Le rôle de ma vie

Aurelie Blondel

Partie 4

Je rentre «chez moi» mais je ne me couche pas. Je dois me conditionner à bosser de nuit et de dormir avant d'aller au boulot, donc l'après midi. Si je m'endors maintenant, je ne tiendrai pas ma première journée d'embauche et c'est un luxe dont je ne dispose pas, je dois absolument travailler.

J'ai le corps douloureux de ma sauterie avec mon boss. C'est pas un tendre. Certes, j'ai connu pire mais il y avait comme une sorte d'acharnement en lui et ça ne m'a pas plu du tout.

Je me résigne à effectuer ce que je n'avais pas encore voulu faire jusque là: déballer mes affaires et les ranger. Non pas que j'ai envie de m'approprier les lieux mais ce sera plus pratique pour me préparer à aller sentir la poiscaille. J'ai peu de choses, ça va aller vite et c'est pas plus mal vu que je ne dispose que d'une petite étagère pour tout ranger. Je conserve avec moi, dans mon vieux sac à dos, ce qui a le plus de valeur à mes yeux, pour ne jamais oublier comment j'en suis arrivée là. J'ouvre mon sac et j'en sors ma petite pochette. Tout y est… Le collier de ma mère, les bracelets de naissance de ma petite sœur et moi, leur photo où elles posent toutes les deux souriantes en continuant à me demander tant d'années après pourquoi je n'y suis pas. Je me dirige vers la salle de bain. C'est crade.


En fait, tout est sale ici et je n'ai aucune envie de rentrer dans un taudis en sentant le poisson. Je me mets à tout récurer, la rage au ventre. Je n'aurais pas du ressortir cette putain de photo. C'est toujours la même haine qui m'envahit dès que je pose les yeux sur elles, j'ai envie de tout déglinguer. Je suis en sueur, je pue la transpiration acide. Je me regarde dans ce qui sert de miroir de salle de bain. Je suis une belle femme soit disant. Je me scrute. J'ai pas fait ça depuis longtemps. J'ai vieilli c'est sûr, mais pas au point d'avoir des rides et des cheveux blancs. Je n'ai que 33 ans après tout.
Mes cheveux… un amas de fourches et de nœuds. C'est pas la chose que j'entretiens le plus chez moi. Je descends voir si Romane est là. C'est pas le cas, tant mieux. Je lui empreinte une paire de ciseaux et remonte dans ma chambre. Je m'arrange la tignasse du mieux que je peux. Je me regarde à nouveau. Mouais… On ne s'improvise pas coiffeuse mais j'ai coupé droit. Avoir les cheveux plus courts sera plus pratique. J'ai vraiment mais vraiment pas envie que l'odeur s'incruste partout sur moi. C'est assez ironique de me voir avec cette tête. J'avais la même coupe il y a 18 ans. Acte manqué là aussi? Va savoir. Je recommence ma vie là où elle s'est arrêtée après tout.

Je prends une longue douche pour me décrasser, prépare mes affaires à enfiler vite fait et me couche enfin. Je ne dois pas oublier de laisser une note à Romane pour ses ciseaux histoire qu'elle ne me pète pas une durite. Elle est impulsive la madame et même si je déteste cet endroit, c'est tout ce que j'ai pour le moment, donc je vais éviter de me la mettre à dos.


Il est 4h du mat' et je longe les trottoirs pour me rendre jusqu'à la Criée. Il fait déjà bon à cette heure, c'est surprenant. Je suis partie un peu plus tôt que prévu histoire de pas avoir à me farcir une marche rapide et arriver déjà flinguée au taf. 3 bornes à pied mine de rien… Fait chier!

J'arrive enfin et c'est l'ébullition là dedans. Rien à voir avec ma première entrée et branlette-man. Je vais avoir du mal à le regarder dans les yeux maintenant n'empêche. Fait chier! Les regards se braquent sur moi, tous mauvais. Je ne me sens pas du tout à l'aise et j'attends que les premières insultes fusent. Ça ne se fait pas attendre. Une femme m'agrippe le bras, me conduit jusqu'au labo où des tonnes de caisses de poissons sont empilées. À côté il y a cet énorme conteneur à glace. Elle me tend une pelle à glace. «Magne toi le fion espèce de salope. Les heures supp ici, y en a pas. Si tu débordes tant pis pour toi. C'est dans tes cordes au moins de recouvrir tout ça de glace?» me lance t'elle plein de haine. «Ah non, ton truc à toi, c'est quand c'est chaud, hein salope?»

Comment ai-je pu croire une seconde que tout serait aussi facile que ces deux derniers jours? C'est évident que certains me reconnaissent. Il y a ceux qui ne disent rien et puis il y a elle et les autres. Ça va être long, mais je les comprends, je ne peux pas leur en vouloir de me traiter comme ce que je suis.

La pelle est petite, j'ai intérêt à m'activer sévère si je veux venir à bout de toutes mes caisses de poissons. Qu'est-ce que ça pue putain! Et je suis glacée. Je n'ai pas de manteau chaud, pas de chaussures chaudes, pas de gants. Je ne possède rien de tout ça et je n'ai pas les moyens de m'en acheter. Investir dans un portable m'a semblé plus important. Grossière erreur.

Le patron débarque et frappe des mains lentement en ricanant. Des applaudissements de mépris. Il vient derrière moi et me claque les fesses. Je me retourne, prête à lui en coller une mais il ne m'en laisse pas le temps. Il savait dès le départ qui j'étais, je n'ai plus qu'à m'écraser maintenant. Tout le monde doit déjà être au courant qu'il m'a sauté la veille en plus. Ça va pas m'aider à paraître fréquentable en tant que collègue. Chose qui se confirme à la pause déjeuner. La bouffe est pas fournie, on doit apporter ce qu'on mange. J'arrive dans le genre de réfectoire mais je ne suis pas la bienvenue, on ne me laisse pas m'asseoir et je me dirige vers la sortie pour me trouver un endroit où me poser et être tranquille.


Visiblement, je ne suis pas la seule à ne pas avoir le droit au privilège d'être bien installée pour manger. Il y a cet homme, que les autres appellent le muet, assis sur un bout de trottoir. Je m'assois comme lui mais pas à côté de lui. Je préfère garder mes distances. Mon repas, deux tranches de pain de mie et du jambon, est vite englouti, je fume une clope et je retourne bosser.

J'ai pas leur cadence, c'est plus dur que je ne le pensais et je ne sens plus mes mains à cause du froid. Je souffle dessus régulièrement pour les réchauffer mais rien n'y fait. Je parviens à terminer mon boulot dans les temps et je m'apprête à partir quand le boss m'appelle. Je me demande ce qu'il me veut… Il me sourit gentiment, ce qui me surprend vu son attitude devant tout le monde. Il m'explique que c'est comme ça ici, il y a lui devant ses employés et lui dans son bureau. Il me dit que j'ai pas trop mal assuré pour une première journée et que je peux revenir le lendemain. Il y avait bien une période d'essai finalement… Puis il me dit qu'il est l'heure de passer à la caisse. Ah? On est payé à la journée? Il baisse son pantalon et m'ordonne d'un ton mauvais de faire ma deuxième journée de travail. Je m'approche doucement vers lui, lui attrape les burnes comme pour les caresser et les serre du plus fort que je peux. Je veux bien être insultée, malmenée, méprisée mais je ne suis pas une pute. Je suis salariée. Ou du moins je l'étais.

La douleur l'a séché. Bien fait pour ta gueule connard! Mais il se redresse et me colle un poing en pleine gueule. Il a une sacrée droite l'enfoiré. J'ai super mal mais pas question de lui montrer. J'ai connu pire, j'ai connu pire… Je ne dois pas me laisser atteindre. Je récupère mon sac à dos et je me barre quand je l'entends me crier «Sois à l'heure demain salope!»

Bon, je suis toujours salariée finalement et je sais à quelle sauce je suis cuisinée désormais. Je prends le chemin du retour. Je n'ai qu'une envie, c'est de me laver et dormir. Quelle est longue la route pour rentrer… Puis je me souviens qu'on n'est plus la nuit et que les bus passent, ce qui me réconforte un peu.

J'ai à peine le temps de passer la porte sans porte que Romane me tombe dessus. Oh non, achevez moi, pitié.

«Qu'est ce que c'est que ça?» De quoi? Mes cheveux? Je lui ai laissé une note, elle l'a pas vu? Je lui présente des excuses en lui promettant que je ne me servirais plus comme ça à l'avenir. «Je parle pas de tes cheveux, qu'est-ce que j'en ai à foutre d'une paire de ciseaux idiote! Je parle de ça!» Et elle m'appuie sur la pommette. Putain mais ça fait mal, vas y mollo! J'avais presque oublié la patate de forain que mon boss m'avait mise tout à l'heure mais là, la douleur se réveille. «Je t'ai dit pas de grabuge, t'as pas oublié j'espère…» Non vachette, j'ai pas oublié, merci pour ton empathie.

J'entre enfin dans ma chambre que je ferme à clé, je cours sous la douche et je me frotte autant que possible pour ne plus avoir le sentiment de sentir la mort. J'ai les doigts qui me brûlent à cause du froid/chaud, plein de picotements. Heureusement que ça paye bien.


Jour 2 à la Criée, même topo que la veille. Je n'ai pas de prénom, pas de nom outre que salope. Je n'ai pas le droit de rejoindre le réfectoire mais le patron me fout la paix même s'il jubile de voir mon cocard. Fils de pute! Je retourne sur mon bout de trottoir, manger mon sandwich quand le muet s'approche et s'assied à côté de moi. Il fouille dans sa poche et me sort une paire de gants. Bah ça alors. Je ne trouve rien à dire tellement je suis choquée. C'est le premier geste réellement altruiste que j'ai eu depuis… jamais?

Je le remercie en langage des signes. Ma petite sœur était muette et j'ai appris jeune à signer. Il me regarde mais ne semble pas vouloir correspondre avec moi. C'est ce que je croyais jusqu'à ce qu'il me dise d'une voix parfaitement audible «Y a pas de quoi, ils sont vieux mais ça fera l'affaire.»

«Putain mais t'es pas muet!!!»

«Ta gueule, tu veux pas un mégaphone non plus?»

«Mais pourquoi tout le monde t'appelle le muet?»

«Parce que je ne parle jamais et qu'ils en tirent les conclusions qui les arrangent et ça m'arrange aussi. Je compte pas y passer ma vie et ce sont tous des connards ici. Pourquoi t'es là toi? T'as pas l'air comme les autres qui débarquent ici, je trouve ça bizarre. C'est comme si t'étais pas pourrie.»

«Eh ben, t'es plutôt bavard pour un muet et curieux en plus. Je suis ici pour les mêmes raisons que toi je suppose. C'est le cas de presque tous de toute façon. À moins que tu fasses partie de ceux qui ne me connaissent pas.»

«Je t'ai vu à la télé… Bien sûr que je t'ai reconnu. Bon j'y retourne. Garde le secret.»


Il m'a reconnu mais il m'a donné une paire de gants sans rien réclamer en retour. Il se fait passer pour muet pour avoir la paix, signe d'intelligence. Et malgré tout, il ne m'a pas méprisé. Il pense même que je ne suis pas pourrie. Est-ce qu'il sait ce que tout le monde ignore? Je dois quitter ce travail si c'est le cas. Je risque d'avoir d'énormes emmerdes sinon.


Aurélie B. 

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