Le sourire

tchaolyn

Il est de ces voyages préparés des mois, voire des années à l'avance, et d'autres impromptus, impulsifs et inopinés, plus rares. 

Qui n'a jamais rêvé de se lever et de partir, comme ça. Et puis le rêve se dissipe, la pression de la bienséance reprend ses droits, la peur, le devoir alourdissent le corps qui, quelques minutes, s'est cru léger et libre. 

Pourtant, un jour, ça m'est arrivé. 

J'étais assise à mon bureau, avec en écho, les paroles que je venais de prononcer pour la énième fois. Résonnait encore un timbre que je détestais, aigri, acerbe, ma propre voix. J'étais devenue cette personne-là. Je posai mon stylo, les mains à plat sur la pile de papiers impeccablement rangés devant moi et mes yeux cherchèrent refuge par la fenêtre. Je sentais un drôle de sourire placardé sur mon visage, le sourire de la détresse qui ne veut pas dire son nom. 

A travers les baies vitrées, les nuages filaient. Je ne pouvais plus bouger. Leur course contrastaient avec mon immobilisme et accentuaient mon dégoût et mon insignifiance. Et puis c'est devenu une évidence, une chose en moi, calme et déterminée, s'est dit que ça ne pouvait plus durer. C'était aussi simple que cela. J'ai pris mon sac, éteint consciencieusement les lumières, fermé la porte à clé et je suis partie. 

Je travaillais à cette époque près du port. J'étais familère des paquebots, mais jjamais je n'étais montée à bord d'aucun d'eux. Je m'approchai du guichet alors qu'une sirène de départ retentissait. L'homme me dit dépêchez-vous, l'embarquement est presque terminé. Je lui tendis ma carte bleue et empochai un billet. Je n'avais eu ni le temps, ni le désir de choisir ma destination. 

Une fois sur le pont, je regardai la ville s'éloigner. J'avais toujours mon drôle de sourire collé aux lèvres, mais il me semblait changer de nature. J'assistai au coucher du soleil, à la montée des étoiles, allongée sur un tas de cordages, puis je m'endormis. 

Lorsque je m'éveillai, le bateau était immobile et presque vide. La lumière, la mer, les voix qui s'interpelaient, les couleurs des maisons, tout me gonflait le coeur. J'étais envahie d'une joie et d'un bien-être qui m'avaient désertée depuis longtemps et me laissai béate. Je jetai enfin un oeil à mon billet : Cagliari. La terre de mes ancêtres. Depuis trois générations, j'étais la première à y poser de nouveau le pied. 

Des heures durant, j'arpentais la ville, m'émerveillant de tout, à commencer par ce sentiment d'appartenance qui m'était jusqu'alors inconnu. J' étais sidérée. Je m'aperçus que je ne m'étais jamais vraiment sentie chez moi nulle part, sans en souffrir, c'était la vie qui était comme ça, un point c'est tout. Et voilà qu'à peine débarquée, cette certitude d'être à la maison m'habitait tout entière. On me parlait en italien, on me souriait, me demandait le chemin. J'étais des leurs. 

Je restai en Sardaigne une semaine. Partout ce doux miracle se produisait. C'est difficile à croire, mais je savais enfin qui j'étais, je comprenais beaucoup de choses sur moi, des pièces s'emboîtaient enfin, sans effort. 

Un matin, je repensai à "là-bas", à ceux que j'aimais, avec une toute petite pointe de remords. Je n'avais donné aucune nouvelle. Il fallait que je rentre. 

Je repartis les larmes aux yeux, la poitrine serrée, avec la Sardaigne dans le coeur, pour toujours. Je savais que je reviendrais. 

A mon retour, je retrouvai les miens, retournai un temps au travail. ne répondis pas aux questions. Mais leur soulagement à me revoir stoppa leurs paroles de reproche. Et surtout ce sourire, le sourire que j'opposai à leurs visages anxieux et interrogatifs était tel, qu'ils comprirent à quel point cette mystèrieuse absence m'avait été vitale. 

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