Le sens du bonheur

Giorgio Buitoni

Dites : aaaaaah.

A mon premier contact avec le sang humain, j'avais huit ans. En premier, j'ai entendu le verre se briser. Puis j'ai vu mon petit frère au milieu du cadre en alu de la table basse du salon de mes parents. Petit ballot de chair potelée en barboteuse bleu ciel maculé de sang – le visage et les mains. Mon frère a su grimper avant de savoir marcher ; le plateau en verre de la table basse s'était brisé sous son poids. Ma mère l'a conduit aux urgences et, à son retour, j'avais nettoyé tout le sang.

Un peu d'hémoglobine, c'est à peu près ce que m'avait coûté ma dernière crise. 

Et 28 euros non remboursés par la sécurité sociale. J'avais acheté en pharmacie un de ces autotests en kit à monter soi-même. Prélever une goutte de sang dans votre pouce, disait la notice, mettre le sang en présence du réactif, puis attendre quinze minutes. Deux traits sur la bandelette de papier signifient : positif au virus. Un seul trait : pas de VIH. Mon test n'affichait qu'un seul trait. Le soulagement a duré le temps d'une cigarette, puis j'ai pensé :

« Et si c'était un faux négatif ? »

C'est cela que j'appelle une crise.

Cette fois, c'est la gorge.

Hier, j'avais tenté de trouver une consultation ORL à l'hôpital, près de chez moi. J'avais merdé au téléphone :

« C'est pour une urgence ?

– Oui ! Des Apaches chassent le bison au tomahawk au fond de ma gorge, aidez-moi !

– Je peux vous proposer le 17 juillet, à huit heures trente. Ça vous va ?

- Dans trois mois ? Vous plaisantez, Mademoiselle ? Savez-vous ce qu'est capable de faire une tribu d'apache dans la gorge de quelqu'un qui a beaucoup trop bu et fumé ? »

C'est Yves qui a raccourci le délai d'attente.  Mon meilleur ami, le voisin de Julie. Il est chirurgien du cerveau à l'hôpital départemental de la Roche-sur-Yon. Yves m'a obtenu une consultation auprès d'un confrère spécialiste ORL qui ne m'obligeait pas à attendre trois mois. Mais il faut prendre le train mardi à onze heures vers la Roche-sur-Yon, m'a-t-il dit. Le rendez-vous est à quatorze heures.

« Ne rate pas le train et ne t'inquiète pas, le docteur Juliard, c'est un bon. »

Même à dos de chameau, j'irais, j'ai répondu

Yves connait bien mes crises. L'été dernier,  pour les vacances, nous avions séjourné ensemble, en compagnie de Christophe et Sophie, dans une villa de location à Séville. Autour de la piscine, je m'enfilais des biscuits Oréo trempés dans du café soluble, et déjà ça me faisait un peu mal. Dans le fond de la gorge, en bas, à droite.

Coïncidence où non, c'est ce jour-là, après notre visite des jardins de l'Alcazar que Yves avait voulu essayer. Sa toute première cigarette.

«  Tu vas rire, j'ai adoré ça, a-t-il conclu après avoir jeté son mégot.

- Idiot, j'avais répondu.

– Allons, la vie est une farce, mon vieux. Trois petits tours et puis s'en vont. Ne prends que le positif et laisse le reste.

–  Faux ! La vie est une carte de crédit à débit différé, Yves ! Tu jouis de la Super skunk, des Marlboro et des Camel. Tu chéris le Saint Chinian et le cunnilingus. Carpe diem à mort – oh, mon Dieu. Vingt ans plus tard, le cancérologue te sourit et te dit : cher monsieur, voici l'addition. »

C'est le genre de personne que je suis en période de crise.

Par chance, je ne suis pas allergique au gel hydro alcoolique, parce que actionner une poignée de porte avec le coude est tout un art.

Hyper-anxiété, mon psychiatre n'a que ce mot là à la bouche – obsession du contrôle, anticipation d'événements négatifs, vérifications répétées, ajoutez le temps passer à fumer et à boire du vin rouge et c'est ainsi que vous vous dites :

«  Merde, je n'ai plus le temps de faire les courses. »

Moi j'appelle ça une crise.

«  Même les hypocondriaques meurent, Docteur Freud. »

Et toc.

La bonne nouvelle ?

Je m'améliore : cette fois, je n'ai pas encore décidé entre le chêne et le hêtre pour le cercueil.

Mardi matin, le TGV pour la Roche-sur-Yon a vingt minutes de retard. A bord, le café du wagon-bar me fait l'effet d'une soupe d'abeilles aux orties – ça pique, ça gratte dans ma gorge. Le contrôleur avance dans le wagon et vérifie mon billet. Le grain beauté sur son cou affiche un contour suspect et irrégulier ; il est gros et d'aspect verruqueux, j'hésite à lui dire. Je palpe ma gorge, côté droit, le ganglion est toujours là. Gros, lui aussi. Gros et dur.

Pour le voyage – vous allez rire – j'ai emporté ce livre de Krishna Murti : Le sens du bonheur.

C'est mon genre d'humour.

La gare de la Roche-sur-Yon est petite. Ça n'a aucun intérêt pour vous, mais ça me détourne de l'idée de ma gorge rongée par le cancer pendant que j'attends mon ami toubib.

« Comment tu te sens ? T'as la trouille ?  Me demande-Yves à son arrivée à la gare. Je connais une pizzeria pas loin. Ensuite, je te conduirai à l'hôpital pour ta consultation avec Juliard. Ça te va ? »

Je pointe ma gorge du doigt et je réponds :

« Et un restaurant spécialisé dans la soupe, ça ne te dirait pas mieux ? »

A la pizzeria, nous commandons deux Regina et une carafe d'eau, puis nous parlons des inédits des Beatles que j'ai déniché sur You tube. J'annonce à mon ami ma prise de poids - quatre kilos suite à mon arrêt du tabac. Il détaille ma silhouette derrière ses lorgnons de toubib et dit :

« Ça ne se voit pas. Où tu les as mis ? »

Je réponds :

«  Ça peut peser jusqu'à combien une tumeur ? »

Un à côté anecdotique de cette histoire est que j'avais côtoyé le cancer de près. Il y a quelque temps, j'étais sorti avec Stéphanie, une jeune femme en rémission d'une leucémie. Elle en était à son sixième mois d'attente, le dernier ; les prochains examens devaient confirmer si la greffe de moelle osseuse avait fonctionné. Notre consommation d'alcool nous rapprochait. Mais, après chaque tournée de Cuba libre, je ne pouvais m'empêcher de penser : ça ne l'inquiète pas de boire comme un polonais et de fumer comme un pompier avec ça dans son sang ?

Pour un hypocondriaque, trainer avec des gens malades – vraiment malade – c'est un peu comme avoir un meilleur ami très laid : vous paraissez beau par contraste.

Plus tard, dans l'intimité, j'avais interrogé Stéphanie sur les petits papillons tatoués un peu partout sur son corps.

« C'est pour masquer les cicatrices là où ils ont ponctionné mes ganglions lymphatiques. Sauf, ces deux-là : je les ai fait tatouer pour mes deux enfants. »

Avec la leucémie votre taux de globules blancs est trop bas. Et donc un rhume ou une coupure au doigt vous conduit à l'hôpital pour quinze jours. Vous avez droit à un super shoot d'antibiotique. Un matin, Stéphanie était entrée d'urgence à l'hôpital. Une bactérie quelconque s'était fichée dans sa gorge et le thermomètre n'affichait pas loin de quarante au réveil. Je me souviens l'avoir eu au téléphone, sa voix ressemblait à une chanson de Barry White :

« A ton avis, cette merde dans ma gorge, c'est à cause des nouilles à la thaïlandaise que je t'ai cuisiné hier soir ou de la fellation que je t'ai fais ensuite ? »

C'était la jeune femme la plus drôle et la plus optimiste que j'ai jamais rencontré. Elle aurait pu mourir, elle, mais moi, suite à ce coup de fil, je me suis simplement demandé : ai-je vraiment un problème avec ma queue ?

Le plus difficile est d'admettre que le seul organe qui dysfonctionne chez moi, c'est le cerveau. Les livres comme Le sens du bonheur de Krishna Murti - philosophie orientale et tout le tremblement - aggravent le constat : j'ai tout faux concernant à peu près tout dans ma manière d'appréhender le réel. A la lecture du livre, ma brillante intelligence occidentale, de petit con surdiplômé et gavé de protéines animales, se change en dessin d'enfant simpliste, jaloux et méchant, protégé par un rottweiler zombie mordant à la moindre tentative de lucidité de ma part.

« La maladie. Ma chère maladie que serais-je sans toi ? » disait Le Malade imaginaire de Molière.

Ou plus récemment dans le livre Fight club :

« La philosophie de la vie selon Maria, elle me l'a dit, est qu'elle peut mourir à tout instant. La tragédie de sa vie, c'est qu'elle ne meurt pas. »

Il parait que la méditation de pleine conscience fonctionne sur ce genre de phobie, me dit Yves. Il prétend qu'il suffit de se détendre et de se concentrer sur sa respiration.

Faire le vide.

Inspirer.

Expirer.

Visualiser ses pensées négatives comme des nuages qui passent.

Ne t'y attarde pas.

Une autre méthode qui fonctionne selon mon ami : s'imaginer allongé sur le sable d'une ile déserte.

Tu es sur une ile.

Le pacifique sud.

Les Fidji.

Trois mutations particulières et simultanées du génome d'une seule cellule suffisent pour déclencher un cancer.

Respire.

Le ciel est bleu.

Tu es un oiseau.

Nous quittons la pizzeria et j'ai toujours autant la trouille.

« Tu connais le comble de l'hypocondrie ? demande mon ami au volant de sa Xantia, en route vers l'hôpital et ma consultation ORL. C'est de refuser de prendre les médicaments pour traiter sa maladie imaginaire, de crainte de contracter tous les effets indésirables détaillés sur la notice. »

La pizza me reste sur l'estomac. Mon ami se gare sur le parking de l'hôpital départemental, verrouille la voiture, et moi je m'oriente vers la pancarte indiquant « entrée des urgences ». Comme les marins suivaient l'étoile polaire autrefois. Yves m'attrape par le bras en riant et dit :

« Hé ! Y'a écrit URGENCES sur ce panneau. Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, Philippe ? »

Nous suivons le fléchage « Accueil de l'hôpital » jusqu'à l'entrée principale. A l'extérieur, devant les porte-guillotines automatiques, c'est toujours le même spectacle : des gens avec des tuyaux dans le nez, maigres comme des cintres, creusant un peu plus l'écart avec la guérison en fumant clope sur clope.

Je hais les hôpitaux pour cela : ce relent de bocal de cornichons qui plane un peu partout – le vinaigre masque les odeurs d'urine ou de vomi, me confie mon ami. Deuxième bémol : l'hôpital donne une mauvaise image de la vieillesse. Ils sont là, le teint crayeux, à attendre leur coup de fauche. Ils happent l'air surchauffé par petites inspirations asthmatiques. Leurs dents immenses crèvent la maigreur des visages.

« Tu vois, tu n'as pas encore l'âge d'y passer », plaisante mon ami

Je tire le ticket 666B au distributeur automatique du guichet d'accueil des consultations. L'écran en hauteur affiche " 661B ". Je montre le ticket à mon ami et lui demande s'il faut voir un signe du destin dans le chiffre « 666 ».

« T'es con. »

Je réponds :

« C'est un amnésique qui dit : depuis que j'ai retrouvé la mémoire, je préfère oublier.

- Très drôle. J'ai une réunion dans cinq minutes. Envoie-moi un message après ta consultation. Bonne chance, Caliméro. »

C'est ma manière d'être sauvé, je crois.

L'instant où le médecin me dit : « vous n'avez rien de grave », doit ressembler à ce que ressentent les sauteurs à l'élastique après un saut. A ma façon, je saute du pont. Je saute pour me sentir vivant comme Krishna Murti le décrit dans Le sens du bonheur.

Instant présent et pureté.

Krishna est avec toi.

Maitre zen et poulet au curry.

Jusqu'à ma prochaine crise.

La secrétaire au guichet me demande l'ordonnance de mon médecin généraliste et m'indique le chemin à suivre vers – je l'espère – ma prochaine absolution. Par un long couloir blanc sale, je suis le marquage au sol vers la salle d'attente étiquetée « Attente Ornitholaryngologie et chirurgie du coup et de la face. »

La face ?

Les gros fumeurs et buveurs sont-ils à ce point répugnants qu'ils n'ont pas de visage ?

J'annonce mon arrivée à la secrétaire du bon docteur Juliard, puis j'attends assis sur un siège en plastique vert, mon smartphone à la main.

H moins dix minutes avant la consultation.

Sur Facebook un « ami » mange une glace Italienne à la fraise sur la plage de la Baule.

Un autre a manqué son train pour Paris.

Mon psy dit que les phobies naissent des cicatrices du passé.

Tu es une montagne immuable.

Autour de toi défilent les nuages.

Rien ne te touche.

Dix minutes plus tard, le fauteuil d'examen ORL dans lequel m'assoit l'assistante du docteur est un cauchemar pour les lombaires - le dossier est à angle droit. Des dessins d'enfants punaisés sur un tableau en liège me font face, ils mentionnent tous : merci, Docteur Juliard. J'attends.  Par la porte ouverte de la salle d'examen, j'entends le bon docteur, mon exorciste à moi, bavarder dans le couloir avec un patient. Le patient a la voix caractéristique de ceux à qui on a ôté les cordes vocales – le son que l'on ferait en se gargarisant avec du gravier :

«  GlaRoCrOGGGRLARGL ?

– Oui, c'est ça, on se revoit dans deux mois, monsieur Bioux. »

Respire.

Ce qui a sauvé mon frère d'une défiguration, c'est la marche à quatre pattes. Ses petites mains de bébé couvraient ses yeux bleus lorsqu'il est monté sur le plateau en verre de la table basse du salon. Les cicatrices sur ses doigts sont presque invisibles aujourd'hui. Celle sur son front fait comme un tatouage de lait pas plus large que ça. Stéphanie avait des papillons tatoués sur les siennes.

Derrière les carreaux de l'unique fenêtre de la salle d'examen, des nuages noirs s'amoncellent au ciel.

" Bonjour, qu'est ce qui vous amène, monsieur ? "

La vie, docteur, la vie.

" Voyons ça. "

Le bon docteur Juliard enfonce le nasofibroscope dans ma narine droite, vers ma gorge. Mes cordes vocales. Le sinus pyriforme. Spéléologie de l'oropharynx. Je fais « héééééé », « haaaaaa », je tire la langue et déglutit sur commande.

Et une question me vient : peut-on tatouer des papillons sur les cicatrices du cœur ?

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