Le Spectateur.

Nathan Noirh

Une approche assez personnelle sur la moralité de regarder plutôt que de faire.

J'ai un vice assez particulier, j'aime regarder certaines choses. La passivité et la patience qui m'animent depuis longtemps, ont fusionné dans un rôle exaltant et, je dois l'avouer, assez malsain. Je n'ai pas de pensées immorales comme certains pourraient mal l'interpréter, comme un voyeur déguisé dans l'ombre, scrutant les fenêtres des voisins, ou encore l'aspect morbide et inévitable de certains faits humains, comme la mort, la souffrance, la copulation public ou autre. Mon intérêt n'est pas dans ce genre de spectacle. Je ne sais pas exactement comment l'expliquer, mais mon développement de l'observation perpétuel, m'amène à regarder les autres, à regarder tout ce qui se passe sous mes yeux, à imaginer différentes situations qui résulteraient de l'action présente, et à faire des probabilités de résultat. J'aime calculer, parfois sans forme d'algébrisme particulière, les différents scénarios d'une scène qui se déroule devant moi. Ma confession je le pressens, risque de vous déranger, parce que je ne suis pas encore entré dans les détails.

 

Tout d'abord, un rapide point de calibrage quant au vocabulaire présent et à venir. Mon passe-temps n'est pas illicite, répréhensible sur le point de vue légal, mais peut cependant porter confusion sur l'aspect moral. Nous le savons, la moralité n'est parfois pas en résonance avec la légalité, ce que nous pouvons traduire par « Avoir le droit de le faire, ne doit pas dire que nous devrions le faire ». L'échelle de la moralité trouve communément sa place sur une grande ligne entre deux points assez enfantins mais nécessaire : le bien et le mal. Si le système judiciaire tend à fixer les règles de la société, la moralité en revanche, trouve son écho dans l'appréciation du contexte/fait. Entre autre, ce que je trouve moralement inacceptable, ne l'est pas forcément pour un autre. Cela s'explique naturellement par la duplicité des expériences de chacun, même si nous avons toujours la possibilité de nous appuyer sur un groupe de valeurs communes. Exemple : « ce n'est pas bien de mentir, mais parfois cela peut protéger quelqu'un ou éviter un problème n'ayant pas nécessité à être exposé ». À chacun donc d'apprécier ou non la légitimité morale de mentir en fonction du contexte. Maintenant, j'aimerai vous parler de mon passe-temps moralement discutable.

 

J'ai développé, depuis que je suis enfant, une certaine appétence pour l'observation. J'aime regarder les autres, leurs gestes, leurs regards, leurs « pensées » secrètes traduites malgré eux, au travers de leur langage du corps. Mon évolution en tant qu'homme m'a toujours mené sur le chemin de l'inaction, de la photographie mentale de l'instant présent, au lieu de souhaiter « participer ». Un événement quelconque dans un lieu public, une soirée entre amis, une manifestation collective, tels sont mes spectacles de prédilection. Concrètement, tout rassemblement de personnes ne nécessitant pas directement mon implication. Il est vrai qu'une soirée entre amis par exemple, suscite une certaine implication, que ce soit des gestes ou des paroles, comme pour confirmer notre présence. Mais comme certains le savent, il existe aussi quelques moments plus propices à l'observation qu'à l'action. J'aime profondément feindre ma présence parmi eux, en arborant un regard et un sourire d'écoute, pour me concentrer sur mon côté spectateur. Les actions de ceux qui m'entourent à ce moment là, deviennent alors comme un tableau mental, comme une analyse de chaque geste et parole, qui trouvent une cohérence dans leur cheminement logique. Une question posée entraine une réponse, un verre vide tendu vers une personne l'incite alors à le remplir, un sourire adressé discrètement entraine un autre sourire, ou une gêne, ou un détournement du regard, ou d'autres actions. Parfois, une personne pose une question, entrainant une discussion, me permettant alors d'anticiper la réaction ou la réponse à venir d'un des acteurs de cette discussion. Parfois, une fenêtre s'ouvre avec le vent, positionnant le châssis au-dessus de la tête d'une personne assise. Elle s'agite sur place, probablement prise d'une envie quelconque, l'obligeant alors à vouloir se déplacer, et indubitablement à se lever. C'est à ce moment précis que je suis saisi du syndrome de Schrödinger (l'expérience scientifique portant sur un chat placé dans une boîte avec un dispositif mortel, qui suscite la problématique suivante : « tant que la boîte n'est pas ouverte et l'état constaté, le chat est scientifiquement vivant et mort à la fois »). Ce syndrome m'oblige alors à me poser la question suivante : si j'interviens, la personne risque d'éviter la fenêtre au-dessus de sa tête, évitant ainsi une blessure ou une certaine douleur, mais si je n'interviens pas, va-t-il se passer la même chose que ce que j'ai anticipé ? Voici ma vraie problématique morale. Intervenir pour empêcher l'incident, qui je le rappelle, ne se produit que dans ma tête, ou laisser faire pour avoir la satisfaction que ma prédiction était bonne ? Au premier abord, cela semble inconcevable de laisser quelqu'un se blesser si l'on a la certitude que blessure il va y avoir. Nous pouvons même considérer cela comme de la non-assistance à personne en vue d'être en danger. Au fil des années, j'ai bien sûr tâché d'identifier à l'avance si effectivement ma non-intervention risque d'avoir une conséquence négative, auquel cas je m'efforce toujours de prévenir. Mais je suis tout de même parcouru d'insatisfaction purement égoïste à ce moment là, comme si je ne saurais jamais vraiment si j'ai pu anticiper le modèle des évènements qui se déroulait devant moi. Ces moments d'observation et d'inaction sont pour moi l'occasion de développer cette capacité à prévoir les choses, à imaginer les différentes possibilités d'une scène et son déroulement. Ne serait-ce pas le début d'un développement de prémonition ? N'est pas cela la définition même de la voyance ? Pouvoir voir, anticiper, prévoir ce qui va arriver ? Mes « expériences » toujours plus nombreuses confirment souvent mes prédictions, parfois non. Une variable, une autre donnée que je n'avais pas prise en compte advient et change le déroulement que j'avais en tête. Et c'est assez frustrant.

 

Malgré tout, je ne suis pas tout à fait honnête. Si j'aspire à ce temps de silence et d'observation, ce n'est pas que pour l'expérience scientifique et pour la satisfaction personnelle et enfantine de prouver que j'ai raison. D'un naturel sociable et communicatif, j'aime être au centre de l'attention parfois entre le récit d'une histoire ou l'occasion d'amuser les autres. Mais j'aime aussi être celui qui écoute le silence ou le bruit, entendre quelques éclats de rire dans la nuit et le jour, au loin comme autour de moi, et apprécier cet ensemble mélodieux, cette symphonie du moment, cette musique du réconfort et de la nostalgie. C'est rassurant, satisfaisant. Mon cœur balance à souhait entre mes deux passe-temps parfois discutable, mais toujours révélateur d'une vérité à prendre : l'apaisement du spectateur. Prendre plaisir à regarder et écouter, sans avoir besoin d'intervenir. Est-ce que je le fais pour ne pas déranger d'une quelconque manière le spectacle qui se déroule ? Est-ce par besoin de satisfaction personnel ? Pour comprendre ceux qui m'entourent ? Pour donner du sens aux mots et aux gestes ? Ou pour célébrer le moment, comme un modeste hommage rendu à ceux qui en sont acteurs ? Qu'il y a-t-il de beau en cela ? Je n'ai pas encore de réponse à cela. Mais celle de Tom Schulman me convient pour l'instant : « Que tu es ici, que la vie existe, et l'identité. Que le prodigieux spectacle continue et tu peux y apporter ta rime. Que le prodigieux spectacle continue et tu peux y apporter ta rime. »



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