Le sang des oiseaux est vent

Mathilde Renversade

Elsa protège la mer, son frère, Aaron, des pays et des intérêts. Dans un ciel désormais encombré, tous deux cherchent des ailes pour s'échapper.

     Du haut de la digue de Rochebonne, elle regardait la mer s'étirer de tout son long. Les flots calmes murmuraient à l'aube les rêves de la nuit passée. La mer paressait dans la brume du petit jour. Elsa la regardait se réveiller. Elle attendait que la lumière lui tire sa couverture grise, perce ses paupières voilées, et jette sur ses flancs quelques ancres dorées, pour révéler les verts de ses prairies cachées, les bleus impérieux, hypnotiques de profondeurs masquées. Chaque matin, elle venait là, voir le lever des couleurs, goûter l'humeur de la mer. Elle avait pris l'habitude de ce face-à-face depuis son retour au pays, après cinq longues années passées à Paris durant lesquelles elle avait étudié la biologie marine. Elle n'éprouvait pas la fascination des navigateurs, prêts à tout quitter, pour affronter seuls, l'étendue inviolable et changeante, mais elle s'était attachée à ses habitants invisibles. Aujourd'hui, la mer était indolente et caressait, languissante, le sable blanc. Elle était dans un bon jour, parfaite pour une chevauchée à la rencontre des cétacés de la côté d'Émeraude à bord de la vedette Tursiops II. Son téléphone bipa.

- Salut Elsa ! T'es prête ? Parce que tout est ok de mon côté.

- Hello. Oui je te rejoins de suite à Port-Mer. T'as pu faire quelque chose pour le PA ?

- Nan, impossible de défrozer le potar, je crois bien qu'il est mort, le sel l'a tué. Va falloir que tu la joues en manuel mais avec ce temps ça va être du gâteau, n'est-ce pas ?

- Mouais ... Tu sais très bien que ça peut changer vite. J'ai pas envie de foutre 50 000 balles à l'eau.

- T'inquiète donc pas, la Confed Européenne nous couvre. Et puis si tu patatraques l'engin, on piquera une vigie des brises lames, servent à rien ! juste une connerie pour les touristes !

- Ouais c'est ça, et c'est toi qui ira l'expliquer aux lardons de la sécu, ils vont adorer ! Bon allez, j'arrive. »


Aussitôt la voix d'Antho éteinte, elle ressentit le froid. Sa gouaille lui réchauffait le corps, elle la mettait à l'aise, confiante, à l'affût de chaque coup d'éclat, des mots torturés qu'elle relâchait tonitruants, de ces accents lézardeux chauffés à blanc sur des mégalithes bretons, de ces provocation cabriolantes. Si Elsa adorait son job c'était en grande partie grâce à lui. C'est lui, qui lui avait proposé de rejoindre l'association Al Lark, et d'œuvrer à la préservation de l'environnement marin des baies, précieux sanctuaires pour nombres d'espèces de dauphins, phoques et oiseaux. Antho c'était le marin, le mec buriné, brûlé, casse tête, casse cou, et casse couille. Elsa, il la surnommait la ''pin-up'', teint de lait, cheveux fauves, yeux immenses, parfaite pour faire la claque aux congrès scientifiques, claquer des bises aux requins de l'establishment, et leur chiper subventions, donations, soutiens, chèques, cartes bleues, tickets resto si elle avait pu. Elle exerçait une attraction lunaire sur les gens, aussi imperceptible et massive que l'astre sur les marées. Elle savait jouer de sa mystérieuse influence, naviguer entre les remous politiques, ne perdait pas pieds face aux va et vient incessants, évitait les ressacs des décisions démissions, elle mettait à sac partisans comme opposants, vidait leurs entrailles pécuniaires, et les emportait dans son courant. La vedette Tursiops II flambant neuve, le gazole à prix coûtant, et bien sûr le Volture PK-X-200 dernier cri des stocks de la Marine nationale, c'était grâce à elle.


Elsa jeta un œil aux fameuses vigies des mers, fierté de sa ville malouine, et objets de convoitise pour Antho. Des diamants noirs sur les brises lames. Diamants pour le prix qu'elles avaient coûtées aux chers contribuables ; noirs pour l'étendue officieuse réelle de leurs fonctions. Car si le maire avaient réussi à convaincre la population sur l'utilité, en matière de sécurité maritime et de prévention des noyades, du recours aux drones pour la surveillance des côtes, Elsa, et d'autres, restaient circonspects quant à l'utilisation des données recueillies. Mais, comme toujours, que signifiait les principes de transparence et de rétrocontrôle dans un contexte où l'individu donne, de lui même et en quasi pleine conscience, toutes ses données sociologiques, économiques, géographiques, métaboliques et génétiques, à travers les mille et uns objets connectés qu'il porte sur lui, comme vêtements, bijoux, implants gadgets et intrants. D'autant plus que les cormorans blindés – surnom donné par la population – avaient prouvé leur efficacité en sauvant plusieurs enfants, et constituaient un argument touristique de poids. Les gens venaient les admirer et prendre des photos, le soleil couchant, lorsque le ciel clair devient rouge, les derniers rayons scintillant sur les ailes chromées, jeu d'ombre entre les hélices, et reflets ardents le long des fuselages tendus vers le large. De fins oiseaux métalliques qui, lorsqu'ils décollaient, quittaient leur tronc en sifflant et dressaient leurs masses lourdes face à la mer. Après tout ils n'étaient que deux paires de plus, dans la valse aérienne des aéronefs qui encombraient le ciel. Transport de colis, de marchandises, visites guidées à réalité augmentée, majordomes volant, ou jouets high-tech des enfants, qu'ils aient l'envergure d'insectes mécaniques ou d'aigles de ferraille, ils tourbillonnaient au dessus des têtes en remplissant leurs milles fonctions. Et quand le jour était radieux, l'azur s'irisait de jades, de rubis, de topazes, de saphirs. Leurs feux se propageaient sur les remparts sombres pour y déployer des draperies ondoyantes qui à leur tour embrasaient les fenêtres de la cité austère, la transformant en kaléidoscope flamboyant. Sur le toit de chaque bâtiment, la mairie avait installé des enceintes sonores absorbantes, afin de réduire jusqu'à un froufrou bourdonnant les nuisances sonores des cohortes d'engins. Certains étaient partis loin des villes, avec les oiseaux de sang et de plume, la plupart étaient restés.


Arrivée à Port-Mer, Elsa retrouva Antho sur la plage. La vedette était à l'eau, le Volture installé sur le pont arrière.

- En route la pin-up ! Je t'ai fait de la place dans le cockpit et t'ai mis ton matos de commande.

- Y'a le casque ?

- Bien sûr princesse ! Allez, globicéphales et veaux marins nous attendent !

Ils entrèrent dans l'eau glacée et grimpèrent sur le vaisseau. Antho, pour s'échauffer à la barre, prit le chenal de la Vieille Rivière. A tribord, l'île des Landes et sa réserve ornithologique, scindait les flots, écrin de pierre et de vert sorti du temps où terre et mer s'entre déchiraient. La mer bouillonnait, le Tursiops II glissait de son dos rond à ses flancs. Laissant derrière eux pointe du Grouin et phare de la Pierre-de-Herpin, ils mirent cap vers les îles Chausey. A environ 5 milles de Grande île, Antho ralentit et Elsa prit place à son poste de commande. Elle coiffa son casque et appliqua les écouteurs sur ses oreilles. Elle pianota quelques instants sur le mur de boutons lumineux. Les clips de mousquetons qu'on décochent tintèrent. Le Volture PK-X-200 se redressa sur ses six pattes et ses hélices coupèrent l'air frénétiquement jusqu'à ce que leur mouvement ne soit plus qu'un trait intermittent, à peine perceptible par l'œil humain. L'engin fit un bond de dix mètres en dessus de la vedette, puis s'étira comme un gros chat. Il était équipé des technologies les plus avancées : un sonar triple écho capable de localiser les animaux sous-marins, d'enregistrer et d'influer sur leurs sons ; une caméra infrarouge à balayage de 800 pieds d'amplitude ; le fameux gyroscope stabilisateur Storm Killer qui permet au Volture de maintenir sa position et sa trajectoire même en plein cœur d'une tornade et bien sûr toutes les données GPS et cartographiques, les plus précises, et actualisées en temps réel. Un gros bébé, qui avait coûté cher. Surtout à la dignité d'Elsa. Mais un outil fabuleux pour suivre l'évolution de la faune marine, et la protéger pour qu'elle puisse, sinon se développer (un doux rêve d'écologistes utopistes), du moins se maintenir (le pragmatisme moral et économique des dirigeants politiques). Elsa saisit le levier de commande entre ses mains, et le cala à ses cuisses. Elle baissa la visière du casque pour recevoir par impression rétinienne les données du drone. Le Volture enregistre tout ce qu'il voit, tout ce qu'il fait, et le transmet à l'opérateur par ondes sécurisées avec une portée directe de 540 milles à la ronde. Le pilote automatique étant hors service, Elsa définit un plan de vol elliptique : contournement ouest des îles Chausey, survol au nord jusqu'aux environs de la pointe d'Agon, retour par le sud-est, passage devant Granville, puis exploration de toute la zone de la baie du mont Saint-Michel.

- Si le temps reste au beau fixe et que je me sens à l'aise, j'irais faire un tour jusqu'à Fréhel. Cracha-t-elle dans son émetteur radio.

- T'enflammes pas la pin-up, je te rappelle que c'est seulement la troisième fois que t'as le bijou en manuel. Lâcha Antho dans un rire.

- ...

- Ahahaha te vexe pas, va ! On est tous d'accord que tu manies bien le manche, mais là tu joues à l'extérieur !

- T'es vraiment lourd …

Elsa bouda jusqu'à ce qu'une tâche rouge apparaisse dans son champ de vision.

- J'ai un repère au large du Jullouville. Je me décale … Houa houuu ! j'ai maintenant six repères. A la forme et à la vitesse, je dirais que ce sont des grands dauphins. Je passe en visuel de surface.

Le Volture rabattit sa tête, un clapet s'ouvra d'où descendit un globe noir. Elle zooma sur de minuscules points qui griffaient la mer.

- C'est Tino ! Il a les deux encoches sur son aileron ! Tino ! Te revoilà enfin ! Alors tu t'es trouvé des copines ? Où est Kora ?.

Elle prit sous tous les angles des clichés des animaux, qui virent se fixer sur l'écran de son casque. Elle étudia attentivement chaque détail et lança la procédure d'identification.

- Antho, j'ai donc un groupe de six individus grands dauphins, deux mâles Tino et Raj ; et quatre femelles. L'analyseur Datapix m'indique qu'il s'agit de Kora, Filo, Sysie, et d'un individu non catalogué dans la base de données. C'est super étrange … Qu'est-ce que Raj, Filo et Sysie foutent là ? Ils appartiennent à une autre famille...

- Ils se sont perdus ou bien Raj s'est fait dégager. Il a pas oublié d'emmener son casse-croûte le coquin !

- Non impossible Raj n'a que 6 ans, il n'a pas atteint sa maturité sexuelle, ce qui peut d'ailleurs expliquer pourquoi Tino l'accepte, lui qui ne tolère aucune concurrence. Quant à Filo et Sysie, elles avaient des petits la dernière fois qu'on les a captées, elles ne les auraient pas abandonnés … Il doit y avoir quelque chose, ce comportement n'est pas normal. Je vais délimiter un périmètre avec les Prima pour les immobiliser, et me mettre en stationnaire au dessus d'eux pour lancer une sonde. Je veux les voir de plus près.

- Humm j'aime quand tu sors l'artillerie lourde.

Elsa poussa sur son levier. le Volture trancha le ciel en six sprints aériens ponctués par six arrêts d'une demi seconde, pour larguer les capsules d'ondes Prima. Les dauphins étaient encagés. Elle reprit un peu d'altitude, 3 mètres, 5 mètres, 7 mètres, 10 m … Le drone plongea.


Un crissement d'acier vrilla ses tympans. Une lueur aveuglante brûla ses yeux. Elsa arracha son casque à moitié étourdie. Elle enfouit sa tête entre ses bras, vomissant le vrombissement qui lui tordait les tripes. Ses oreilles saignait. Antho se précipita sur elle.

- Merde ! Ça va ? Qu'est ce qui s'est passé bon sang ?!

Des convulsion électrisaient son corps. Elle respira des grande lampées d'air. Fixa son regard brouillé sur le visage d'Antho. Au bout de quelques minutes, elle parvint à retrouver un peu de stabilité.

- Je … je …. j'sais pas. Tout allez bien. L'affichage rétinien a sauté une seconde … et j'ai perdu le contrôle.

Antho s'empara du casque. Plus rien. Plus aucune connexion avec le drone. Ils se figèrent dans le silence et regardèrent vers le large.


Cliniquement, il releva le succès de son opération. Il avait pris le contrôle. Le drone filait dans sa direction, dans une dizaine de minutes tout au plus, il pourra le violer et le transformer en messager. En mode amphibie, le drone était bien plus furtif : les tours de contrôle avaient poussé comme des champignons panoptiques. L'observation des airs avait ainsi crée plein d'emplois : des habitants, en ville, s'organisaient en quart de ronde selon l'orientation de leurs fenêtres. M. Machin, par exemple, heureux propriétaire d'un F2 exposé Sud-Est avec deux fenêtres, au sixième étage sans vis à vis, pouvait mettre à profit deux heures de ses soirées, entre 20 et 22 heures, pour surveiller le ciel et capter, grâce à un lecteur d'identité, les objets non identifiés, non autorisés, et tous ceux dont les plans de vol n'avaient pas été rigoureusement soumis au préalable à l'autorité compétente. Il gagnait un pourcentage des amendes dressées, ou, dans le cas des aéronefs piratés, une somme conséquente lors de l'arrestation du hacker incriminé. Chacun semblait y trouver son compte, à part les imprudents, les têtes en l'air et les damnés. Aaron était un hacker. Un hacker alpha certes, capable de tout brouiller, mais personne n'est jamais totalement sûr avec les engins militaires. Démembrer à distance l'ensemble de leur système sécuritaire, envoyer des leurres matriciels et griller les protocoles de connexion sans éveiller les soupçons, seul, sur un matériel en partie artisanal, c'était autre chose que de transmettre des faux ordres boursiers sur les grandes places financières pour les déstabiliser. Ça peut paraître impensable, mais c'est comme ça. Les grandes multinationales ont peut être l'argent pour enrôler des types comme Aaron, mais l'Armée a des méthodes de persuasion. Autant primaires que sophistiquées. Il n'y a que les entreprises privées d'armement qui peuvent vraiment rivaliser. Elles ont la ''culture'' et elles ont le pognon. Enfin ça, c'est juste un débat pour alimenter la solitude des damnés sur les forums du Darknet. Pour tout bon hacker, les drones d'origine militaire, sont des méta labyrinthes truffés de chausse-trappes. Évidemment, les utopistes écolo ne se doutent pas que leur beau cadeau alimentent les réseaux de la Marine et peuvent, sur simple décision d'un officier obscur, se transformer en arme létale, comme une bombe ou un missile par exemple. Primaire et sophistiqué. Tout comme le Cube, sa résidence éternelle. Primaire et sophistiquée : une forme parfaite, faite d'un seul bloc, impénétrable aux rayons X, aux caméras thermiques, aux ondes magnétiques, sonores, aux fréquences pulsatives ; invisible à tout dispositif optique – mis à part l'œil humain – grâce à la réfraction disruptive de sa nano enveloppe miroir, le Cube est un trou noir posé sur le sol, le Cube est un tombeau. On y entre pour trois raisons : commettre des activités illégales, faire la guerre, disparaître. Aaron n'avait pas pour habitude de faire les choses à moitié ... Dans son ventre, il avait englouti des bataillons, digéré des milliers d'informations volées. Aujourd'hui il avait détourné un drone. Il posa sa tasse de café sur le générateur électrique puis ferma les yeux quelques secondes. Les écrans et les consoles qui l'entouraient ne se fatiguaient jamais. Lui, était épuisé.


- C'est ces pourritures de braconniers. Ils ont parasité le Volture pour récupérer ses données puis partir à la chasse. Si je les tenais ces fils de …. 

Emmitouflée dans une couverture, Elsa ne quittait pas des yeux les lambeaux d'écume soulevés par la vedette. Elle parlait d'une voix blanche, encore sous le choc. Antho tenta de dédramatiser l'événement.

- Écoute pin-up, on en sûr de rien. Peut être qu'il a eu un problème technique, ou qu'il y a eu une interférence avec un objet non identifié ; tu sais, c'est pas du matériel de première fraîcheur que refourgue la Marine nationale aux assoc'. Sur zone, on a détecté que dalle, mais bon, avec tout ce qui circule sur, sous, et au dessus de l'eau, y'a peut être un bon samaritain qui l'a récupéré. Avec tout ça, ma radio a grillé, on rentre donc gentiment à la base, on fait passer le message à la ronde, et après on avise. Les bracos c'est possible je dis pas, et si c'est le cas, t'inquiète pas on les retrouvera, et on leur fera goûter à l'accueil breton. 

De retour à Port-Mer, ils débarquèrent le matériel, puis s'installèrent dans leur local en bord de plage et commencèrent à établir les contacts radio. Elsa abandonna vite Antho à cette besogne pour se réfugier dans ses pensées, et contempler le bleu-gris du décor. Elle imaginait, dans ses tréfonds, son oiseau de fer gisant, les ailes alourdit par la vase. Il rejoignait les milliers d'os calcinés par le sel. Il se dissoudrait lui aussi en souvenirs éparpillés sur les plages. Du sable et des coquillages brisés ,c'était tout ce qui restait de la proie enferrée sur les lames de l'océan. A vouloir quitter les terres et s'enfoncer plus loin vers l'horizon, on disparaissait. On rejoignait quelque chose – mais quoi ? - qui nous retenait à tout jamais enfermé. Les cris du vent c'étaient les milliers de voix mêlées des naufragés qui avaient perdu leurs boussoles et appelaient à l'aide. Elle les cherchait ces égarés des profondeurs. Elle rêvait de le revoir. Elle le sentait perdu, pourchassé par des ombres, et affaibli par la noirceur du monde. Quand, au sonar, les flancs percés d'une épave se dessinaient, le cœur d'Elsa battait plus fort ; elle se mettait à espérer. Avait-elle retrouvé sa trace ? Était-ce un voilier ? Six ans qu'il était parti, laissant derrière lui, ce dernier message : Sœurette, j'ai quitté l'armée, je pars en mer, je vais bien ne t'en fais pas. Sur la grève, elle pleura. Plusieurs heures s'écoulèrent. Lorsqu' Antho s'approcha, elle ne l'entendit pas, mais sentit sa main réconfortante sur son cou gelé. Paisiblement, il dit :

- Marc Pairot, un agriculteur du coin, nous le ramène. Il a atterrit comme par enchantement dans son champs. Il ne semble pas détérioré.

Marc Pairot se présenta sur la fine route côtière, chevauchant son lourd tracteur boueux. Sous la collante crasse terreuse, le bel engin arborait des couleurs vives : un rouge pétaradant et un vert de printemps. Arrimée à son train arrière, une remorque transportait le précieux volatile sur son dos. Antho et Elsa se confondirent en remerciements et lui offrirent une sortie en mer privative, à sa convenance, pour la pêche ou l'observation des dauphins. Il déposa son chargement près de leur local, et s'en alla bien content. Tandis qu'Antho se précipitait sur le Volture pour vérifier son état technique, Elsa extraya sa carte mémoire et l'inséra dans le lecteur de son ordinateur portable. Comme elle s'en doutait, tous les fichiers photos, vidéos, et cartographiques avaient disparu. Un fichier subsistait pourtant. Il portait son prénom. Elle l'ouvrit et lu : Te rappelles-tu de la Pointe de la Moulière ?


Ça l'avait heurté en plein visage comme une lame de fond. Il avait vacillé. Emporté, lessivé par les courants, il fut craché quelque part, le corps traîné sur des graviers qui percèrent sa peau et s'incrustèrent dans sa chair. Les éclats des obus mutilent bien les corps de guerre. Fini le sang avec les frappes propres, les interventions chirurgicales. On pixelise, on intermédiarise la mort, on la rend plus supportable, car elle n'est pas là, elle n'existe pas vraiment. Les images sont bien retouchées, alors pourquoi pas les événements. Après tout, aujourd'hui n'avait pas été différent. Il était dans son Cube à l'heure prévue et attendait les instructions. Là où il se trouvait n'avait pas d'importance. Il était juste suffisamment loin et ailleurs pour agir. Aaron ne comprenait pas pourquoi le commandement l'obligeait à porter ses fripes décoratives alors qu'il aurait très bien pu faire le job en pyjama. Le protocole c'est le protocole. L'uniforme fait l'honorabilité à ce qu'il paraît. Il était plongé dans la pénombre et ce afin que ses yeux ne soient pas sollicités par une source non autorisée. Il pianota sur son clavier, pas de réponse. Il tournoya sur sa chaise à roulette pour tromper l'ennui. Toujours le noir.

Biiiiiiiiiiiiiiip – allumage du moniteur.

Rrrroooooffffffff - démarrage de la ventilation.

Clic clic clic clic– déverrouillage des appareils de commande.

Les quatre immenses écrans s'allumèrent face à Aaron. Il survolait une ville. Des bâtiments de quelques étages à peine, avec des citernes sur les toits. De la terre, de la tôle et du sable. Les routes n'étaient même pas goudronnées, le vent les soulevait. Était-ce l'Irak, la Syrie, l'Iran ? Aaron était incapable de le déterminer. C'était voulu : l'opérateur était un agent neutre. Les images qui lui étaient transmises avec un léger retard d'un dixième de seconde, étaient ''nettoyées'' de tout élément pouvant permettre une identification du terrain d'opération. L'atmosphère semblait calme, quelques silhouettes se mouvaient dans les rues. C'était la fin du matin ou le début du reste de la journée. Sur l'écran de droite s'afficha un message. Aaron entra son code identité pour le déchiffrer.


Matricule opérateur ZN7453-US21OE

Dossier 23.47.58

Code 1

DD 36.88964 – 38.363984

T 3'

Mission : Nettoyer

Risque : Néant


Il resta interdit sur les mots Code 1 et Néant. Primo parce que sa tête macérait dans le reste de sa cuite d'hier et qu'il fallait toujours qu'une action urgente et capitale se manifeste au pire moment. Secundo parce que ce type d'intervention se mariait très mal et surtout extrêmement rarement à un risque néant. Ça signifiait faire beaucoup de mal à l'ennemi sur une cible stratégique, dénuée de tout système de surveillance et de protection. Aaron n'avait pas le souvenir d'un fait récent de cette nature. Même les attentats terroristes comportent des risques pour leurs auteurs. Il prit en main le joystick, il était là pour agir, et il ne lui restait plus que 2 minutes 30. Sur son repère orthonormé, les données géographiques défilèrent. Il restait concentré sur ces chiffres. La terre aride, le sable cinglant, sous ses ailes, il ne les voyaient plus. Le repère DD se rapprocha, 36.88946 – 38.363967 / 36.88958 – 38.363972 / 36.88964 – 38.363984 ! Il bloqua son mouvement, ouvrit d'un coup de pouce la capote sur le sommet du joystick, posa son doigt sur le bouton rouge et leva les yeux vers l'écran.

3 secondes. Une maison, des formes autour. 1 seconde. Il pressa le bouton. Les échelles ne semblent pas paramétrées justement. Les formes sont à peine des points sur la surface cathodique. Des animaux peut être … Ou … La luminescence des écrans cessa. L'agent avait rempli sa mission. En tant que conducteur, il avait passé le courant. Aaron continuait à fixer les quatre fenêtres noires, statufié, aucun mouvement, pas une respiration, au dessus du clavier sa main droite tremblait. Des animaux sûrement … ou …

Peut être des enfants.


Le monde n'était qu'un Cube ; il lui fallait devenir passe-muraille. Les yeux du ciel ne tarderaient pas à le traquer. Il avait infecté le réseau. Il avait voulu voir l'après. L'impact, les gravas, les cadavres. Pour cela, il avait remonté le câble, et cassé tous les verrous. Il était entré dans l'antichambre ultra sécurisée, avait ouvert tous les dossiers, et s'était emparé des fichiers. A leur place, il avait laissé une saloperie codée et vérolée, hautement transmissible, confectionnée par ses soins. Sa passion pour le langage informatique, ainsi que ses qualités dans le domaine, il avait réussies à les soustraire au regard de son employeur. Il aurait eu peu de chance de devenir opérateur, si quelqu'un s'était douté. Or pour Aaron, les cimes du ciel et les profondeurs de la mer restaient les seules frontières non totalement explorées et dominées par les hommes. Ciel et mer restaient des mystères. Il brûlait d'envie de les éclairer. L'homme y envoyait de minuscules satellites téléguidés, halos d'intelligence et de curiosité engloutis dans leur immensité ; là où il aurait fallu la puissance d'un soleil pour tout illuminer. Il avait tout de suite voulu être pilote de drone. En choisissant l'Armée, il avait eu les moyens d'aller encore plus loin, avec des machines plus puissantes. D'être quelque part sans qu'il eut été possible qu'il y soit. Il rêvait de repousser les limites du regard, d'être dé matériellement présent là où même l'imagination échoue à nous porter. Son virus, ça faisait un bout de temps qu'il le trimbalait sur lui, ça le rassurait, comme un ex toxico avec ses cachetons de Subutex, ou un flic et son flingue. Alors, qu'il l'utilise aujourd'hui, n'avait pas été prémédité, ça devait juste arriver un jour au l'autre, à force de contempler l'Horreur, on crée des monstres. Maintenant, il risquait la liquidation pure et simple, sans Cour martiale et plaidoirie. Juste une élimination discrète et propre, un rature de son existence. Sa température, son rythme cardiaque, sa voix, ses traces hormonales, tout son être pouvait le dénoncer. Il avait agi vite, et s'était littéralement jeté dans les bras des damnés. Ces derniers, trop heureux d'accueillir un tel membre dans leurs rangs, lui avaient sorti le tapis de rouge, et avaient organisé une exfiltration d'urgence en mobilisant l'intégralité de leurs réseaux et de leurs ressources. La première semaine, il changea six fois d'endroits ; la troisième, dans le sous-sol de ce qui ressemblait à une usine d'abattage, on lui inséra des brouilleurs cérébro-spinaux et on modifia sa fréquence vocale ainsi que la structure de sa dentition ; à la cinquième, il embarqua sur un voilier, depuis l'île Chatham, avec trois mois de vivres et d'eau à son bord. les damnés avaient besoin de temps pour voler et rassembler les éléments nécessaires à son établissement dans le Darknet. Toutes les signatures des composants informatiques devaient être violé puis reformaté vierges, exclusivement permissives aux protocoles Darknet. Il fallait trouver et acheminer le générateur électrique, le filtreur d'oxygène, tout ce qui peut permettre de vivre dans 12 mètres carrés, et les débarrasser de leurs nano traceurs. Et ce n'était que la partie la plus simple ; car sans un Cube, ces efforts n'étaient que néant. Aaron disparut pendant cinq ans. Les damnés mirent finalement la main sur un Cube, l'attelèrent à une remorque, Aaron récupéra les clés dans un cloaque à Marseille, et se dissolut à nouveau. En réalité, il était déjà mort.


En un point précis, entre la Pointe de la Moulière et l'Anse du Verger, le sentier douanier s'interrompt. Les ronces, les buissons d'épineux et de hautes bruyères forment une barrière presque infranchissable, pour qui n'est pas prêt à y laisser sa peau et son sang. Derrière ces cerbères de feuilles et de bois, une corniche de pierre joue les équilibriste au dessus des rochers. La falaise, de chaque côté, forme un amphithéâtre face à l'espace. La fureur s'offre ici en spectacle. L'océan se fracasse en hurlant sur la roche impassible, la dévore de ses dents et l'érode de ses vents. Elsa avait désespéré de ne jamais revenir. Elle ne serait pas revenue sans lui, c'était leur sanctuaire à eux deux, et elle n'aurait pas brisé cette promesse. Enfants, ils avaient passé des semaines, des mois, sur cette corniche ; mais à quoi bon compter, ou se souvenir, car le temps ici n'avait pas de réalité. Ils faisaient partie du décor autant que les pierres et la mer ; personne d'autre qu'eux pouvait les voir. Ils avaient leurs heures et leurs jours aussi sûrs que les grandes marées. Il était le plus souvent inutile de parler car ils se comprenaient instinctivement, ils éprouvaient ce que l'un et l'autre pensaient, et ressentaient. Quand elle sortit de la forêt piquante, elle le vit, debout, hypnotisé par les eaux. Il avait souffert, il ne pouvait pas lui cacher. Il ressemblait à un astre éteint, tombé en plein désert. Il avait écorché sa lumière sur les réalités terrestres. Il n'appartenait pas à ce monde. Elle s'approcha doucement, de peur qu'il ne s'envole. Aaron aperçut son visage et, pendant quelques secondes, oublia ce qu'il avait vu dans les fichiers volés de l'Armée.

- Bonsoir Elsa, je n'ai pas beaucoup de temps. Je ne sais pas si tu m'as pardonné. Pardonné d'être parti en te laissant derrière moi. D'être parti pour l'Armée en plus …

- Tu …

Il leva sa main pour l'interrompre.

- Tu sais ce que je cherchais, tu le cherches toi aussi quand tu regardes vers le ciel, je le sais. J'ai traversé les pays et les océans, je ne l'ai pas trouvé. J'ai rencontré à l'inverse l'Horreur et ses atrocités. Je les ai même commises. Je n'ai pas beaucoup de temps, et je suis venu te donner ceci.

Il détendit son poing et tendit la paume de sa main vers elle. Une capsule translucide y brillait.

- Prends là. Elle contient l'intégralité des fichiers militaires des cinq dernières années. Elle est aussi la preuve d'un système de surveillance généralisé, en dehors de tout contrôle publique. Elle démontre que l'ouverture du ciel faisait partie d'un plan plus vaste de normalisation des populations. Tu en feras un meilleur usage que moi, ou que tous les damnés. J'ai confiance en toi. Après tout, tu es une vigie humaine des mers. Et les mers couvrent 80% du monde, alors les 20% restants ne sont qu'une broutille pour toi. Tu sauras trouver les soutiens.

Il s'arrêta quelques secondes, prit une respiration profonde, laissa errer son regard sur le vide.

- Je vis dans l'obscurité depuis des années, Elsa. C'est la première fois depuis longtemps que j'entends la mer et ressent ses pulsations. J'ai été un monstre parmi des milliers d'autres. Je pensais faire mieux, aller plus loin, changer. Mais je n'ai pas pu, je n'ai pas su. Alors, s'il te plaît, tu sais à quel point il est important pour moi...

Sa voix resta en suspens. Elsa lui prit la main, ils s'assirent sur le bord de la corniche comme autrefois. Elle portait un sac à dos. Elle le glissa sur son ventre, puis tira sur sa fermeture éclair. Elle plongea ses mains dedans et sortit des feuilles de papier. Elle en plia plusieurs, soigneusement, selon des plans qu'elle connaissait par cœur. Elle en posa quelques unes dans les mains d'Aaron. Dans un sourire, elle dit :

- Un, deux, trois !

Au même moment, ils tendirent leurs bras comme des voiles, les balancèrent en avant de toute leur force, puis relâchèrent dans l'air des petits vaisseaux blancs, qui voletèrent à la guise du vent.

- Puissent-ils rejoindre leur maître ... murmura Aaron.

- L'oiseau de la liberté ! hurla Elsa.

- Elsa, je n'ai jamais cessé de te regarder.

Au loin, les cormorans blindés se levèrent face au soleil couchant. 

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