico.

Wouhouuuu cette sensation, sa mère!!! C'est meilleur qu'un shoot, j'en suis sûre. J'ai la tête qui tourne, le vertige mais celui super bon. Je tire sur ma clope comme une malade, ça m'enivre. Putain, qu'est-ce que c'est bon! J'en rallume une dans la foulée, ça m'a pas suffit. Le vertige a disparu mais bordel, c'est vraiment bon. C'est à ce moment précis que j'ai ressenti mon premier moment de liberté depuis ces 18 ans.

J'ai quand-même profité de cette pause au bureau de tabac pour regarder les petites annonces dans le journal gratuit au cas où il y aurait du boulot. Y en a… Des postes d'ingénieurs, d'alternances, de comptables, de techniciens… J'ai aucun diplôme et j'ai passé l'âge de faire une alternance. A l'époque, c'était plus simple. On allait chez un commerçant, on lui proposait de l'aide au black et basta. Maintenant faut avoir fait des études pour laver du poisson. Complètement débile.

Par contre, j'ai pas aimé son regard à la buraliste quand j'ai demandé mon chemin pour me rendre à l'adresse du papier à partir de cette avenue où je crame clopes sur clopes. Elle m'a renseigné mais j'ai reconnu son expression… Du mépris. Rien d'anormal pour moi. Je suis habituée à être regardée comme ça mais j'aime pas ça pour autant. C'est se sentir supérieur alors qu'on a pas le cul propre non plus en général. Bref…


J'arrive à l'adresse donnée par ma starlette. Ça commence bien, y a pas de porte. J'entre, je toque sur un mur et une gardienne, enfin je crois, arrive en trombe. Oh la tout doux, vachette!

«T'es qui? Tu veux quoi? Qui t'envoie? Je te dois du fric, c'est ça? Même pas en rêve salope. Dégage!»

Eh ben… Bonjour l'accueil. Je vais m'éclater ici, yes! Je lui dis que c'est starlette qui m'a rencardé et vachette s'adoucit aussitôt. Elle me présente même des excuses les yeux plein de larmes. Pas de doutes, elles avaient un lien fort et elle m'a pas fait venir ici pour rien. Elle aurait jamais fait ça de toute façon.

Vachette s'appelle Romane, elle a 48 ans et ne connaît que trop bien le monde dont je viens de sortir pour l'avoir fréquenté de près et tous les chamboulements que ça entraîne. Elle sait. Mais je suis digne de confiance pour elle puisque c'est notre starlette qui m'a envoyé là. J'ai donc le droit de rester ici, dans une de ses piaules, aussi longtemps que nécessaire et gratuitement tant qu'il n'y a pas de grabuge, de défilés de mecs et que je trouve du boulot. Elle veut pas d'emmerdes.
Elle me donne plusieurs adresses où aller. Je l'aime bien. C'est une tortue. Une carapace épaisse mais un cœur tendre. C'est juste dommage pour le défilé de mecs parce que outre la clope, j'ai une furieuse envie de me faire tringler sévèrement, je suis honnête avec moi-même. D'ailleurs, je pense que ce soir, je vais m'atteler à me trouver un étalon. Je serais sûre de bien dormir en plus. Tout bénéf'.


La soirée s'est passée comme voulue. Je me suis lavée, rasée, partout et j'ai enfilé une tenue pas assez mais pas trop non plus. Je suis entrée dans le premier bar qui me paraissait pas trop mal et dans ma tranche d'âge. Une femme seule au comptoir, ça ne passe pas inaperçu. Ça, ça n'a pas changé en revanche. Rapidement, un mec est venu me sortir ses disquettes. Il est pas ouf mais un regard furtif à son entrejambe permet de jauger la taille de l'engin. Pas mal!! Rapide coup d'œil à son annulaire aussi. Il est marié. Rien à foutre, c'est juste pour m'éclater. Il me paye un verre. Une margarita.

Il est pas con, il a compris mes intentions et me propose, mon verre à peine terminé, de le suivre. Ah enfin! Pas besoin de rencard, de convenances, de dérouler son CV, de jouer un rôle. C'est brut, c'est franc, il a envie de baiser, j'ai envie de me faire baiser, on va baiser, on a baisé.

Je rentre dans ma piaule. J'en ai pas eu assez, comme les clopes plus tôt dans la journée. Je ne me lave pas, je me couche directement et je me finis seule. Toujours pas assez. Pas grave, je recommencerais demain. Après avoir cherché du boulot. Et c'est sur cette dernière pensée que je m'endors dans ce lit minuscule, dans cette piaule minuscule et un brin délabrée, à la tapisserie d'une couleur qui devait exister il y a 18 ans…


Aurélie B. 

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