le singe dissident

jo-ann-chrolis

LE SINGE DISSIDENT

(…) Il me faut éclaircir les circonstances de ce qui s’est passé ce soir là. Vers 2h27, j’ai été réveillé par un bruit provenant de la rue. Vous ne le savez pas, mais j’habite dans une voie sans issue. Seuls les riverains y garent leur voiture et encore, sachant qu’un parking éclairé toute la nuit vient d’être construit, tout le monde préfère mettre son véhicule sous les trente deux lampadaires et ainsi éviter tout risque de vol.

Voir une voiture stationner en bas de chez moi est donc plus qu’improbable.

C’est pour cette raison qu’à 2h27, ne trouvant pas le sommeil, je suis allé me poster à ma fenêtre de chambre dès que j’ai entendu le moteur tourner.

La voiture était un vieux modèle, une sorte de Cadillac vert sombre ou bleu marine, mais la couleur exacte reste à déterminer. On avait laissé le moteur tourner.  La portière conducteur était ouverte et un homme était appuyé contre le flanc droit de la voiture, à fumer une cigarette en regardant ma fenêtre.

Nous sommes restés quelques instants à nous observer et l’homme qui était vêtu d’un complet noir a soulevé son chapeau de quelques centimètres - une sorte de borsalino - pour me saluer.

Puis il s’est écarté de la portière qu’il a ouverte et un singe en est descendu, je crois que c’était un orang-outan, mais je suis sûr qu’il ne s’agissait pas en tous cas d’un chimpanzé ou d’un gorille.

Son pelage était d’un orange brun très doux. La lumière du perron de mes voisins reste allumée en permanence en raison d’un disfonctionnement électrique et ma portion de rue est la seule qui bénéficie de lumière.  J’ai vu le singe grimacer. Je dis grimacer parce que je n’y connais rien en singe, d’ailleurs, je crois que quand il s’agit d’un orang-outan, il faut dire primate, mais peut être que les gens dont c’est le métier diraient qu’il souriait.

C’est bien possible en y réfléchissant, mais je préfère vous restituer exactement les choses telles qu’elles se sont produites cette nuit là ou tout au moins telles que je les ai ressenties.

L’homme s’est penché à l’intérieur de l’habitacle de la voiture et a sorti une bouteille que je pense être de la bière. Il l’a décapsulée en tournant le bouchon et l’a donnée au primate.

Celui ci l’a prise avec beaucoup de dextérité et je me souviens avoir pensé que le pouce préhensile était quand même la plus grande évolution dans le développement de l’homme, puis j’ai réalisé que je pensais ça en voyant un orang-outan et ça m’a mis mal à l’aise, mais je ne sais pas pourquoi. Il a porté la bouteille à sa bouche (à sa gueule ?) et a bu à long trait en regardant du côté de ma maison. L’homme a ôté son chapeau pour nettoyer le ruban avec la manche de son costume et c’est là que j’ai remarqué qu’il lui manquait une partie du crâne, juste sur le dessus, comme si un monstre géant avait creusé avec une cuillère à soupe.

Il ne semblait pas indisposé le moins du monde et a remis son couvre chef comme si de rien n’était, quelques secondes plus tard.

Le singe a jeté la bouteille vide à l’intérieur de la voiture, a regardé dans ma direction, a levé son long bras mince et orange et m’a salué, toujours en souriant, en me faisant le V de la victoire.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai répondu à ce signe et je les ai vus rire, tous les deux. L’homme a même sorti un mouchoir blanc de sa poche pour s’essuyer les yeux et à la lumière du porche de mes voisins, je crois pouvoir affirmer que les grandes taches qui recouvraient le tissu étaient du sang.

Puis l’animal et l’homme sont remontés en voiture, l’humain ouvrant galamment la portière au primate et je suis sûr d’avoir vu l’animal mettre sa ceinture de sécurité.

La Cadillac a ensuite remonté l’allée en marche arrière et il n’y eut plus aucun bruit.

Je pensais ne pas pouvoir dormir, mais sitôt ma tête posée sur l’oreiller, je me suis endormi du sommeil du juste jusqu’à neuf heures, ce qui est très inhabituel, chez moi.

Au supermarché, quand je suis allé m’acheter de quoi me faire un sandwich, je les ai vus au rayon des surgelés. L’orang-outan était penché dans le bac et je ne voyais que ses fesses et ses pattes de derrière qui s’agrippaient au rebord. L’homme était appuyé comme la veille, fumant une cigarette et je me suis étonné que personne ne lui demande de l’éteindre alors que nous nous trouvions dans un endroit public. Mais les gens passaient, prenaient des blocs de glace à la vanille et de pistache sans leur prêter la moindre attention.

Je me suis dit que j’étais réellement un homme bien moderne pour m’offusquer plus de la fumée que de la présence d’un animal sauvage livré à lui même dans une grande surface… cela m’a fait sourire.

L’animal est ressorti du bac avec un pot de glace de marque qu’il ouvert, a enlevé l’opercule de plastique et a plongé les doigts pour les porter à sa bouche, se régalant de la crème glacée. Il a repris de la glace et avant de la manger, en a proposé à son compagnon humain en le portant à hauteur de ses yeux avec une mimique des plus prononcées.

L’homme a écrasé son mégot contre le bac réfrigéré et le singe a mis son index dans sa bouche dans un geste si naturel, que l’on devinait que ce n’était pas la première fois qu’il le nourrissait.

Puis il a essuyé les commissures de ses lèvres, avec tendresse, comme une mère le ferait avec son petit.

L’homme a soudain porté la main à sa bouche avec une grimace de douleur, a regardé sa paume et en a jeté le contenu dans le bac à glace puis, ils se sont dirigés tous deux vers la sortie.

Très intrigué, j’ai laissé mon chariot près des bouteilles d’eau en promotion et me suis approché du rayon.

Le pot était là, entamé, les traces de doigts de l’orang-outan dessinant des cratères à la surface et au dessus d’une rangée, sur un couvercle verglacé, j’ai vu une dent humaine ensanglantée.

Horrifié, j’ai relevé la tête vers les caisses, mais bien sûr, les deux compères avaient disparu.

J’ai repris mon chariot et me suis empressé de gagner les caisses pour parler de cette étrange vision.

La caissière, quand je lui parlai du primate eut une grimace de dégoût et m’affirma qu’elle ne les avait pas vus.

« Ils sont passés ici ? s’enquit-elle, en regardant vers les portes automatiques.

-          Juste à côté de vous, à la caisse sans achat, vous ne pouvez pas les avoir manqués !

-          Je n’ai rien vu, s’excusa t-elle, en haussant les épaules. » Puis je lui parlai de la glace entamée et de la dent. Cette fois, elle me considéra un moment, grave et pâle et appela dans un micro un certain Anthony qui arriva quelques secondes plus tard.

Il avait le visage grêlé d’une ancienne acné mal soignée et un très beau sourire. Il m’invita à le suivre et l’hôtesse de caisse mit mes effets de côté pour que le client suivant puisse passer.

Je suivis donc Anthony jusqu’au rayon réfrigéré en lui racontant mon histoire et il me demanda où cette scène s’était déroulée exactement.

« C’était là, fis je en désignant la pancarte qui avertissait les clients que la glace à l’eau en forme d’éléphant était en promotion : L’homme se tenait là et le singe a entamé un pot de glace.

Il se pencha avec hésitation dans le bac et se retourna vers moi, les sourcils froncés :

« Il n’y a rien, Monsieur, tous les pots sont intacts. » Je me penchai à mon tour, interloqué et en effet, tous les pots étaient impeccablement rangés en tas, les parfums bien séparés, juste en dessous de leur prix respectif.

-          Vous êtes sûr que c’était bien là ? interrogea t-il

-          Evidemment que je suis sûr ! m’insurgeai-je

-          Je ne sais pas quoi vous dire…

-          Il y avait un singe, un orang-outan

-          Ah, oui, ces singes oranges…

-          C’est ça, et il y avait cet homme également, habillé comme dans les années trente et le singe a entamé un pot de glace à la vanille et l’homme a ensuite perdu une dent qu’il a jetée dans le bac

-          Une dent ? répéta Anthony lentement en décomposant chaque syllabe comme si cela lui permettait de mieux comprendre.

-          Oui, je suppose qu’il n’a pas supporté le contact du froid quand le singe lui a mis la glace dans la bouche.

-          Bien sûr. » Anthony me regardait perplexe, décidé néanmoins à être d’accord avec moi au cas où j’aurais été un terroriste ou un fou furieux.

-          Y a t-il une possibilité pour que quelqu’un d’autre que vous ait vu cette dent et ce pot entamé et ait décidé de les mettre à la poubelle pour ne pas effrayer la clientèle ? » demandai-je calmement.

Ma question relevant d’une certaine logique, il hocha la tête et appela sa collègue qui déballait d’autres produits froids, armée de mitaines rouges tricotées main, avec des dessins de sapins bleu marine. Elle se frotta le nez d’un revers de manche et je vis que celle ci avait maintenant une longue trace humide peu appétissante. Quand Anthony lui expliqua l’affaire, elle l’écouta attentivement et sourit, comme si elle croyait qu’il s’agissait d’une blague, puis elle me vit attendre, sérieux comme un pape et répondit qu’elle ne s’était occupée de rien ce matin, mis à part décharger les palettes de produits congelés.

J’en avais assez, je les remerciai froidement et m’éloignai pour payer mes achats. La caissière avait apparemment suivi l’histoire de loin et accepta ma carte de paiement avec réticence, comme si elle était soudain contaminée par je ne sais quel Anthrax.

Arrivé chez moi, je voulus sortir ma clé d’appartement de ma poche et y trouvai la dent, avec le sang qui commençait à coaguler.

A l’intérieur, tout semblait normal, pourtant, je sentis que ça ne l’était pas.

En regardant de plus près, je m’aperçus que mes dossiers, dans mon bureau avaient été déplacés.

Je jetai un coup d’œil effrayé vers la fenêtre, mais elle était fermée.

A l’étage, ma chambre était ouverte depuis le matin. Peut être qu’ils étaient passés par là. Cela devait être facile pour un singe de grimper le long d’une gouttière et de s’introduire par une fenêtre à guillotine. L’angoisse m’étreignit le cœur. Les jambes faibles, je me laissai tomber sur le lit : que me voulaient ils ?

Je tentai de me souvenir des traits de l’homme aperçus à la sauvette la nuit précédente et de loin dans le supermarché. Le connaissais-je ?

Il me semblait que non.

Dans mon bureau, je reconstituai mes dossiers, feuillet par feuillet pour voir s’il manquait des informations. J’ai conscience de l’importance que peuvent revêtir ces documents et quelles retombées néfastes cela pourrait avoir pour notre pays. Je puis pourtant vous affirmer que rien ne manquait ; cependant, vous comme moi, savons comme il est facile de photocopier des documents avec des appareils de poche.

Est ce donc à cela que sert l’orang-outan ? A pénétrer dans les habitations pour ouvrir de l’intérieur et ne laisser que des empreintes forcément inexploitables ?

L’homme au complet n’aurait plus qu’à entrer, et à photocopier les dossiers intéressants.

Bien sûr, ils ne passent pas inaperçus, mais que peut on penser d’un homme vêtu d’un costume des années trente accompagné d’un singe de cette taille sinon que ce sont des artistes, des saltimbanques sortis pour un instant de l’univers du cirque ?

C’est là, leur très grande force, de passer inaperçus en étant si voyants.

A ranger mes dossiers et à vérifier mes portes et mes fenêtres, bientôt le jour a décliné.

J’ai fait cuire mon poulet et j’ai croqué dans une cuisse en regardant par ma fenêtre de chambre.

Les voisins sont sortis pour mettre leurs poubelles dans les grands containers et j’ai vu que la femme en levant la tête m’a aperçu et elle a sursauté.

Cela fait toujours peur de voir quelqu’un derrière une vitre à l’étage, instantanément, on associe cette vision aux fantômes.

Je lui ai fait un signe de la main et un sourire pour la rassurer et elle a fait le geste de la victoire, l’index et le majeur bien écartés.

J’ai sursauté à mon tour et les ai regardés regagner leur habitation et la lumière de leur porche a commencé à éclairer la rue.

A minuit et quart, la Cadillac s’est engagée dans la rue et a stoppé devant chez moi. De nouveau, l’homme au complet en est sorti, sans pourtant couper le moteur et je me suis dit que c’était pour fuir plus vite, en cas de poursuite. Il a ouvert la portière passager et le primate est descendu, monstrueux de souplesse et a lui même refermé la porte d’un mouvement si brusque que la voiture a tremblé.

Ils se sont adossés tous deux à la Cadillac, les deux maillons d’une même évolution, et ont levé la tête exactement en même temps pour me guetter à la fenêtre.

Je suis resté tétanisé, à les regarder comme ils me regardaient, le visage éclairé par la lumière et là, j’ai vu une chose tellement effrayante que vous comprendrez le caractère urgent de ma lettre.

L’homme a, comme la nuit précédente soulevé son chapeau pour le lustrer contre sa manche, révélant son crâne défoncé.

Le singe, sans le regarder, a étendu le bras et a puisé dans sa tête, retirant de la matière grisâtre qu’il a délicatement portée à sa bouche, comme un mets délicat. L’homme n’a pas résisté, au contraire, il a même fléchi les genoux pour permettre à son compagnon de se sustenter à sa guise.

Comme dans le supermarché, le singe s’est resservi, en proposant à l’homme une bouchée qu’il a acceptée, mangeant ainsi sa propre cervelle.

Pendant ce temps, je tournais machinalement la dent pétrie de sang entre deux doigts, anéanti de terreur.

Tous deux, ressassant le même modus operandi sont remontés en voiture et ont quitté la rue.

Je ne sais pas encore quel est leur but réel en me torturant ainsi. Je sais simplement qu’ils se permettent d’apparaître au grand jour et ne laissent aucune trace de leur passage. Finalement, ils auraient pu laisser le pot de glace dans le bac, on n’aurait trouvé que les empreintes de l’orang-outan dessus et cela n’aurait pas mené loin. Quand à la dent… je ne sais pas comment elle est arrivée dans ma poche. Je ne sais pas comment ils ont fait pour m’approcher à mon insu et mettre cette chose ensanglantée sans que je m’en aperçoive.

D’ailleurs, j’ai l’ADN de cet homme sur la dent !

 Même si elle n’a plus sa racine, il y a assez de sang pour permettre de l’identifier.

Je baisse les yeux et je m’aperçois que c’est un petit caillou que je fais tourner entre mes doigts, ce caillou si rond et lisse qu’on dirait une bille de gosse et qu’un ami peintre m’a donné à sa mort.

Je fouille et retourne l’intérieur de mes poches pour y retrouver une quelconque trace de sang, mais mon pantalon est propre, mes poches contiennent uniquement mon ticket de caisse du supermarché et deux pièces de monnaie.

Allongé dans mon lit, les bras repliés sous la tête, j’ai pensé et repensé à tout cela.

J’en suis arrivé à la conclusion suivante : ce n’est pas l’homme qui dirige. Comment le pourrait il d’ailleurs, il lui manque la moitié de la cervelle. Je crois que c’est le singe qui commande, ayant pris le contrôle comme dans ce film que je regardais étant enfant, dans lequel les hommes étaient réduits à l’état de bête et étaient devenus des esclaves.

D’ailleurs, quand je revois chaque scène, c’est lui à qui on ouvrait la portière, à qui on ouvrait les bouteilles, lui dont on surveillait les arrières, pour qu’il ne lui arrive rien ; comme le ferait n’importe quel garde du corps, l’homme qui sert de repas à l’animal, recevant quelquefois les miettes d’un repas sauvage.

L’orang-outan possède la force musculaire de trois hommes forts, il est intelligent, habitué à la nature hostile.

Je crois qu’il est l’ennemi le plus terrible que nous ayons jamais eu à affronter. Mais nous serons prêts.

C’est pourquoi, Mon Colonel, je demande ma réintégration immédiate. Je peux désormais reprendre mon poste, je suis guéri.

                                                                                  20 juillet 2007

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