Le ruisseau

petisaintleu

Lors de ses balades, il aimait à franchir le gué. Sur le bord de la berge, il retirait ses souliers pour sentir le courant jouer autour de ses chevilles ou pour se faire chatouiller par des plantes aquatiques. Parfois, il saisissait dans l'onde l'ombre d'une truite voire d'un omble chevalier.

De l'autre côté, un frisson le parcourait, saisi par la beauté qui s'ouvrait à lui et par les arbres qui, se montrant peu ombrageux envers ce petit d'homme, tendaient leurs branches feuillues pour le materner et pour le protéger des dards cinglants du soleil. Il ne pouvait lutter et il s'allongeait contre un chêne sessile. Il souriait car, à chaque fois, il ne pouvait s'empêcher de songer au prénom de son amour caché. Il finissait par s'endormir, ses pensées chassées par le bourdonnement soporifique des abeilles.

À son réveil, il reprenait la route par le sentier caillouteux dont on disait qu'il avait été emprunté par l'empereur quand il regagnât sa demeure au retour de la croisade. Enivré par les violettes, les pimprenelles et le millepertuis à l'odeur balsamique qui lui rappelait l'encens qui parfumait l'église du village, il était pris de folie et, chevauchant un bâton ramassé au milieu du chemin, il guerroyait contre les Sarrazins. C'est en braillant « Montjoie Saint-Denis ! » qu'il pénétrait dans l'épicerie de la nonagénaire qui attendait le client en ressassant les souvenirs de son héros de mari décédé en avril 1916 à la cote 304.

Il sortait fièrement de la poche de son short rapiécé la pièce de cinq francs donnée par sa grand-mère pour un service rendu. Les yeux écarquillés, il hésitait de longues minutes entre les douceurs sucrées et un jouet qui ferait la jalousie de ses camarades. Ce Talleyrand en culotte courte, fin diplomate, optait pour un paquet de gaufres dont raffolait son aïeule. Il se souvenait des paroles du curé prononcées lors de son sermon : « Donnez et il vous sera donné ».

En arrivant sur la grande place, il croisait cet escogriffe de Nicolas assis sur la margelle du lavoir et plongé, comme à l'accoutumée, dans les aventures du personnage du même nom en bande dessinée. Mais il ne pouvait s'attarder. Il avait promis de rentrer pour 4 heures et il ne lui serait pas venu à l'esprit de manquer à la promesse faite.

Il y est retourné cet été. Il a eu du mal à s'y retrouver. La départementale sinueuse a été remplacée par un périphérique qui conduit tous les jours les employés vers la grande ville. Dans la rue principale, les vitrines des magasins s'offrent en location au plus offrants qui tardent à venir. Les boutiquiers ont préféré migrer vers le putassier centre commercial. Le temple de la consommation shooté à la rentabilité au mètre linéaire, comme le sont les jeunes désœuvrés qui se roulent des joints sur son parking, n'a eu aucun scrupule à ne pas respecter la mémoire de la marchande. Remarquez, de loin, on pourrait le prendre pour le fort de Douaumont à la seule différence que c'est une enseigne allemande de hard-discount qui s'est emparée des lieux.

Il a fini par rejoindre le ruisseau après avoir erré dans le faubourg si bien nommé, ersatz du bonheur, hanté de pavillons clonés, de fins de mois difficiles pour rembourser les crédits et de carcasses de voitures carbonisées. La forêt a été remplacée par une transformateur électrique dont les poteaux qui s'en échappent offrent une ombre famélique. Par pudeur, pour masquer sa beauté passée, on a recouvert le cours d'eau d'une dalle de béton. L'eutrophisation a bien fait son travail. Il s'en dégage une odeur d'égout et les sacs en plastique se battent pour conquérir ce nouvel écosystème.

Quand il a levé les yeux de ce cloaque, il est tombé sur un panneau qui annonçait fièrement l'ouverture prochaine d'un magasin Super-écolo avec pour slogan : « Nous sommes à vos côtés pour rendre le monde plus beau ». 

Cécile a bien fait de mourir d'un cancer si jeune. Elle n'aura pas à ressasser jusqu'à la fin de ses jours que le monde était mieux avant.

  • Superbe texte, mon petit ! Bien le reflet de ton etat d'âme et d'esprit du moment !
    Content que tu aies repris la plume.
    JMM

    · Il y a environ 4 ans ·
    Default user

    jim59

  • Texte sensible égayé de mots aux senteurs nostalgiques de ce qui fut et qui n’est plus. Comment ne pas jouer les anciens combattants en observant le Monde que l’on laisse derrière soi... à nos enfants. :o))

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

  • J'aime beaucoup quand tu écris dans ce registre ! Un texte à la fois tendre, nostalgique, critique et réaliste !

    · Il y a plus de 4 ans ·
    W

    marielesmots

Signaler ce texte