Le rôle de ma vie

Aurelie Blondel

Partie 3

J'ouvre les yeux et la panique m'envahit aussitôt. Je sais où je suis mais je ne le réalise toujours pas. Je ne me sens pas bien du tout et je n'ai pas le temps de me lever que je vomis partout sur mes draps.

Pour couronner le tout, Romane entre sans frapper dans ma chambre et assiste à ce spectacle pitoyable. Elle me regarde avec dégoût. Bah t'as jamais vu quelqu'un gerber vachette? Merde, voilà que je me remets à l'appeler vachette, je me demande bien pourquoi. Et je gerbe de nouveau.

Romane est furieuse, elle a le cou rouge et gonflé, les narines écartées – elle porte bien le surnom que je lui donne là – les bras croisés sur sa poitrine et le menton relevé. Elle me toise avec arrogance. Faut se détendre vachette, j'ai juste vomi, je vais pas te demander de laver mon linge hein. D'un coup, elle me hurle dessus «Tu t'es cru chez toi? Je t'ai dit quoi hier? Pas de grabuge ou tu dégages! C'est pas comme ça que tu vas trouver du boulot feignasse.»

Eh ben, sa mère la pute! Ça fait même pas une journée que je suis sortie du milieu, j'ai pas eu le temps de faire grand-chose, ça paraît logique quand même. Mais bon, inutile de discuter avec elle, elle en a rien à foutre. Elle me loge sous conditions, ok, mais pas question qu'elle régisse ma vie. Ça, j'ai donné. Et pourtant ça me manque déjà. C'est la raison pour laquelle j'ai vomi mes tripes tout à l'heure. Trop perturbée de me réveiller ailleurs, dans cet endroit que je ne connais pas, sans sonnerie, sans horaire, sans emploi du temps.

C'était tellement plus facile. Pas besoin de réfléchir, je vivais, j'agissais comme un automate, je faisais mon job, je gagnais ma vie. C'était pas fabuleux mais ça suffisait. Puis il y a eu cette grosse conne et son coup de tampon. Qu'elle aille se faire cuire le cul celle là.


Je défais mon lit que j'enroule le mieux possible pour pas que ça dégouline, je le pose dans un coin de la salle de bain, je me prends une douche vite fait, j'enfile mes fringues et je descends voir vachette: «C'est où pour faire une machine?» Réponse sèche: «Au lavomatique idiote.» Ma starlette, où est-ce que tu m'as fait atterrir?

Je ne lui demande pas où en trouver un, je vais me démerder. Moins je lui cause, mieux je me porte pour le moment. A voir par la suite… Mais je ne compte pas rester ici longtemps de toute façon. Je me casse mais je profite quand même de ma mauvaise humeur pour lui balancer «Au fait vachette, t'es pas ma mère pour te permettre d'entrer comme ça dans ma piaule!» Elle éclate de rire et me sort que j'avais juste à la fermer à clef, puis rigole de plus belle en répétant «vachette, on me l'avait jamais encore sortie celle-là.»

Je suis sur le cul, je ne m'attendais pas à ce que ça la fasse marrer, j'ai du mal à suivre et je me sens encore plus perdue qu'un fils de pute le jour de la fête des pères.


Je me dirige sur l'avenue de la buraliste. Va p'tet falloir que je retienne les noms des rues mais j'ai mes repères, ça fait l'affaire et je ne suis que de passage ici. Je trouve facilement un lavomatique. Y a pas un chat, tant mieux, pas envie de me forcer à faire la causette avec une commère parce qu'elle m'y verrait pour la première fois. J'en profite pour passer en revue les adresses que vachette m'a donné la veille. C'est à mon tour d'éclater de rire quand je vois que le premier boulot pas trop mal payé et ne demandant aucune qualification, c'est de remplir des caisses de poissons. Mon éclat de rire s'arrête aussitôt. Il n'y a pas d'adresse, seulement un numéro de portable à contacter. Sauf que je n'ai pas de portable. On m'a pas laissé la chance de garder celui que j'avais.

Bon ben voilà, je sais par où commencer. M'acheter un portable. Ma lessive se termine, je me dépêche d'aller refaire mon lit, au carré s'il vous plaît. Je vais voir vachette pour lui demander un genre d'attestation d'hébergement qu'elle refuse de me faire. Je lui explique avec beaucoup de sarcasme, comme si je parlais à une sale gamine que si je veux du boulot, il me faut de quoi appeler et pour appeler, il faut un portable et pour avoir un portable, il faut un justificatif de domicile. J'ai peut-être vécu 18 ans hors de tout mais je suis pas complètement conne non plus.

Vachette finit par me rédiger un truc à l'arrache et je me speede d'aller dans une boutique pour m'acheter un deuxième sentiment de liberté. Ouais, enfin, tout est relatif. Un portable sans contacts dedans, c'est pathétique. Je ne fais pas de folie, ça coûte un rein leur connerie. Je prends un modèle récent mais pas trop cher, avec enveloppe internet. Je trouverais sûrement mieux comme boulot en postulant en ligne. Mais chaque chose en son temps.

Le bout de papier qui me sert d'attestation d'hébergement fait le taf et je repars avec mon portable, mon numéro et internet. Je ne traîne pas et j'appelle le numéro aux poissons. Le boulot se trouve à la Criée. Logique quoi. Je suis priée de m'y rendre dans la journée sans quoi je peux oublier une éventuelle embauche.

Putain, c'est pas la porte à côté. Je me décide à contrecœur de retourner chez la buraliste qui me regarde avec encore plus de mépris et lui demande si à tout hasard elle aurait le livret des lignes et horaires de bus. Sans un mot, elle fouine sous son comptoir et me pose sèchement l'objet de ma demande. Bon… Elle, c'est sûr, elle m'a reconnue, elle ne m'adressera pas la parole et je m'en carre l'oignon.

Je check vite fait le plan et les différentes lignes. Ça va, c'est pas aussi compliqué que je l'avais pensé. La ville ne s'est pas tellement agrandie en fait. En me speedant un peu, j'aurais le prochain bus et je serais dans les temps - Dès que j'aurais un peu plus de thunes, je m'achète une caisse. Je descends du bus et je n'ai pas besoin de chercher longtemps la Criée, suffit de suivre l'odeur. J'en ai récuré des chiottes mais là ça pique les yeux. En plus ça caille à mort alors que dehors c'est la canicule.


J'entre dans cette puanteur mais je ne vois personne. Je cherche pièce par pièce, je demande en haussant la voix, comme tous ces cons dans les films, y a quelqu'un? Ah c'est clair que les scénaristes sont des génies… Qu'est ce que c'est con ce truc. Y a quelqu'un? Comme si le psychopathe qui se planque pour buter sa proie allait répondre j'suis caché derrière le rideau! C'te blague. Mais bon, on est pas dans un film et je suppose qu'on va m'entendre et me répondre.

Bah non, on me répond pas. C'est désert. Il se serait pas légèrement foutu de ma gueule l'autre pignouf au téléphone? Je sors mon portable de ma poche et je rappelle. J'entends le téléphone résonner et je me dirige vers la sonnerie.
Mais c'est quoi ces malades sérieux? Tu m'étonnes qu'il réponde pas. Je le surprends le futal et le calbut baissés jusqu'aux chevilles, en train de s'astiquer comme un forcené devant son pc. Mais pas question de sourciller. Il m'a pas vu et j'attends sa réaction quand il va s'apercevoir de ma présence. Chose qui ne se fait pas attendre. En levant les yeux au moment où il allait enfin gicler, il me voit. Mouah ah ah, mais quel magnifique spectacle! Ça va être compliqué de jouer les gros bras maintenant mon cochon.

Je ne me retourne pas et j'attends qu'il avale sa fierté pour se lever et se refroquer, tout en le fixant. Je sais mettre les gens à l'aise il paraît. L'entretien d'embauche n'aura pas duré plus de deux minutes. Il m'a tendu un contrat, que je n'ai pas touché, tout en continuant à le fixer dans les yeux d'un air moqueur. Il a compris pourquoi. Il l'a pris, l'a jeté, est parti se laver les mains puis m'en a tendu un nouveau que j'ai signé. Et voilà, je suis salariée à temps plein, en CDD, sans période d'essai. Étonnant dis donc. Par contre, je suis bien emmerdée. Les horaires sont de nuit et y a pas de bus qui passe à ces heures là. Je vais devoir jouer de la guibolle. Pas comme je l'avais espéré hélas. Mais bon, j'ai encore cette nuit pour en profiter alors je rentre dans ma piaule, je me change, mode chasseuse, j'en profite pour filer mon numéro à vachette et lui montrer mon contrat de travail. Elle est satisfaite et me fait un clin d'œil en me souhaitant de passer une bonne soirée. Ah bah voilà, je préfère. Je me demande si  le mec marié de la veille sera là. Je ne sais pas si ce sont mes prétentions qui sont tombées à la baisse ou l'abstinence mais il avait bien assuré la veille et je m'en paierai bien une nouvelle tranche. Quoiqu'il en soit, là ou pas là, je ne rentrerai pas bredouille.


J'entre dans le bar, m'installe au comptoir et je scrute les têtes autour de moi. Merde, il est pas là. Fait chier. Les autres me plaisent pas et j'ai la dalle moi. Je me résigne à me commander une margarita quand une voix bizarrement familière bredouille à côté de moi «Bah merde, je m'attendais pas à vous voir ici, c'est très gênant. Vous voulez que je parte?»

C'était mon nouveau patron alias monsieur branlette qui venait se détendre. Je le croyais déjà détendu pourtant... Je tapote sur le tabouret à côté de moi pour lui signifier de s'incruster et lui dis «On va pouvoir briser la glace. La glace, ah ah!!!» Il me regarde et ne comprend pas. Merci, branlette-man, ma blague tombe à plat. Je déteste expliquer une blague. Mais je lui explique malgré tout – ça va être mon boulot de remplir des caisses de glace - et il éclate de rire. Mon dieu, son rire! Y a rien qui va chez ce type ma parole. Il renâcle comme un cochon à chaque reprise de respiration. Entre vachette et cochon, je suis bien entourée tiens. M'enfin, je m'en fous de son rire même si c'est un peu la honte. J'oublie pas que je l'ai vu se branler et j'ai vu son engin. En plus, il est pas mal et je ne suis pas une adepte du no zob in job. Ce sera pas l'emploi de toute ma vie alors pas de scrupules à me dire que ce soir, c'est lui que je vais me taper. Et visiblement, il n'en a pas non plus puisqu'il ne lui a pas fallu deux minutes pour m'inviter à finir la soirée chez lui.


Aurélie B. 

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